La Tunisie est l’un des pays africains qui a connu le déclin le plus rapide de la gouvernance démocratique depuis son dernier cycle électoral, rivalisant avec les coups d’État militaires contre les gouvernements démocratiques en Afrique de l’Ouest. La dissolution du Parlement par le président Kaïs Saïed en 2021, suivie d’une gouvernance par décret présidentiel, peut en fait être décrite comme un autocoup d’État (le démantèlement des institutions démocratiques par un dirigeant élu).
Lors de sa candidature en 2019, l’ancien juriste et chercheur s’était présenté comme un candidat indépendant, non affilié à un parti politique. Saïed l’avait emporté au second tour, ce qui lui avait conféré une légitimité et démontré la maturité croissante de la démocratie tunisienne, tout en facilitant une transition ininterrompue du pouvoir du parti Nidaa Tounes.
Les tentatives de restauration de la démocratie seront au cœur des élections en Tunisie.
Puisqu’il s’était présenté en candidat indépendant, Saïed a été contraint de travailler avec un parlement contrôlé par les partis d’opposition. Ennahda, l’un des principaux acteurs de la réforme en Tunisie depuis l’éviction du dirigeant dictatorial Zine el Abidine Ben Ali en 201, avait remporté plus de sièges que n’importe quel autre parti. En tant que représentants élus par le peuple, ces partis parlementaires avaient également acquis la légitimité nécessaire pour diriger la nation.
De fait, la Constitution tunisienne de 2014 avait créé un système semi-présidentiel dans lequel le parlement élit le premier ministre, qui choisit ensuite les ministres et dirige le gouvernement. Le président est le chef de l’État. Cet accord était une réponse directe aux excès et à l’impunité de l’exécutif qui avaient caractérisé les 24 années de règne de Ben Ali.
Frustré par cet accord de partage du pouvoir, le 25 juillet 2021, Saïed déclare l’état d’urgence, déploie des chars d’assaut devant le Parlement et le suspend de ses fonctions. Il limoge aussi le Premier ministre Hichem Mechichi, prend le contrôle des fonctions du gouvernement et de l’État, en violation directe de la Constitution, et commence à gouverner par décret. En octobre 2021, Saïed nomme une nouvelle Première ministre, Najla Bouden, sans l’approbation du Parlement et responsable devant lui seul. Saïed a par la suite limogé Bouden et son successeur, soulignant la manière dont il concentre le pouvoir entre ses propres mains.
Depuis qu’il a suspendu le parlement, Saïed mène des attaques systématiques et continues contre toutes les institutions démocratiques tunisiennes acquises de hautes luttes. Son approche consiste apparemment à dissoudre toutes les institutions qui servent de contrepoids à son pouvoir.
Lorsqu’une majorité de députés convoque une réunion en ligne en mars 2022 (pendant le COVID) pour voter sur la légalité des mesures d’urgence de Saïed, ce dernier dissous officiellement le Parlement.
Reconnaissant que la Constitution était un obstacle à son style de gouvernance, Saïed la suspend en septembre 2021. Il supervise la rédaction d’une nouvelle constitution en 2022 qui recrée un système présidentiel unitaire, le président faisant office de chef d’État et du gouvernement. Estimant que les actions de Saïed illégales et illégitimes, les partis d’opposition boycottent le référendum constitutionnel, dont le taux de participation n’atteint que 31 %. Les élections législatives qui ont suivi, et que l’opposition a de nouveau boycottées, permettent à Saïed d’obtenir le parlement croupion qu’il recherchait.
En février 2022, Saïed dissous le Conseil supérieur de la magistrature et le remplacé par un organe qu’il nomme lui-même. En juin, il publie un décret permettant au président de révoquer et de nommer unilatéralement des magistrats, un pouvoir codifié par que la constitution controversée de 2022.
Avant le référendum constitutionnel, Saïed avait remplacé le comité exécutif de la respectée Haute autorité indépendante pour les élections. Le scrutin référendaire a ensuite été marqué par un manque de transparence, des erreurs de calcul et l’impossibilité pour les opposants au référendum de faire campagne librement.
Ne se sentant pas obligé de démontrer la transparence ou l’équité des prochaines élections, Saïed a déjà interdit aux observateurs électoraux internationaux de les surveiller.
Lorsque les médias, la société civile ou les chefs d’entreprise critiquent le gouvernement, ils sont accusés de « comploter contre la sécurité de l’État » ou d’être des « terroristes » et sont arrêtés. Saïed a ainsi politisé les acteurs de la sécurité de l’État qui exécutent effectivement son programme politique contre ses rivaux domestiques. Il renverse donc aussi une autre réforme clé de la période post-Ben Ali, à savoir la création d’une armée plus apolitique et plus professionnelle.
Kaïs Saïed mène des attaques systématiques et continues contre toutes les institutions démocratiques tunisiennes acquises de hautes luttes.
En novembre 2023, le Parlement de Saïed a présenté un projet de loi visant à restreindre sévèrement la société civile dans le but de limiter davantage l’espace démocratique.
Saïed s’est montré particulièrement dédaigneux envers les dirigeants politiques dissidents. En dissolvant le Parlement, il a révoqué l’immunité juridique des parlementaires et des dizaines d’entre eux ont été emprisonnés, pour certains à l’issue de procès militaires. Rached Ghannouchi, 81 ans, le dirigeant d’Ennahda et président démocratiquement élu du Parlement dissous, a notamment été arrêté à son domicile par 100 policiers en avril 2023 pour avoir tenu des propos critiques à l’égard du gouvernement.
Des mandats d’arrêt internationaux ont été émis à l’encontre d’opposants présumés vivant en exil. On peut également citer Nadia Akacha, une ancienne proche confidente de Saïed qui a occupé le poste de directrice de son bureau jusqu’à sa démission en 2022, date à laquelle elle s’est installée en France. Des vidéos divulguées ont par la suite révélé qu’elle avait vivement critiqué Saïed, ce qui a vraisemblablement provoqué l’émission du mandat d’arrêt.
Les attaques contre les partis politiques rivaux se sont accélérées en 2023, avec des raids contre les sièges d’Ennahda et du Front du salut national. Les deux partis ont également été interdits de tenir des réunions. Seules deux candidatures de l’opposition, celles d’Ayachi Zammel et de Zouhair Maghzaou, ont été validées pour l’élection présidentielle. Ce dernier est un allié proche de Saïed. Le premier a été arrêté en septembre 2024, quelques semaines seulement avant le scrutin. Quatorze autres candidats ont été empêchés de se présenter et plusieurs emprisonnés. Afin de s’assurer d’un résultat favorable, le Parlement, acquis à la présidence, a passé une loi, quelques jours avant l’élection, qui permet à la Cour d’Appel (elle aussi perçue comme sous la botte de Saïed) de se prononcer sur tout contentieux électoral.
L’ampleur et le caractère systématique du démantèlement des institutions démocratiques sont remarquables. À l’instar d’autres coups d’État, les actions de Saïed ne forment pas une aberration ponctuelle, mais plutôt un effort délibéré pour consolider le pouvoir. Bien qu’ils ne soient pas aussi évidents qu’un coup d’État militaire, et ne suscitent donc pas la même condamnation régionale et internationale, leurs effets sont comparables. Si le coup d’État était reconnu en tant que tel, des règles similaires pourraient s’appliquer.
Le cas de la Tunisie revêt une importance régionale, car elle avait servi de modèle de progrès démocratique en Afrique du Nord, où les hommes forts étaient la norme. Saïed a bénéficié du soutien politique de la Russie et des États du Golfe, ainsi que de campagnes de désinformation visant à étouffer un modèle démocratique réussi susceptible de gagner du terrain ailleurs dans la région.
C’est dans ce contexte que se tiendront les élections de 2024. Alors que la répression de la dissidence par Saïed a eu pour effet de refroidir le débat public ou la critique, les dirigeants des partis d’opposition et de la société civile continuent de s’exprimer, d’organiser des manifestations contre le coup de force de Saïed et d’exiger la libération de tous les prisonniers politiques. Les partis d’opposition collaborent également de plus en plus étroitement dans le but de participer au scrutin dans le cadre d’un processus qui ne sera certainement ni libre ni équitable.
Les tentatives de restauration de la démocratie seront au cœur des élections en Tunisie. Cette situation s’accompagnera de difficultés économiques croissantes. L’économie tunisienne stagne, le taux de chômage est de 15 % et l’inflation tourne autour de 10 %, les prix des denrées alimentaires ayant grimpé en flèche pendant une grande partie de l’année. De nombreux Tunisiens cherchent à quitter le pays. Confrontée à une dette croissante, la Tunisie négocie avec le Fonds monétaire international un prêt d’urgence.
Ces progrès resteront fragiles tant que l’équilibre des pouvoirs ne sera pas suffisamment fort pour résister à la détermination d’un acteur exécutif à consolider son pouvoir.
Saïed a également tenté de faire des migrants africains un bouc émissaire pour les maux du pays. Ils les caractérise de manière déshumanisantes, déclenchant une violence généralisée à leur encontre. De même, le gouvernement a intensifié les fouilles et les détentions de migrants africains. Ils emmènent parfois les migrants dans des zones isolées du désert le long de la frontière libyenne et les y abandonnent.
L’environnement politique tunisien est beaucoup plus restreint qu’il ne l’était lors des élections de 2019. Cette situation est riche d’enseignements pour d’autres partenaires démocratiques africains et internationaux. Gagner en légitimité n’est pas un chèque en blanc. La légitimité n’est pas non plus statique.
La mise en place d’institutions démocratiques nécessite un travail politique difficile de compromis, de partage du pouvoir, de création de normes et de bonne volonté de la part de nombreux acteurs. Cependant, ces progrès resteront fragiles tant que cet équilibre des pouvoirs ne sera pas suffisamment fort pour résister à la détermination d’un acteur exécutif à consolider son pouvoir.