Print Friendly, PDF & Email

La sécurité et le professionnalisme de l’armée en butte aux milices politiques

Les pouvoirs publics en Afrique recourent de plus en plus à des milices pour intimider les rivaux politiques et contrôler étroitement la population, avec pour conséquence une hausse des atteintes aux droits de la démocratie et un affaiblissement du professionnalisme des forces armées.

The Burundi ruling party's youth militia—the Imbonerakure—chasing opposition protesters in the presence of police in May 2015.

Membres des milices de jeunes du parti au pouvoir au Burundi (les Imbonerakure), poursuivant avec fouets et bâtons des manifestants de l’opposition en présence de la police. (Photo : AP/Berthier Mugiraneza)

On a pu constater ces dernières années un recours de plus en plus massif aux milices politiques. Celles-ci usent de la violence pour intimider les candidats rivaux et les opposants de la circonscription, ce dans le but de modifier le paysage politique et d’apporter un soutien au parti au pouvoir. Il s’agit d’un outil de coercition particulièrement brutal visant à empêcher la population de s’attaquer au statu quo. Bien qu’elles soient souvent associées à la branche jeunesse des partis au pouvoir, ces milices ne sont la plupart du temps pas reconnues par ceux-ci, ce qui leur permet ensuite de démentir de manière crédible leurs actions.

« Les milices politiques représentent une menace pour la démocratie constitutionnelle, car elles agissent en dehors de toute autorité hiérarchique légale, se livrent à des violations des droits humains et recourent à la violence contre les civils ».

Les milices politiques opèrent en dehors du cadre de la loi, jouissant néanmoins d’une impunité presque totale. Elles se manifestent plus particulièrement durant les élections, semant la terreur au service des dirigeants en place, qui leur trouvent une utilité certaine lorsque leur pouvoir est menacé ou lorsqu’ils cherchent à contourner les limites constitutionnelles de durée des mandats pour mieux s’imposer.

Les Brigades de vigilance populaire en Angola, les Imbonerakure (« ceux qui voient loin ») au Burundi, la jeunesse au service du président Biya au Cameroun, les Escadrons Kiboko (« armés de bâtons ») en Ouganda et les Green Bombers du Zimbabwe en sont autant d’exemples. D’autres se donnent des apparences plus « officielles », en agissant aux côtés d’unités régulières ou en étant rémunérées sur les deniers de l’État. La Côte d’Ivoire, la Gambie, le Nigeria et le Soudan en sont une illustration.

Les milices au service des partis au pouvoir sont un moyen de contourner la politique multipartite et de la faire évoluer en faveur d’un seul et unique parti sur le terrain des élections. En plus de nuire aux principes démocratiques qui président à la tenue d’élections libres et régulières, ces milices compromettent l’intégrité des institutions du secteur de la sécurité, de par l’usage qu’elles font de la violence à l’encontre des citoyens ou la tolérance dont elles font preuve à l’égard de ces comportements extralégaux.

Arrow Boys in southern Sudan, 2011

Arrow Boys, 2011. (Photo : Guy D.)

Certaines milices politiques existent de manière intermittente et sont mobilisées essentiellement lors des épisodes de tension politique. Un bon exemple nous est fourni par les « Arrow Boys » (les « archers ») en Ouganda. Cette milice fut le fer de lance dans la guerre menée au niveau national contre l’Armée de résistance du Seigneur (Lord’s Resistance Army) avant d’être intégrée à la machine électorale du parti du pouvoir lors des élections de 2010, 2016 et 2021. Ses membres, alors engagés comme gendarmes et chargés de « gérer les élections », ont trempé dans de nombreux incidents de violence.

En filigrane se joue un enjeu important en lien avec ces milices politiques, à savoir le rôle de la jeunesse dans l’évolution de la démocratie en Afrique. L’élan en faveur d’un changement démocratique en Afrique est principalement soutenu par des groupes de jeunes âgés de 19 à 25 ans, à l’image des aspirations d’une jeunesse africaine nombreuse et dynamique. Cette jeunesse se montre impatiente, prête à prendre des risques et décidée. Mais de manière paradoxale elle constitue également une niche de recrutement pour les milices politiques, créant ainsi un mélange explosif propre à susciter des rencontres meurtrières entre jeunes miliciens et militants démocrates.

Leur objectif principal étant de faire pencher la balance électorale, les milices politiques représentent une menace pour la démocratie constitutionnelle, car elles agissent en dehors de toute autorité hiérarchique légale, se livrent à des violations des droits humains et recourent à la violence contre les civils.

Des structures différentes, mais des objectifs similaires

Le recours à des milices politiques fait son apparition avec les armées privées Jeshi La Mzee (« l’armée du vieil homme ») au Kenya, semant le trouble par les violences commises lors des élections de 1992, 1997 et 2002 sous le mandat du président Daniel Arap Moi. Le but de Moi, qui est de faire un lien entre violences ethniques et élections multipartites dans l’esprit du public, montre à quelles extrémités les élus sont prêts pour faire obstacle au processus démocratique. Son héritage est sinistre. Le Kenya a connu la violence des milices lors de chaque élection depuis son départ.

L’exemple le plus représentatif de ces milices politiques modernes est à observer chez les Imbonerakure du Burundi, que plusieurs rapports de l’ONU accusent d’atrocités criminelles. Les Imbonerakure sont contrôlés par des pouvoirs parallèles, du bureau du Président au ministère de l’Etat et de la sécurité publique, des Renseignements et d’une faction d’anciens combattants du parti au pouvoir baptisée le Comité des généraux. Deux d’entre eux, le Général Gervais Ndirakobuca, dont le nom de guerre est Ndakugarika (« Je vais te tuer »), et le Général Alain Guillaume Bunyoni, ancien ministre de la sécurité publique et actuel Premier ministre, sont menacés par des sanctions de l’Union européenne au motif de violations de droits humains (Bunyoni figure également sur la liste américaine des personnes à sanctionner). Une loi de 2017 confère aux Imbonerakure le statut de force de réserve, renforçant ainsi la politisation de l’armée burundaise, à l’encontre des principes de la Constitution et des accords d’Arusha.

Imbonerakure youth in Burundi, marching with the flag of the ruling party.

Des jeunes du mouvement Imbonerakure au Burundi, défilant aux couleurs du parti au pouvoir, le CNDD-FDD. (IRIN/Desire Nimubona)

En vue des élections législatives de 2000, les milices du parti au pouvoir au Zimbabwe, l’Union nationale africaine du Zimbabwe – Front patriotique (ZANU-PF), ont été créées et formées par le Service national de la jeunesse (National Youth Service (NYS)) afin de « transformer et autonomiser la jeunesse et lui permettre de participer à l’édification de la nation par le développement de ses compétences et une formation au leadership ». Ce que le NYS a mis en place, ce sont en fait les Green Bombers, ainsi baptisés d’après les treillis vert-olive dont ils sont revêtus et qui sont souvent décrits comme les « yeux, les oreilles et les poings » du ZANU-PF. Ils ont suivi une formation rudimentaire dans le domaine de la tactique militaire, des interrogatoires et de la surveillance et sur l’histoire de la lutte armée au Zimbabwe. Sur le terrain, ils travaillent de concert avec des agents du Renseignement, avec la police et d’anciens combattants. Ils ont trempé dans des violations de droits humains dans les fiefs de l’opposition lors de chaque élection depuis 2000, allant parfois jusqu’à empêcher les candidats de l’opposition de faire campagne.

« Les milices politiques compromettent l’intégrité des institutions du secteur de la sécurité ».

Le NYS a été dissous en 2017 après la chute du président Robert Mugabe lors d’un coup d’État. Le groupe fut réintroduit par le Cabinet en avril 2021 et présenté comme un « partenariat bipartite entre les ministères de la Jeunesse et de la Défense et des Anciens Combattants ». Des responsables de la société civile sont d’avis que sa reconstitution a été décidée dans l’optique des prochaines élections et comme un outil clientéliste auprès des jeunes sans travail. Preuve que les vieilles habitudes ont la vie dure, un membre éminent du Comité central du ZANU-PF admet : « Ne pas procéder de la sorte, c’était dire adieu au vote des jeunes en 2023 ».

Au Togo, l’une des milices politiques affiliées au parti au pouvoir, l’Union pour la République, s’est fait connaître sous le nom d’Escadrons de la mort. Elle a été créée en 2005 après la mort du père du président Faure Gnassingbé, Étienne Gnassingbé Eyadéma, qui régnait en maître depuis 1967. Soutenu fermement par les milices et l’armée, le régime a pu imposer une passation de pouvoir extrêmement impopulaire entre le père et le fils. Les militaires et les miliciens qui furent recrutés parmi le groupe ethnique des Gnassingbé, les Kabyés, ont également aidé le régime à survivre aux manifestations massives qui ont agité toute la nation pendant 15 mois en 2017 et 2018 pour demander la réintroduction des règles relatives à la durée des mandats ainsi qu’au départ de Faure Gnassingbé. L’usage stratégique qu’a ce dernier de la violence et le contrôle étroit exercé sur les institutions publiques lui a valu un nouveau mandat, controversé, en février 2021 malgré des manifestations toujours plus vives, ce à quoi il a répondu par le déploiement de soldats aux abords des maisons des chefs de l’opposition et par un blocage de l’accès à certaines parties de la capitale.

Intégrer les milices à des forces parallèles : autre étape, même problème

Certaines milices politiques finissent, du fait de leur ampleur, par constituer des forces parallèles aptes à jouer un nouveau rôle : garder un œil sur l’armée et sur ses velléités d’indépendance et de professionnalisme. En Tunisie, par exemple, Zine El Abidine Ben Ali, dont la chute fut précipitée par les manifestations du Printemps arabe en 2011, avait pris l’habitude d’incorporer des milices de jeunes à la Police nationale, la Garde nationale et la Garde présidentielle. Avec le temps, de telles organisations ont fini par être dominées par ces milices de jeunes fidèles à Ben Ali, mieux équipées et davantage rémunérées que les membres de l’armée.

Le maréchal soudanais Omar Hassan el-Bechir, évincé du pouvoir en 2019, a adopté une stratégie similaire à celle de Ben Ali. La perte de ses soutiens au sein des forces armées soudanaises remonte à 2010, lorsque les dissensions internes sur la sécession du Soudan du Sud atteignirent leur paroxysme. Pour reprendre le contrôle, il s’est tourné vers les Forces de soutien rapide, fortes de 40 000 membres, et mieux payées, formées et équipées que les forces armées. Elles sont l’émanation des milices de la tribu des Janjawid (« cavaliers du Diable »), qui ont brutalement réprimé le soulèvement du Darfour en 2003. Décrits comme des « hommes sans pitié », de nombreux chefs janjawid, tels que Ali Kusheib (« Ali Kushayb »), Abdel Rahim Mohammed Hussein et Ahmed Haroun, ont été condamnés par la Cour pénale internationale pour crimes de guerre.

« Les Forces de soutien rapide s’inscrivaient dans une machine clientéliste très vaste et contrôlent encore aujourd’hui tout un réseau de mines aurifères. […] Elles constituent la principale pierre d’achoppement pour la transition démocratique du Soudan ».

Bashir a octroyé à ces forces rapides le statut de forces régulières en 2015 avant de les intégrer aux Forces armées soudanaises en 2017 en qualité de « garde prétorienne ». Il les avait même dotées d’un commandement et d’un budget distincts et d’un équipement plus fourni, alors même qu’elles œuvraient en dehors du cadre légal. En plus de leur mission principale, qui consistait à protéger Bashir contre d’éventuels coups d’État, les Forces de soutien rapide s’inscrivaient dans une machine clientéliste très vaste et contrôlent aujourd’hui encore tout un réseau de mines aurifères produisant plus d’un tiers de l’or soudanais. Leurs investissements sont nombreux, notamment dans le secteur des banques, de l’élevage, de la construction et de la sécurité privée. En 2019, les Forces de soutien rapide se sont vantées de leur « capacité » à payer des salaires de policiers sur les revenus liés au déploiement de troupes engagées auprès de l’alliance menée par l’Arabie saoudite au Yémen. Elles constituent la principale pierre d’achoppement pour la transition démocratique du Soudan. Les « Tigres » du président Sud-Soudanais Salva Kiir ont fini par acquérir le statut de « Division » en 2020. Ils font également partie d’un vaste réseau clientéliste comme l’a montré un rapport de la Cour des Comptes en 2015 dont il ressortait que le haut commandement avait amassé quantité de richesses par des manœuvres diverses. Un exemple montrait que la Banque centrale avait affecté 993 millions de dollars à l’importation d’articles divers (huiles de cuisson, médicaments, etc.). Mais ce montant fut détourné par le haut commandement et le matériel ne fut jamais livré.

En Ouganda, on compte pas moins de 30 sociétés de sécurité œuvrant côte à côte dans le pays, agissant en dehors de toute légalité pour bon nombre d’entre elles (Amuka Boys, Black Mambas, Kalangala Action Plan et Arrow Boys).

« Au cours de ces dernières années, des inquiétudes sont nées des liens supposés entre les Special Forces Command (SFC) d’Ouganda et d’autres organisations telles que les Crime Preventers (Empêcheurs de crime), un réseau regroupant des dizaines de milliers de volontaires. Les Crime Preventers ont considérablement accru le système de surveillance local au service du parti au pouvoir, le Mouvement de résistance nationale. Décrits comme des agents parallèles, les membres des Crime Preventers sont affectés à un grand nombre de missions, sachant qu’ils peuvent « être désavoués à tout moment ». Ils se sont rendus coupables d’atteintes aux droits humains lors des élections de 2016.

Ugandan "Crime Preventers" on parade in 2015

Parade des « Crime Preventers » en Ouganda en 2015. (Photo : UPF)

Plus récemment, les Crime Preventers ont été mobilisés à la veille des élections de 2021, cette fois-ci sous le patronage du frère du président Yoweri Museveni, le général Caleb Akandwanaho, mieux connu sous le nom de Salim Saleh. Après leur avoir offert quelque 4 millions de dollars pour améliorer leurs conditions en 2018, Museveni a déclaré qu’il les considérait comme une « force de réserve », ce qui n’a pas eu l’air de plaire à certains professionnels de la sécurité. Toutefois, le processus d’intégration aux réserves de l’armée ougandaise n’a commencé qu’en février 2020.

Points à retenir

Les milices politiques font planer une menace d’illégalité sur la population africaine. Par ailleurs, leur caractère très fortement partisan entache la paix et la démocratie dans un nombre grandissant de pays africains. Ces groupes armés doivent être suivis de plus près et des lois doivent empêcher explicitement le recrutement et le déploiement de ces forces irrégulières.

« L’intégration de ces milices politiques aux forces régulières existantes y insuffle un esprit partisan ».

Si la structuration des effectifs de la police et de l’armée est inadéquate, il convient alors d’appliquer un processus de recrutement transparent et au mérite. L’intégration de ces milices politiques aux forces régulières existantes y insuffle un esprit partisan, ce qui compromet le professionnalisme et la responsabilité des forces de sécurité tout en portant préjudice à la réputation des agents en uniforme.

La plupart des constitutions africaines exige que les forces en uniforme garantissent la sécurité de l’ensemble des citoyens. Cet élément doit être au cœur des débats publics sur les milices politiques.

Les responsables de la société civile, les médias et les législateurs doivent éduquer le public, adopter de nouvelles lois et prendre en compte la demande populaire de nouvelles normes. Heureusement, les données empiriques montrent que l’immense majorité des nouvelles recrues de l’armée et de la police en Afrique attache une grande attention aux études supérieures, au professionnalisme, aux leçons tirées des échanges avec leurs homologues internationaux et au maintien d’un soutien public fort. Ils privilégieront la cohérence de leur communication, la diplomatie et les actions concrètes qui encouragent un respect de leur uniforme et veilleront à exercer leurs responsabilités dans le respect de l’éthique, y compris dans les situations difficiles.

Ressources complémentaires