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Les leçons de la pandémie de grippe espagnole de 1918–1919 en Afrique

Malgré des différences importantes, l’expérience de l’Afrique coloniale face à l’épidémie de grippe espagnole il y a un siècle est riche d’enseignements pour la riposte actuelle contre la COVID-19.


La pandémie de « grippe espagnole » de 1918 sema la mort et le désordre dans le monde, infectant quelque 500 millions de personnes (près d’un tiers de la population mondiale) selon les estimations et en tuant 20 à 50 millions. Les ravages de la pandémie furent particulièrement lourds en Afrique, dont une grande partie était alors placée sous administration coloniale. Près de 2 % de la population du continent serait morte en six mois, soit 2,5 millions de personnes sur un nombre estimé de 130 millions d’habitants. La grippe espagnole décima les communautés, infectant dans certains cas jusqu’à 90 % de la population et se traduisant par des taux de mortalité de 15 %.

L’impact de la pandémie sur l’Afrique du Sud est particulièrement marquant, puisqu’elle fut l’un des cinq pays les plus durement touchés dans le monde. Près de 5 % de la population sud-africaine périt. Lorsque la grippe espagnole se manifesta en Afrique de l’Ouest, le virus ravagea Freetown, en Sierra Leone, a une vitesse fulgurante. Quatre pour cent de la population de la ville mourut en à peine trois semaines. En Afrique de l’Est, la pandémie tua 4 à 6 % de la population du Kenya en neuf mois. Les établissements sanitaires furent débordés dans de nombreuses parties du continent.

Bien que la pandémie de 1918 et la COVID-19 soient toutes les deux des maladies respiratoires qui se transmettent principalement par voie aérienne en toussant ou en éternuant, ces deux pandémies diffèrent à plusieurs égards importants. La période d’incubation de la souche H1N1 de la grippe de 1918 était très courte (seulement un à deux jours), alors que celle du coronavirus peut durer jusqu’à deux semaines ; sa propagation est en outre facilitée par les porteurs asymptomatiques. De plus, la grippe espagnole pénétrait tout de suite profondément dans les poumons d’une victime, sa virulence pouvant déclencher une surréaction du système immunitaire, remplissant les poumons d’anticorps qui provoquaient une détresse respiratoire aiguë. De ce fait, la majorité des victimes étaient jeunes et en bonne santé. Le profil d’âge de la COVID-19 est inversé, le virus s’attaquant aux personnes dont le système immunitaire est affaibli. Malgré ces différences, les leçons tirées de la pandémie mortelle de 1918 méritent d’être prises en compte aujourd’hui.

Trois vagues d’intensité variable

La pandémie de 1918 frappa en trois vagues successives distinctes. De mars à juillet 1918, une première vague relativement bénigne balaya la plupart des régions du monde, la propagation du virus suivant initialement le mouvement des troupes pendant la Grande Guerre. À partir du mois de mai 1918, les rapports des administrations coloniales signalent la propagation de la maladie en Afrique du Nord au départ des villes côtières méditerranéennes. Seules l’Afrique du Nord, l’Abyssinie (l’Éthiopie), l’Afrique du Sud et l’Afrique de l’Est portugaise signalèrent des infections durant cette phase. L’Afrique subsaharienne fut en grande partie épargnée.

Le virus aurait ensuite muté en une souche nettement plus infectieuse et mortelle, donnant ainsi naissance à une deuxième vague en août 1918. Cette deuxième vague mortelle s’engouffra en Afrique subsaharienne par les ports de l’Afrique de l’Ouest et balaya la Sierra Leone, le Ghana, le Nigéria, la Gambie et le Cameroun à une vitesse foudroyante. Les navires transportant des personnes infectées atteignirent l’Afrique australe à la fin de septembre-octobre 1918. Les ports de Mombasa et de Djibouti furent simultanément les points d’exposition pour l’Afrique de l’Est.

La deuxième vague semble avoir eu un effet limité sur les pays qui avaient été exposés à la première vague plus modérée, malgré la différence marquée entre les deux souches. Après avoir échappé à cette première vague modérée, l’Afrique était donc particulièrement vulnérable à la souche particulièrement virulente de la deuxième vague.

Alors que la deuxième vague refluait en décembre 1918, une troisième vague commença le mois suivant et accentua la dévastation.

Les facteurs ayant facilité la transmission

La Grande Guerre joua un rôle important dans la vitesse de transmission du virus à travers le monde. Les navires transportant quelques-uns des 150 000 soldats africains et 1,4 million d’ouvriers qui avaient apporté un appui logistique à la guerre en Europe véhiculèrent la grippe espagnole dans les ports de Freetown, Cape Town et Mombasa.

Nigerian Regiment returning to Lagos in 1918

Retour d’un régiment nigérian à Lagos en 1918. (Photo : uncensoredopinion.co.za)

Les centres urbains de la côte, dont le réseau de transport bien développé avait été en grande partie créé pour faciliter l’extraction minière, véhiculèrent la grippe de 1918–1919 qui se propagea à l’intérieur des terres en suivant les cours d’eau, les routes et les voies ferrées. Les lignes de chemin de fer, en particulier, eurent un effet accélérateur en propageant la maladie à un rythme de plus de 100 kilomètres par jour.

La maladie et la mort qui ravageaient les centres de population de la côte semèrent la panique et provoquèrent un exode, vers les zones rurales, des soldats qui venaient d’être démobilisés, des familles et des travailleurs migrants. En trois mois, le virus de la grippe avait atteint les profondeurs de l’Afrique centrale.

Des effets semblables furent signalés en Abyssinie, un des rares États africains indépendants à l’époque, où la grippe espagnole fut surnommée « Hedar Basita » (la maladie du mois éthiopien d’Hedar, octobre-novembre). La maladie se répandit rapidement depuis la côte jusqu’à Addis-Abeba et au-delà, faisant des victimes dans toutes les classes sociales, y compris parmi les prêtres et les dirigeants nationaux. Ses effets furent aggravés par les lourdes pertes que la pandémie avait infligées chez les rares médecins du pays. Tous ces facteurs contribuèrent à la montée d’un sentiment généralisé de trouble et de perturbation, de nombreuses personnes, y compris des dirigeants gouvernementaux, fuyant les villes.

Selon l’historien sud-africain Howard Phillips, les pays africains les plus durement touchés par la maladie, à savoir l’Afrique du Sud, le Kenya, le Cameroun, la Côte d’Or (le Ghana), la Gambie, le Tanganyika (la Tanzanie) et le Nyasaland (le Malawi), avaient trois caractéristiques communes  c’est à dire: « une première exposition à la pandémie uniquement dans sa forme la plus virulente, celle de la deuxième vague ; faire partie d’un vaste réseau de transport maritime ou terrestre ; [et] être régulièrement traversés par un grand nombre de personnes en déplacement : soldats, marins et travailleurs migrants ».

Des ripostes efficaces

Faute de vaccin et de traitement, la riposte se concentra surtout sur l’atténuation de la propagation par des mesures de distanciation sociale et de quarantaine. Les écoles, les églises, les marchés et les routes furent fermés et les grands rassemblements publics interdits. Dans certains cas, des écoles et des églises vides servirent d’hôpitaux de fortune. Dans les villes côtières, les fonctionnaires contrôlèrent les points d’entrée, inspectèrent les navires pour rechercher les cas d’infection et imposèrent des quarantaines. Pour ralentir la propagation du virus, certains endroits comme Zanzibar et le Nyassaland mirent en place des mesures de quarantaine strictes et des pratiques pour retracer les contacts. Les mesures prises par ces deux États furent saluées comme certaines des plus exhaustives du continent.

En outre, la vitesse de communication et la mise en commun des informations jouèrent un rôle vital dans la lutte contre la grippe. La radio et le télégraphe furent utilisés comme outils de communication d’alerte précoce pour avertir les autorités médicales de l’arrivée de navires dont on savait qu’ils transportaient des cas de grippe espagnole. Au Swaziland, les chefs de village informèrent les habitants de l’arrivée imminente du virus et annoncèrent que des médicaments seraient disponibles dans certains centres de soins.

À Lagos, les autorités sanitaires délivrèrent des « laissez-passer » médicaux pour suivre les personnes infectées et trouver leurs contacts. Mais comme le nombre de cas augmentait et que le système devenait trop difficile à gérer, un exode de grande ampleur s’amorça. Le gouvernement colonial fit alors appel aux chefs locaux et, dans les colonnes du Nigerian Pioneer, il pria instamment la population de coopérer avec les responsables de la santé. De même, à Lagos, les meilleurs résultats furent obtenus quand les médecins britanniques convoquèrent une réunion destinée à recueillir les suggestions des praticiens africains (qui étaient normalement exclus du service colonial à cause de leur race). Par la suite, il fut notamment décidé d’imprimer et de diffuser des recommandations de prévention rédigées en anglais et en yoruba.

« La vitesse de communication et la mise en commun des informations jouèrent un rôle vital ».

Les bénévoles et les agents de santé publique s’employèrent à ouvrir des hôpitaux de campagne d’urgence, des soupes populaires et des dépôts de secours pour fournir des vivres et des médicaments. Des bénévoles nettoyèrent les zones où des foyers avaient été signalés. La population répondit à cet appel par-delà les barrières de classe et de race. Dans certaines régions d’Afrique du Sud où les établissements de santé publique étaient débordés, les villes furent divisées en districts et un médecin fut affecté à chaque district, indépendamment de son médecin habituel.

En revanche, une mesure s’avéra particulièrement regrettable : les perquisitions de domiciles. L’ordonnance sur la santé publique prise à Lagos en 1917 donnait aux autorités médicales britanniques le mandat légal de pénétrer dans les domiciles pour y rechercher des personnes infectées. Ces intrusions sans précédent semèrent la panique et la peur. La population se mit à fuir, contribuant ainsi à propager la grippe et rendant impossible le suivi des contacts des personnes infectées. Parmi les personnes qui choisirent de ne pas fuir la ville, beaucoup de malades essayèrent de cacher leur maladie de peur d’être envoyés à l’hôpital où ils auraient été isolés de leur famille. D’autres craignaient que leurs biens ne soient confisqués par les autorités coloniales s’ils devaient être hospitalisés. D’autres encore avaient peur que les médicaments soient du poison. En Rhodésie du Sud (Zimbabwe), fuir et se cacher devint la réaction courante des habitants dès qu’ils apprenaient que quelqu’un venait leur apporter des médicaments.

En fin de compte, les perquisitions de domiciles se révélèrent inefficaces et plus néfastes que bénéfiques à cause du manque de confiance et d’une incompréhension sur leurs objectifs. Cette situation fut amplifiée par l’absence de communication claire autour de cette initiative, qui éveilla la suspicion et la méfiance, malgré les efforts des responsables médicaux qui tentaient de soulager les malades et de ralentir la propagation du virus.

Impacts sur l’Afrique

L’une des conséquences principales de la pandémie fut la forte baisse de la production alimentaire en 1919. De nombreuses régions d’Afrique connurent la famine ou furent au bord de la famine en raison des perturbations de la production alimentaire en 1918. Les méthodes d’exploitation agricole et les préférences sociales furent donc adaptées. Le Nigéria passa de l’igname au manioc, car celui-ci peut se cultiver tout au long de l’année et est moins exigeant en main-d’œuvre. Dans d’autres régions d’Afrique, de nouvelles variétés de maïs et de haricot à croissance rapide furent introduites pour éviter de nouvelles famines.

Les pénuries de main-d’œuvre furent une autre conséquence importante de la pandémie. Tous les secteurs de l’économie furent touchés, entraînant la paralysie et de graves perturbations de toutes les activités courantes. Les entreprises durent déployer des efforts considérables pour ne pas sombrer avec un personnel réduit au minimum. Les services publics tels que les transports, le courrier, le maintien de l’ordre et les écoles furent interrompus ou sérieusement perturbés.

La pandémie eut également un effet dévastateur sur les structures familiales, car le nombre des morts parmi les adultes jeunes et en bonne santé fut extraordinairement élevé, laissant dix à douze millions d’orphelins sur l’ensemble du continent.

Beds for patients of the Spanish Flu

Lits pour malades de la grippe espagnole. (Photo : CDC)

Enseignements tirés de l’expérience africaine de la pandémie de 1918–1919

L’Afrique est au cœur de la sécurité sanitaire mondialeElle est depuis longtemps le carrefour des routes maritimes internationales et est donc l’un des principaux champs de bataille pour la lutte contre les pandémies. En effet, les ports furent une des principales voies de transmission de la grippe espagnole en Afrique il y a un siècle. Aujourd’hui, les liens mondiaux relatifs au commerce, aux voyages et à la sécurité exposent davantage l’Afrique à la COVID-19. L’expérience acquise lors de ces pandémies renforce le fait que tous les pays font partie d’une communauté mondiale et doivent affronter ensemble les menaces transnationales de ce type.

La distanciation sociale et la modification des comportements sont efficacesL’expérience de la pandémie de 1918–1919 a montré que les sociétés qui avaient pu mettre en place des mesures de distanciation sociale, de restriction des déplacements et d’hygiène personnelle avaient été mieux à même de limiter la transmission du virus dans la population. Pour freiner la propagation de la grippe espagnole, les écoles, les lieux de culte, les cinémas et les marchés furent fermés, et parfois utilisés comme hôpitaux. Les grands rassemblements furent interdits. Ces mesures n’étaient pas un remède, mais elles permirent de ralentir la transmission du virus et de limiter l’impact de la maladie.

La communication est plus importante que jamais en temps de criseLes juridictions qui communiquèrent régulièrement et honnêtement avec la population amplifièrent sa sensibilisation, rendirent les préparatifs de santé publique possibles et limitèrent la propagation de rumeurs. Grâce à cet effort concerté pour partager l’information, la population comprit les mesures de santé publique qui étaient prises et elle fit preuve d’une plus grande coopération, sans céder complètement à la panique. Le recours aux journaux et au télégraphe, par exemple, permit de prévenir les populations de l’intérieur du pays que le virus approchait et de leur dire à quoi s’attendre. Entre-temps, la coordination avec les chefs traditionnels fut vitale pour communiquer avec de nombreuses communautés locales.

La confiance est indispensableLe degré de confiance que les populations locales accordèrent aux autorités fut directement lié à leur volonté de coopération aux efforts de santé publique. Dans certaines juridictions, les habitants craignaient que les autorités coloniales ne confisquent leurs biens, leurs avoirs ou leurs terres s’ils admettaient être malades ou se rendaient à l’hôpital. Cette défiance limita considérablement le signalement des cas et le suivi des contacts des malades de la pandémie.

« Tous les pays (…) doivent affronter ensemble les menaces transnationales de ce type ».

Protéger les professionnels de la santé publiqueComme aujourd’hui, la riposte à la pandémie de 1918–1919 fut marquée par les efforts héroïques déployés par les professionnels de la santé pour servir le public face à la crise et traiter les personnes malades, organiser une riposte coordonnée et rendre compte des résultats obtenus par leurs efforts afin d’ accélérer l’apprentissage au sein du milieu médical dans son ensemble. Ces efforts soulignent combien il est important de fournir du matériel de protection aux professionnels de santé, qui sont la première ligne de défense contre la pandémie. S’ils sont immobilisés, toute la société se trouve exposée à un risque plus élevé. On estime que 8 % des professionnels de santé du Libéria sont morts dans l’épidémie de virus Ebola en Afrique de l’Ouest.

Des mesures doivent être prises pour assurer la sécurité alimentaire. L’un des enseignements majeurs à tirer de l’expérience de la grippe espagnole en Afrique est le fait que la pandémie perturba gravement l’approvisionnement alimentaire non seulement pendant sa propagation, mais aussi pendant les deux années qui suivirent en désorganisant la production, le transport et les marchés. Il s’agit là d’un important facteur aggravant qui risque de menacer des millions de personnes. Les dirigeants nationaux devront évaluer la façon dont les chaînes d’approvisionnement alimentaire seront affectées au cours de l’année à venir afin de faire en sorte que les agriculteurs aient des incitatifs pour produire et que les installations de transport, de stockage et de transformation soient opérationnelles. Les ménages vulnérables devront également avoir un revenu suffisant pour leur permettre d’accéder aux produits alimentaires de base sur les marchés locaux.

La riposte à une pandémie est un marathon au parcours imprévisibleL’expérience acquise il y a un siècle met en évidence que les pandémies peuvent durer longtemps, dans ce cas particulier plus de deux ans. La grippe espagnole connut trois vagues différentes, une mutation du virus et différentes trajectoires de transmission pour chaque vague. Les dirigeants nationaux et les responsables de la santé publique doivent donc se préparer à une longue épreuve et élaborer une stratégie de riposte inscrite dans la durée, qui aura vraisemblablement besoin d’être adaptée au fil du temps.


Ressources complémentaires