Les locaux du Protecteur public à Pretoria, en Afrique du Sud (Photo : Bureau du protecteur public)L’enquête en cours visant à établir le bienfondé de l’allégation selon laquelle le président sud-africain Cyril Ramaphosa aurait enfreint des lois sud-africaines après qu’environ 580 000 dollars ont été retrouvés dans un canapé de son luxueux ranch de Phala Phala en février 2020 rappelle le défi perpétuel que représente la redevabilité des hauts dignitaires. Si ces allégations sont fondées, elles signifieraient que le président Ramaphosa a enfreint les lois régissant la réception des bénéfices des transactions commerciales avec l’étranger, le maniement des devises étrangères, l’obligation de signaler rapidement des délits et les règles d’éthique. En outre, une enquête parlementaire a révélé que M. Ramaphosa avait peut-être abusé de son pouvoir en chargeant le chef de son unité de protection présidentielle, plutôt que la police, de retrouver discrètement les voleurs.
« Les multiples niveaux d’enquête et de contrôle du pouvoir exécutif sud-africain … servent à mesurer si les hauts fonctionnaires sont véritablement redevables ».
Ces accusations font surface après la présidence entachée de scandales de Jacob Zuma et aux inquiétudes largement répandues selon lesquelles l’État sud-africain aurait été « capturé » par le secteur privé et serait influencé par des gouvernements étrangers. Ces débats restent vifs alors que le Congrès national africain (ANC) au pouvoir continue de faire l’objet d’âpres batailles internes sur l’avenir du parti entre Zuma et les loyalistes de Ramaphosa, notamment entre ceux qui auraient bénéficié de la capture de l’État et ceux qui voudraient redonner à l’ANC – le parti de Nelson Mandela et d’autres exemples de leadership éthique – sa gloire d’antan.
Les multiples niveaux d’enquête et de contrôle de l’exécutif sud-africain, qui ont contribué à sensibiliser le public à d’éventuelles malversations et qui servent à mesurer si les hauts fonctionnaires sont véritablement redevables. Bien qu’incomplets et parfois ténus, ces freins et contrepoids institutionnels donnent une idée de la résilience démocratique de l’Afrique du Sud malgré la domination de l’ANC et offrent une feuille de route aux autres pays africains qui cherchent à renforcer la redevabilité des hauts dirigeants gouvernementaux.
Les institutions indépendantes de l’Afrique du Sud à nouveau mises à l’épreuve
Dès son entrée en fonction, M. Ramaphosa s’est fixé comme priorité de renforcer les institutions de contrôle de l’Afrique du Sud afin de remédier aux abus de pouvoir généralisés et à la mauvaise utilisation des ressources publiques qui s’étaient produites sous son prédécesseur.
Il a tenu sa promesse de créer une commission d’enquête judiciaire indépendante sur les allégations de captation d’État – une décision juridiquement contraignante rendue par le Protecteur public en 2016 et que l’administration Zuma avait tenté de retarder. Ramaphosa a pris en compte toutes les conclusions et recommandations de cette Commission. Il s’agit notamment d’un vaste programme en 12 points visant à créer une nouvelle agence indépendante de lutte contre la corruption dotée d’autorités policières étendues, d’amendements législatifs destinés à rendre plus transparente la nomination du Directeur national des poursuites publiques, de nouvelles procédures de sélection des dirigeants et des gestionnaires des entreprises publiques, d’un resserrement des lacunes en matière de financement des partis politiques, d’enquêtes approfondies sur un grand nombre d’agences gouvernementales et de la plus vaste réforme des services de renseignement depuis 1994.
Lorsque les détails de l’affaire du « farmgate » ont été révélés en 2022, de multiples mécanismes de contrôle sont entrés en action, parfois en collaboration, parfois en parallèle.
Un premier niveau de redevabilité se situe au sein même du parti au pouvoir. La Commission de l’intégrité de l’ANC, qui est habilitée à enquêter de manière indépendante et à sanctionner les dirigeants du parti, y compris le président de l’ANC, a lancé sa propre enquête et a convoqué M. Ramaphosa pour qu’il s’explique devant elle. La Commission d’intégrité, de l’avis général, s’est attelée à cette tâche avec détermination. À titre d’exemple, lors d’une réunion d’information pour le Comité exécutif national (NEC), la Commission a noté que le scandale Phala Phala était « l’une des 55 questions identifiées qui avaient jeté le discrédit sur l’ANC ». Cependant, au lieu de soumettre son rapport final au NEC, la Commission a fait marche arrière sur un point technique : les personnes faisant l’objet d’une enquête (en l’occurrence Ramaphosa) n’ont pas le droit de discuter de leur cas devant d’autres organes.
Le Parlement sud-africain a quant à lui nommé un groupe indépendant chargé d’enquêter sur cette affaire en octobre 2022. Dans le mois qui a suivi sa création, le groupe d’experts a constaté que les actions du président Ramaphosa avaient, en fait, soulevé le spectre d’irrégularités susceptibles d’avoir enfreint la loi. Il a notamment remis en question son explication selon laquelle l’argent provenait de la vente de buffles à un homme d’affaires soudanais, demandant pourquoi les animaux se trouvaient toujours dans la ferme plus de deux ans plus tard. Il n’a pas non plus trouvé de preuve de la part du Trésor que l’argent était entré en Afrique du Sud. Le Parlement a également établi que M. Ramaphosa n’avait pas signalé les faits à la police comme il se doit, et avait chargé le chef de sa garde rapprochée de retrouver les coupables. Il a conclu que le président s’était placé dans une situation de conflit d’intérêts, ajoutant qu’il « pourrait être coupable d’une violation grave de [certaines sections] de la Constitution ». Le rapport a été débattu au Parlement le 14 décembre 2022, mais la majorité de l’ANC a voté contre son adoption (148 pour, 214 contre et 2 abstentions). Certains membres importants des camps rivaux du parti ne se sont pas présentés au vote.
Les experts juridiques sud-africains qui connaissent bien l’affaire notent que la question soumise au débat était trompeuse car elle portait sur le mécanisme de destitution plutôt que sur le contenu des conclusions. Reflétant les multiples niveaux de responsabilité en Afrique du Sud, le fait que le Parlement n’ait pas poursuivi l’affaire peut l’exposer à un examen minutieux et à une sanction potentielle de la part de la Cour constitutionnelle sur la base d’un précédent récent. Le 29 décembre 2017, cette Cour a rendu un arrêt historique selon lequel le Parlement n’avait pas tenu l’ancien président Jacob Zuma responsable d’un scandale lié à l’utilisation de fonds publics pour une rénovation de plusieurs millions de dollars de sa résidence privée. Cet arrêt a établi une norme constitutionnelle pour les futures affaires d’abus de pouvoir.
Une autre institution indépendante, le protecteur public, a lancé une enquête distincte – et toujours en cours – après avoir reçu une plainte de particuliers selon laquelle le président pourrait avoir violé la loi sur l’éthique des membres de l’exécutif. En réponse à des questions posées par des députés de l’opposition en octobre 2022, le bureau du protecteur public a déclaré qu’il avait reçu une « quantité substantielle de preuves fournies par des témoins » et qu’il poursuivait ses enquêtes, qui seraient rendues publiques comme l’exige la loi. Le protecteur public peut enquêter sur tout bureau ou fonctionnaire. L’enquête peut être initiée par des personnes ou des organisations lésées, voire par des citoyens individuels. Contrairement à d’autres protecteurs publics dans d’autres pays africains et dans d’autres parties du monde, les conclusions du protecteur public sud-africain sont juridiquement contraignantes.
Pendant la présidence Zuma, le protecteur public a mené deux enquêtes novatrices qui ont donné lieu à deux rapports importants : « Secure in Comfort », sur l’utilisation abusive de l’argent des contribuables pour améliorer la sécurité de la résidence privée de Zuma, et « State Capture », sur la capture systématique des institutions et des ressources de l’État par des intérêts privés liés à Zuma. Ces deux enquêtes ont déclenché de nombreuses procédures juridiques et constitutionnelles concomitantes qui ont finalement abouti à la destitution de M. Zuma de son poste de président et à son incarcération. Après avoir purgé sa peine de prison pour outrage au tribunal, il attend maintenant la suite de son procès pour corruption.
Les partis d’opposition, qui constituent un autre niveau essentiel de redevabilité dans une démocratie, prévoient de saisir les tribunaux, ce qui rappelle les initiatives de litiges stratégiques lancées durant la présidence de Zuma. La Cour constitutionnelle est saisie d’une requête du président Ramaphosa visant à annuler le rapport parlementaire au motif qu’il est illégal. L’African Transformation Movement (ATM), un parti politique issu du Conseil sud-africain des églises, a déposé une contre-mémoire en faisant valoir que M. Ramaphosa n’avait pas épuisé les voies de recours des juridictions inférieures et que le rapport ne pouvait de toute façon pas être annulé puisqu’il ne contenait que des recommandations et qu’il n’était donc pas contraignant. La Cour constitutionnelle a ensuite jugé que le président n’avait pas justifié l’intervention de la Cour, validant ainsi la position de l’ATM et de la société civile selon laquelle les conclusions du rapport Phala Phala devaient être examinées dans le cadre d’un débat parlementaire.
L’ATM a également demandé à la Haute Cour du Cap occidental de déclarer illégale et inconstitutionnelle la décision du président de la Chambre des représentants de refuser une demande de l’opposition pour un vote à bulletin secret. Au lieu de cela, l’ATM demande à la Cour de remplacer cette décision par une directive autorisant les membres à voter à bulletin secret sur le rapport (atténuant ainsi la pression exercée par l’ANC sur les membres pour qu’ils absolvent Ramaphosa de tout acte répréhensible).
Les pétitions de la société civile et l’opposition auprès des tribunaux témoignent de l’indépendance perçue du système judiciaire, qui est l’une des institutions les plus fiables d’Afrique du Sud.
Parallèlement à ces moyens officiels de contrôle, les médias continuent de mener leurs propres enquêtes. Exigeant la transparence attendue des gouvernements démocratiques, les médias sud-africains jouissent d’une réputation bien méritée en matière d’indépendance et de capacité d’investigation. Leur rôle dans le processus de responsabilisation est souvent itératif, les agences de presse contribuant à déclencher les précédentes enquêtes du protecteur public sur la capture de l’État. La couverture médiatique permanente des auditions publiques menées par la commission judiciaire d’enquête sur les allégations de captation de l’État a contribué à informer le public de l’ampleur de la captation de l’État et à galvaniser la société civile, notamment les églises, les syndicats, les associations d’avocats et les groupes populaires tels que le mouvement « Save South Africa ».
« La responsabilité publique n’incombe pas à une seule entité ou à un seul
individu ».
Le réseau de mécanismes de contrôle officiels et non officiels en Afrique du Sud montre que la responsabilité publique n’incombe pas à une seule entité ou à un seul individu. Si un mécanisme de contrôle ne parvient pas à vérifier de manière adéquate les irrégularités potentielles, d’autres organes peuvent intervenir. En Afrique du Sud, pour faire contrepoids au Parlement dominé par l’ANC et à la Commission d’intégrité de l’ANC, qui ont jusqu’à présent perdu la confiance du public pour demander des comptes à l’exécutif, les Sud-Africains ordinaires s’appuient sur leurs méthodes éprouvées d’engagement et de sensibilisation des médias, de litiges stratégiques, de pétitions indépendantes et de débats non scénarisés au sein de la société civile.
Ces tactiques remontent à l’action de masse non violente contre l’apartheid et ont été recentrées sur la préservation de la démocratie et la responsabilisation des gouvernements post-apartheid et de l’ANC lui-même. Il convient de rappeler que le gouvernement sud-africain a subi de telles pressions même sous l’administration de Nelson Mandela. En effet, l’enquête initiale sur un contrat de défense controversé de 2 milliards de dollars figurant dans l’acte d’accusation de M. Zuma est en cours depuis l’administration de Thabo Mbeki (au cours de laquelle M. Zuma était vice-président). Cette enquête est le fruit d’une surveillance coordonnée et soutenue de la part de la société civile, qui s’est traduite par une série de litiges stratégiques.
Certains Sud-Africains ont estimé que, compte tenu des références réformistes de M. Ramaphosa, toute enquête devrait être réduite au minimum. La société civile et les vaillants retraités ont un point de vue différent. Pour eux, l’idée que Ramaphosa devrait être excusé parce qu’il est le meilleur parmi les alternatives les plus corrompues d’Afrique du Sud est profondément erronée et révélatrice de la crise à laquelle l’ANC est confronté. Ils affirment que les fautes professionnelles devraient être inacceptables en toutes circonstances, sans quoi le principe de responsabilité perd tout son sens.
Implications pour l’avenir de l’Afrique du Sud
L’Afrique du Sud est certes confrontée à une grave crise de gouvernance. Même les plus fervents partisans de M. Ramaphosa reconnaissent que sa présidence a été mise à mal par les allégations relatives au « farmgate ». Néanmoins, l’Afrique du Sud bénéficie d’un potentiel d’autocorrection en raison de ses traditions d’activisme civique, d’engagement public et d’une société civile et de médias sophistiqués et indépendants.
La nature et les niveaux d’engagement du public sont tels que même l’ANC n’est pas imperméable à cet environnement. En réponse au mécontentement de l’opinion publique face aux actions des dirigeants précédents, l’ANC a réagi à la pression de la base en destituant deux présidents d’affilée, Thabo Mbeki et Jacob Zuma. Peu d’autres partis au pouvoir dans le monde peuvent se prévaloir d’un tel avantage.
En fin de compte, c’est le mécontentement de la population et l’activisme civique qui ont forcé l’ANC à agir. Cela souligne le rôle essentiel de la vigilance citoyenne. Les Sud-Africains ont inventé les expressions populaires « vigilance éternelle » et « action de masse informée » qui ont façonné la culture de protestation, les traditions démocratiques et l’engagement stratégique enracinés dans la lutte de masse contre l’apartheid. Ces traditions ont nourri la culture formatrice de l’ANC. Pourtant, la société civile a résisté aux tentatives de cooptation, a conservé son indépendance et a affiné ses tactiques.
Grâce au développement d’institutions de redevabilité durement acquises, la bataille actuelle pour l’âme de l’Afrique du Sud est, une fois de plus, largement entre les mains des Sud-Africains. Tant qu’ils maintiendront un niveau élevé d’engagement éclairé, le pays pourra transformer un moment de scandale en une occasion de transformation. Le public sud-africain a prouvé à maintes reprises qu’il ne craignait pas les conversations inconfortables et qu’il se considère comme le gardien de la Constitution. Cette approche, ainsi que les efforts déployés pour renforcer un réseau dense d’institutions de responsabilisation, constituent une leçon non seulement pour les autres pays d’Afrique, mais aussi pour le monde entier.
Ressources complémentaires
- Thabo Leshilo, « ANC in Crisis : South Africa’s Governing Party is Fighting to Stay Relevant – 5 Essential Reads » The Conversation, 15 décembre 2022.
- Jakkie Cilliers, « What Does a Wounded ANC Mean for South Africa’s Prospects? » ISS Today, 6 décembre 2022.
- Ivor Chipkin, « Phala is Not a Crisis for South Africa ; It is a Crisis for Cyril Ramaphosa and the ANC »,Daily Maverick, 4 décembre 2022.
- Paul Nantulya, « La démocratie sud-africaine est mise à l’épreuve », Éclairages, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, 31 mai 2017.
- Joseph Siegle, « Building Democratic Accountability in Areas of Limited Statehood », document présenté lors de la réunion annuelle de l’International Studies Association, « Power, Principles, and Participation in the Global Information Age », 27 mars 2012.
En Plus: La démocratie