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Les implications stratégiques de l’invasion russe de l’Ukraine pour l’Afrique

La Russie tente d’exporter son modèle de gouvernance et d’influence en Afrique. L’invasion de l’Ukraine en est un coup de semonce, avec des implications qui donnent à réfléchir pour la souveraineté et la stabilité de l’Afrique.


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Vladimir Putin and African leaders at the 2019 Russia–Africa summit in Sochi, Russia.

Vladimir Poutine et les dirigeants africains au sommet Russie-Afrique 2019 à Sotchi, en Russie. (Photo : GovernmentZA)

On s’accorde sur le fait que l’objectif du président russe Vladimir Poutine dans son invasion de l’Ukraine est d’y installer un régime fantoche, malléable aux intérêts de Moscou. Si c’est le cas, cette approche suit le prototype des engagements de la Russie en Afrique de ces dernières années.

S’appuyant sur le modèle utilisé en Syrie, la Russie soutient ses mandataires en Libye, en République centrafricaine, au Mali et au Soudan. Moscou lorgne par ailleurs une demi-douzaine des dirigeants africains qui sont, à des degrés divers, vulnérables.

Ce faisant, les intérêts et la souveraineté des citoyens africains ont laissé la place aux priorités russes.

Cette stratégie de capture des élites reflète les objectifs stratégiques de la Russie en Afrique. Ces derniers comprennent tout d’abord de gagner une implantation dans le Sud de la Méditerranée et de la mer Rouge, permettant potentiellement à la Russie de menacer la face sud de l’OTAN et les goulots d’étranglement du commerce maritime international.

Ensuite, elle permettrait de démontrer le statut de la Russie en tant que grande puissance dont les intérêts doivent être pris en compte à travers le monde.

Troisièmement, elle a pour objectif de déplacer l’influence occidentale en Afrique, tout en sapant le soutient à la démocratie.

« La Russie n’offre aux dirigeants africains que des outils coercitifs ».

La Russie a souvent utilisé des outils extralégaux pour atteindre ses objectifs sur le continent. Notamment, elle a déployé des mercenaires, conduit des campagnes de désinformation, s’est immiscée dans les élections et troqué des armes contre des ressources. Cette approche à bas cout mais au rendement élevé a permis à Moscou d’étendre davantage son influence en Afrique sans doute rapidement que n’importe quel autre acteur externe depuis 2018, date à laquelle Moscou a intensifié ses engagements en Afrique.

Malheureusement pour les citoyens africains, ces tactiques sont toutes intrinsèquement déstabilisatrices. En outre, elles débouchent sur le désenchantement et une diminution de la souveraineté des africains.

L’influence grandissante de la Russie laisse présager une vision sombre du futur de l’Afrique. En effet, la Russie tente d’exporter son modèle de gouvernance—autoritaire, kleptocratique et transactionnel— en Afrique.

Étant donné qu’au moins une poignée de dirigeants africains sont satisfaits de suivre ce chemin, cet engagement est particulièrement problématique. Qu’importe les aspirations démocratiques de la vaste majorité des citoyens africains.

Le vote des Nations unies sur l’invasion russe de l’Ukraine fournit un prisme pertinent pour comprendre les relations entre Moscou et certains pays d’Afrique.  Il révèle un large spectre de normes de gouvernance et de visions en l’Afrique. C’est à travers ces objectifs et ces intérêts que l’on peut s’attendre à ce que de groupes distincts de pays africains s’engagent à l’avenir avec la Russie, avec des conséquences profondes pour la démocratie, la sécurité et la souveraineté du continent.

Marionnettes, parrains et opposition

Le vote sur la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU condamnant l’agression russe n’a été opposé que par une seule voix africaine, celle de l’Érythrée. L’Union africaine et la CEDEAO ont rejoint les condamnations fortes de l’attaque russe sur l’Ukraine. Le président en exercice de l’UA, le Président du Sénégal Macky Sall, ainsi que le Président de la Commission de l’UA Moussa Faki Mahamat, ont aussi critiqué la guerre non provoquée de la Russie.

En tout, 28 des 54 pays d’Afrique ont voté pour condamner l’invasion russe, 16 pays se sont abstenus et 9 n’ont pas voté. En fin de compte, le vote s’est avéré une condamnation remarquable de Moscou pour un continent où la vision du monde de nombreux dirigeants est façonnée par une posture de non-alignement, d’héritages encore bruts de la Guerre froide, de politesse diplomatique et d’un désir de rester neutres face aux rivalités des grandes puissances.

Presidents Faustin Archange Touadera of the Central African Republic and Vladimir Putin of Russia.

Présidents Faustin Archange Touadera de la République centrafricaine et Vladimir Poutine de la Russie. (Photo : kremlin.ru)

Le vote a aussi mis à jour une segmentation grandissante des normes de gouvernance en Afrique et démontré que les relations de l’Afrique avec la Russie ne seront dorénavant ni uniformes, ni brusquement renversées.

Les pays africains qui se sont abstenus ou qui n’ont pas voté l’ont fait pour de différentes raisons. La catégorie de pays se refusant à condamner la Russie est la plus évidente : celle des dirigeants qui ont été cooptés par Moscou, y compris Faustin-Archange Touadéra de la République centrafricaine, le lieutenant général Abdel Fattah al-Bourhane du Soudan, et le colonel malien Assimi Goïta.

Ces dirigeants ne bénéficient pas de légitimité dans leurs pays et dépendent du soutien politique de Moscou et de ses mercenaires pour s’accrocher au pouvoir.

La deuxième catégorie de pays qui se sont abstenus ou qui n’ont pas voté comprend les pays dont les dirigeants ont des liens de patronages avec la Russie.  Les dirigeants de pays tels que l’Algérie, l’Angola, le Burundi, la Guinée, la Guinée équatoriale, Madagascar, le Mozambique, le Soudan du Sud, l’Ouganda, ou encore le Zimbabwe bénéficient tous d’armements russes, de désinformation ou de soutien politique. Ces dirigeants n’ont par ailleurs aucun intérêt dans les processus démocratiques qui pourraient ébranler leur mainmise sur le pouvoir.

Certains pays—comme par exemple le Maroc, la Namibie, le Sénégal et l’Afrique du Sud—qui se sont abstenus ou qui n’ont pas voté sont probablement motivés par des raisons idéologiques ancrées dans leurs traditions de non-alignement. Mais s’ils gardent des relations avec Moscou, ils sont tout de même effarés par ses actions impérialistes et, en général, soutiennent le respect du droit international pour maintenir la paix et la sécurité.

Kenyan Ambassador Martin Kimani at the United Nations

L’ambassadeur du Kenya Martin Kimani aux Nations Unies. (Image : screengrab)

Les pays ayant voté pour condamner l’invasion sont d’importantes démocraties ou pays en voie de démocratisation comme le Botswana, le Cap-Vert, le Ghana, le Malawi, Maurice, le Niger, le Nigeria, le Kenya, les Seychelles, la Sierra Leone et la Zambie. Encore une fois, leurs motivations sont diverses, mais leur note médiane (sur une échelle de 0 à 100) dans l’index de liberté globale de Freedom House surpasse par plus de 20 points celle des pays qui n’ont pas voté pour la condamnation.

L’éloquent discours de l’Ambassadeur du Kenya auprès des Nations Unies, Martin Kimani, où il a défendu le respect de la souveraineté, l’intégrité territoriale et la résolution pacifique des différends, définit la vision de ce groupe et son soutien à un système international fondé sur des règles.  Nombre de ces pays ont aussi pris l’initiative de condamner la vague de coups d’État et de troisièmes mandats sur le continent.

Actions prioritaires

Si le passé en est un modèle, l’on peut s’attendre à ce que, en réaction à son isolement international après l’invasion de l’Ukraine, la Russie escalade sa campagne d’influence en Afrique.

Afin d’atténuer la mauvaise influence russe, les acteurs africains et internationaux qui souhaitent promouvoir un système international démocratique fondé sur des règles doivent prendre des actions décisives.

D’abord, il faut investir dans les institutions et les partenaires démocratiques. Les poids et contrepoids démocratiques sont la meilleure protection contre les influences externes néfastes.

Deuxièmement, les coups et les troisièmes mandats doivent être fermement condamnés. Le manque de légitimité de ces dirigeants les rend vulnérables aux influences d’acteurs extérieurs.

Troisièmement, renforcer les capacités et les champs d’action des journalistes africains est crucial. Sans un discours libre et informé, il est difficile de conduire un dialogue national sur les priorités nationales et les préférences, et aussi de tenir les dirigeants redevables de leurs actions.

Quatrièmement, il faut renforcer la Convention sur l’élimination du mercenariat en Afrique, entrée en vigueur en 1985.  Cette dernière interdit aux États africains de permettre le déploiement de mercenaires sur leur territoire et devrait être utilisée pour interdire Wagner sur le continent.

Cinquièmement, pour renforcer la démocratie, il faut investir dans la professionnalisation des armées africaines. Un nombre grandissant d’armées africaines se sont politisées, contribuant à une augmentation de coups d’État et à l’usage des armées pour réprimer les opposants politiques.

« Si le passé en est un modèle, en réaction à son isolement international après l’invasion de l’Ukraine, la Russie escaladera sa campagne d’influence en Afrique ».

Renforcer l’autonomie des citoyens est aussi très important. Il est possible de contrer la mauvaise influence russe en renforçant la société civile en Afrique pour s’assurer que les voix indépendantes ne soient pas éteintes. La société civile doit aussi augmenter sa surveillance, et exiger la transparence sur les contrats opaques qui souvent sous-tendent le patronage qui renforce les régimes cooptés.

Un autre moyen de renforcer l’autonomie africaine est de soutenir les efforts d’organisations régionales comme l’Union africaine. En effet, l’UA et les communautés économiques régionales ont adopté des chartes qui promeuvent les normes et les processus démocratiques. Ces institutions peuvent soutenir les normes démocratiques quand elles sont bafouées et peuvent réduire les champs d’influences extérieures.

Au niveau international, les gouvernements démocratiques doivent nourrir des partenariats durables avec leurs homologues africains. La stabilité qui en découle sera le bénéfice mutuel de ces partenariats, notamment en matière de sécurité, de gouvernance et d’investissements. De tels engagements durables sont aux antipodes des relations purement transactionnelles et ciblées sur les élites de la Russie en Afrique.

Les pays africains dont les dirigeants sont légitimement élus ne devraient cependant pas devoir choisir entre les partenaires internationaux. Les gouvernements africains veulent naturellement avoir de multiples partenariats, selon leur propre contexte et leurs intérêts. Étant donné l’héritage du colonialisme et des luttes pour l’indépendance qui a défini de nombreux pays d’Afrique, cela est tout à fait normal.  Cependant, la priorité de ces partenariats doit être de maximiser une vision partagée de ce à quoi devrait ressembler un système international basé sur des règles et de la façon dont ce système devrait être mis en œuvre.

Un microcosme révélateur de ces visions en compétition se déroule aujourd’hui en Libye. Le gouvernement soutenu par l’ONU y a voté pour condamner l’invasion russe de l’Ukraine. Il tente aussi d’organiser des élections auxquelles 2,7 millions de Libyens se sont inscrits.  Mais la Russie, en utilisant ses mercenaires, la désinformation et l’opportunisme politique sabote ces efforts pour tenter d’installer son propre mandataire, Khalifa Haftar. Les implications pour toute l’Afrique en sont flagrantes.

En fin de compte la Russie n’offre aux dirigeants africains que des outils coercitifs. Si ces derniers sont diminués, l’influence déstabilisatrice de la Russie sur le continent le sera aussi.

Cet article a d’abord été publié par The Conversation, sous une Licence Creative Commons. Lire l’article original (en anglais ici).