Le Burundi, la crise oubliée, brûle toujours

Si Nkurunziza a réussi à faire supprimer les reportages depuis l’extérieur sur le Burundi, la crise politique et humanitaire qui sévit dans le pays depuis 4 ans ne montre aucun signe d’apaisement.


Des soldats burundais dispersent des manifestants à Bujumbura. (Photo: AP/Jerome Delay)

Selon le rapport de septembre 2019 de la Commission d’enquête des Nations Unies sur le Burundi, des atrocités de masse et des crimes contre l’humanité commis principalement par des agents de l’État et leurs alliés continuent de se produire au Burundi. En outre, la Commission a constaté que le Président Pierre Nkurunziza et de nombreux membres de son entourage étaient personnellement responsables de certains des crimes les plus graves. Ceux-ci comprennent  « des exécutions sommaires, des arrestations et détentions arbitraires, des actes de torture et d’autres traitements cruels, inhumains ou dégradants, des violences sexuelles et des disparitions forcées. »

La Commission enquête sur la crise burundaise depuis 2016. Ses conclusions reflètent celles de la Cour pénale internationale, qui a ouvert une nouvelle enquête en 2017 sur la base de « motifs raisonnables de croire que des agents de l’État et des groupes mettant en œuvre les politiques de l’État… ont lancé une attaque généralisée et systématique contre la population civile burundaise. » La persistance de telles atrocités fait écho aux génocides burundais de 1972 et 1993 et à la violente guerre civile qui s’est achevée 2005.

Une longue spirale destructrice

L’adoption des Accords d’Arusha pour la paix et la réconciliation au Burundi en 2000 a créé un cadre général de consolidation de la paix qui, s’appuyant sur une formule inclusive de partage du pouvoir, s’attaque aux causes profondes du passé violent du Burundi. La mise en œuvre de ce cadre général a mené à une période de stabilité et d’espoir, marquée par deux transitions de dirigeants d’abord du Président Pierre Buyoya et ensuite au Président Domitien Ndayizeye, qui ont chacun gouverné pendant 18 mois avant l’arrivée au pouvoir de Nkurunziza en 2005. À cette joncture, les partis politiques traditionnels du Burundi fonctionnaient comme des coalitions multiethniques, marquant une rupture avec la politique de division du passé.

En 2015, le refus de Nkurunziza à démissionner après son deuxième mandat, comme le stipulent les Accords d’Arusha et la Constitution de 2005, a inversé la voie prometteuse des années passées et a déclenché la crise actuelle. Sa décision de briguer un troisième mandat, associée à la réapparition d’un programme nationaliste à dominance hutu de son parti au pouvoir, le CNDD-FDD, a déclenché des mois de manifestations et une tentative de coup d’État infructueuse en mai 2015. Elle a également déclenché une vague de défections et de violence au sein de l’armée, d’assassinats ciblés de civils, souvent avec une connotation ethnique, et le lancement par trois mouvements distincts de rébellions armées. On estime qu’environ 1 700 personnes ont été assassinées depuis 2015. Cependant, le rapport final de septembre 2017 de l’enquête indépendante de l’ONU sur le Burundi met en garde contre le fait que « personne ne peut quantifier exactement toutes les violations qui ont eu lieu et continuent de se produire dans une situation aussi fermée et répressive que celle du Burundi ».

Malgré le manque d’informations, de nombreux éléments indiquent que la situation s’aggrave sous le couvert du calme que les autorités tentent de projeter. Le nombre de réfugiés burundais dépasse maintenant 400 000 (sur une population totale de 10 millions d’habitants), faisant du Burundi une « crise de réfugiés oubliée », selon Filippo Grandi, Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés. En même temps, la milice aux ordres du pouvoir, l’Imbonerakure (littéralement « ceux qui voient loin »), a été impliquée dans des atrocités de masse, aux côtés de la police, des services du renseignement et d’éléments de l’armée. Les déploiements d’Imbonerakure suivent une structure à quatre niveaux : les collines, les communes, les provinces et le niveau national, reflétant l’organisation administrative du Burundi. Ses membres contribuent de manière importante aux  déplacements de population continus, en particulier dans les provinces du nord, de l’est et du sud, où leur présence est particulièrement ancrée.

Des membres de la milice de jeunesse pro-gouvernementale Imbonerakure pourchassent des manifestants de l’opposition à Bujumbura le 25 mai 2015, sous le regard d'un membre de la police (en bleu)

Des membres de la milice de jeunesse pro-gouvernementale Imbonerakure pourchassent des manifestants de l’opposition à Bujumbura le 25 mai 2015, sous le regard d’un membre de la police (en bleu). (Photo: AP/Berthier Mugiraneza)

Les tendances de la violence ont évolué d’abus flagrants en 2015 et 2016 à des tactiques plus opaques apparues à la fin 2016. Des témoignages directs présentés dans le rapport de 2017 de la Commission d’enquête des Nations Unies sur le Burundi indiquent que depuis lors des atrocités sont commises en utilisant des tactiques de dissimulation presque totale. Cela inclut l’assassinat de victimes dans un endroit avant de jeter leur corps ailleurs, y compris dans les pays voisins, pour éviter la détection. Le rapport de 2019 des Nations Unies a également confirmé l’existence de nombreux lieux secrets, y compris des résidences appartenant à des hauts fonctionnaires, où la torture, le viol, les mutilations et d’autres formes d’abus, ainsi que des meurtres se produisent régulièrement.

Ces informations ont été corroborées par des articles de presse, des observateurs locaux des droits de humains et par les témoignages de transfuges de l’Imbonerakure. Le rapport 2018 de la Commission d’enquête des Nations Unies sur le Burundi a confirmé l’existence de charniers dans les collines de Kanyosha et Mpanda à Bujumbura et à Bubanza et dans d’autres régions. Il a également corroboré la révélation antérieure de l’existence de listes de civils et de militaires devant être assassinés.

Le Burundi connaît également une forte augmentation des disparitions. Depuis 2015, les Nations unies reçoivent régulièrement des informations faisant état de disparitions forcées au Burundi. Des centaines de cas font l’objet d’enquêtes et sont portés à l’attention du gouvernement burundais chaque trimestre. La campagne Ndondeza (« Aidez-moi à les trouver ») a diffusé plus de 400 photos de personnes disparues depuis 2015.

« Malgré le manque d’informations, de nombreux éléments indiquent que la situation s’aggrave »

Les atrocités commises par des agents de l’État ne sont pas confinées à l’intérieur des frontières du Burundi. En 2018, l’Initiative internationale sur les droits des réfugiés (IRRI) a documenté des attaques, meurtres et disparitions de réfugiés burundais dans le camp de réfugiés de Nakivale en Ouganda. La plupart des réfugiés avec lesquels l’IRRI s’est entretenue ont déclaré reconnaître des agents du renseignement burundais et des membres de l’Imbonerakure, y compris certains responsables du meurtre de membres de leur famille au Burundi. L’IRRI a également documenté des plaintes concernant des menaces par téléphone et par SMS, ainsi que de la présence d’agents présumés de l’Imbonerakure prenant des photos dans le camp. En outre, des membres de l’Imbonerakure franchissent régulièrement la frontière avec la Tanzanie pour surveiller et intimider les réfugiés burundais dans le camp de Nyarugusu, où vivent la plupart des réfugiés et exilés burundais.

L’instabilité politique auto-infligée du Burundi a eu un impact direct sur les conditions de vie. Sa croissance économique a baissé de 4,2 % en 2015 à 0,4 % en 2019 sous le poids de la corruption de haut niveau et d’une mauvaise gestion budgétaire. Depuis 2017, le gouvernement n’a pas été en mesure de payer les fonctionnaires à temps, ce qui est une source d’acrimonie publique étant donné que l’État emploie 80 pour cent des salariés du Burundi.

Depuis 2017, le CNDD-FDD au pouvoir a rendu les « cotisations » au Trésor obligatoires pour chaque famille, une démarche largement impopulaire compte tenu du niveau élevé du chômage chez les jeunes. Une nouvelle politique introduite en 2018 exigeant que les organismes et groupes d’aide internationale fournissent au gouvernement une liste de leurs employés en les identifiant par origine ethnique contribue aussi à la récession économique. La plupart des groupes ont en effet préféré quitter le pays plutôt que de s’y plier, perturbant davantage  la prestation de ces services.

Le secteur de la santé burundais a été particulièrement touché par la crise politique. Selon le Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF), seulement 500 médecins travaillaient encore au Burundi en 2017. C’est à peu près la moitié du nombre qui s’y trouvaient en 2010. Les effets sont désastreux : 5,7 millions de cas de paludisme ont été signalés en 2019, causant 1 801 décès. Ces chiffres  en effervescence, compares aux1,8 million d’infections et 700 décès signalés en 2017, illustrent la détérioration progressive du système de santé burundais.

La région ne fait que regarder

États membres de la Communauté de l’Afrique de l’Est (CAE).

La Communauté de l’Afrique de l’Est (CAE) a pour mandat de servir de médiateur à la crise burundaise, mais les frictions persistantes entre ses membres la rendent inefficace et prolongent le conflit. L’escalade des tensions entre l’Ouganda, président des pourparlers de paix au Burundi, et le Rwanda, président de la CAE, est particulièrement préoccupante. Un rapport de l’ONU de décembre 2018 constate que le Burundi, la RDC et l’Ouganda arment et entraînent maintenant les rebelles rwandais, ajoutant une autre couche de tension aux relations déjà très tendues entre le Rwanda et le Burundi. Une flambée pourrait avoir des conséquences dévastatrices pour la région.

L’Union africaine (UA)  est aussi complètement inefficace. Après avoir renoncé à sa décision de décembre 2015 de déployer une force de protection de 5 000 hommes, toujours en raison des querelles entre ses membres et de la menace du gouvernement de Nkurunziza de tirer sur toute troupe de l’UA entrant dans le pays, l’UA a envoyé à la place 200 observateurs des droits humains. Cependant, ils opèrent sous de strictes contraintes imposées par le gouvernement, qui les confine en grande partie à Bujumbura. Fait révélateur, ils n’ont jamais rendu publics leurs rapports par crainte que le gouvernement burundais ne les expulse. Cependant, ce sont les seuls observateurs externes présents au Burundi depuis l’expulsion du Conseil des droits humains des Nations unies. La BBC, la Voix de l’Amérique et pratiquement toutes les organisations de la société civile et des médias ont également été expulsées.

Six sommets de la CAE n’ont pas réussi à convaincre le CNDD-FDD d’assister aux pourparlers présidés par le président ougandais Yoweri Museveni et sous la médiation de l’ancien président tanzanien Benjamin Mkapa. Si qinq négociations se sont produites entre 2015 et 2018, aucune n’a eu lieu en personne. Au lieu de cela, le CNDD-FDD a entrepris de réviser la Constitution de 2005 afin de démanteler les principales dispositions des Accords d’Arusha pour la paix et la réconciliation. Cette décision a porté un coup dur aux négociations puisque leur objectif principal était d’utiliser les Accords comme base de résolution des problèmes qui ont déclenché la crise, la stabilisation du  pays et la préparetion à des élections démocratiques en 2020.

Burundi crisis mediator Benjamin Mkapa

Benjamin Mkapa. (Photo: WMkapa)

En mai 2017, Mkapa a présenté une nouvelle feuille de route lors du sommet de la CAE et a émis un avertissement très sérieux : « Une impasse existe parce que le gouvernement burundais est réticent à parler à ses opposants. Actuellement, il choisit de parler à des parties prenantes amicales tout en ignorant les autres. » Il a également rappelé aux présidents de la CAE la « nécessité impérative » de leur « engagement personnel » pour amener le gouvernement burundais à s’engager dans un dialogue sérieux sans conditions préalables. En outre, Mkapa a alerté les présidents de la CAE sur les conséquences des efforts de révision constitutionnelle du CNDD-FDD. « Qu’en est-il de la médiation dirigée par la CAE dont je facilite le dialogue ? Je crains que la région ne se retrouve devant un fait accompli. » Le Sommet a adopté le rapport mais n’a pas réussi à convaincre les autorités burundaises de s’y joindre.

Adoptée sans opposition viable en mai 2018, la nouvelle constitution burundaise confirme les pires craintes de Mkapa. Elle démantèle les deux tiers des dispositions des Accords d’Arusha, y compris la structure soigneusement conçue de partage du pouvoir. Le bureau du président a maintenant le pouvoir d’annuler les décisions du parlement. Par ailleurs, les contrôles, contrepoids et quotas délicats qui régissaient d’autres branches du gouvernement ont été supprimés.

Cela inclut le secteur de la sécurité qui a été restructuré de manière à permettre un contrôle plus fort du CNDD-FDD, en violation des préceptes fondamentaux du professionnalisme militaire qui exigent l’indépendance des militaires de la politique. Le parti au pouvoir s’est toujours montré profondément méfiant à l’égard des quotas définis par les Accords d’Arusha, qui garantissent une représentation à parts égales des anciens mouvements hutus (y compris le CNDD-FDD) et des ex-Forces armées burundaises (ex-FAB) majoritairement tutsies. Cet arrangement a contribué à l’une des initiatives de réforme du secteur de la sécurité le plus efficaces sur le continent. Toutefois, depuis 2015, le CNDD-FDD a procédé à une vaste purge des anciens officiers des FAB, dont de nombreux ont été tués ou enlevés. Une loi introduite en 2017 confère le « statut de force de réserve » à l’Imbonerakure et une place au sein de l’armée, la qualifiant de « citoyens entraînés militairement à cet effet par l’armée burundaise et les anciens combattants ».

« Tandis que le CNDD-FDD se prépare pour les élections de 2020, l’intimidation, les disparitions, les meurtres et la rhétorique ethnique sont tous en hausse. »

Mkapa a vu dans le retrait des Accords d’Arusha un affront personnel. Il avait en effet joué, aux côtés de l’ancien Président tanzanien Julius Nyerere et de l’ancien Président sud-africain Nelson Mandela, un rôle central dans l’élaboration des Accords d’Arusha. En février 2019, il a présenté un rapport au Sommet de la CAE appelant à une révision de la nouvelle constitution burundaise afin de maintenir intactes les dispositions des Accords d’Arusha. Le Sommet a adopté le rapport mais s’est trouvé devant une situation de fait accompli puisque la CAE ne peut pas prévaloir sur les constitutions des États membres. Face à l’inaction de la CAE, Mkapa a démissionné peu de temps après le Sommet.

Tandis que le CNDD-FDD se prépare pour les élections de 2020, l’intimidation, les disparitions, les meurtres et la rhétorique ethnique sont tous en hausse.  Perdue dans la tragédie affectant le Burundi est l’ironie que ce qui a déclenché la crise a été la poursuite par Nkurunziza d’un troisième mandat en 2015. Bien qu’il ne l’ait pas encore été annoncé, M. Nkurunziza devrait briguer un quatrième mandat (porté à sept ans en vertu de la nouvelle constitution) et aura le droit d’en briguer un cinquième en 2027. Reflétant la structure politique fondée sur la personnalité qu’il a cultivée, Nkurunziza a été officiellement nommé par son parti « Guide suprême éternel » en mars 2019.

Inverser le déclin du Burundi

Malgré l’apparence de la stabilité, le Burundi est en proie à une grave crise qui ravage la sécurité civile, la gouvernance politique, le développement économique et social et la sécurité régionale en général. Comme lors des précédentes crises burundaises, inverser cette spirale destructrice nécessitera un engagement extérieur, étant données l’intense méfiance et les inégalités de pouvoir au niveau national. Compte tenu des intérêts concurrents au sein de l’organe régional de la CAE, un nouveau processus de paix en dehors de son cadre est nécessaire. Il faudra rallier un groupe plus large d’acteurs africains et internationaux et s’appuyer sur l’expérience de Mkapa et remonter au processus de paix d’Arusha. Les membres survivants des équipes de médiation de Mandela et Nyerere devraient également être consultés. Les parties à un remaniement du processus de paix devraient impliquer des représentants de toutes les composantes de du paysage politique du Burundi, y compris de l’opposition nationale et exilée, pas seulement les parties approuvées par le CNDD-FDD.

Burundi nationals protest outside the UN in April 2016

Des Burundais manifestent devant l’ONU en avril 2016. (Photo: AP/Bebeto Matthews)

De nouvelles exclusions étant prévisibles, les élections prévues pour 2020 risquent de saper les efforts visant à faire avancer un processus de paix et elles devraient être reportées jusqu’à ce qu’elles puissent être supervisées conjointement par l’UA et l’ONU et instaurer la confiance des Burundais ordinaires qu’elles seront libres et équitables. Compte tenu de l’intransigeance du CNDD-FDD à négocier avec l’opposition, les acteurs extérieurs devraient être prêts à exercer des pressions supplémentaires, y compris, mais non limitées à des sanctions ciblées des dirigeants du CNDD-FDD.

Le fait que la crise burundaise est auto-infligée signifie également qu’elle peut être résolue. En effet, une feuille de route pour une telle résolution a déjà été élaborée : ce sont les Accords d’Arusha. Le défi pour les acteurs extérieurs est de ramener les parties burundaises sur cette voie.


Ressources complémentaires