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La diplomatie chinoise dans la Corne de l’Afrique – La médiation des conflits comme politique de pouvoir

Le soutien de la Chine aux partis au pouvoir compromet sa capacité à être un arbitre impartial dans la résolution des conflits dans la Corne de l’Afrique et met en évidence l’utilisation de la médiation par la Chine pour poursuivre ses intérêts géostratégiques.


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Chinese workers building railway infrastructure linking Djibouti with Addis Ababa

Des ouvriers chinois construisent une infrastructure ferroviaire reliant Djibouti à Addis-Abeba. (Photo : AFP)

La Chine a lancé les « Perspectives de paix et de développement dans la Corne de l’Afrique » en mars 2022 afin de faciliter un processus de paix mené par la Chine en Éthiopie et dans la Corne de l’Afrique. Depuis lors, l’envoyé spécial de la Chine dans la Corne de l’Afrique, Xue Bing, a effectué une série de visites éclair dans la région. La multiplication des activités diplomatiques de la Chine dans la Corne de l’Afrique a toutefois suscité des froncements de sourcils et un nombre croissant de préoccupations dans la région.

« Sans la participation d’autres acteurs clés, un véritable rétablissement de la paix est pratiquement impossible. »

Premièrement, il y a eu apparemment peu de coordination avec les initiatives de médiation existantes dirigées par des Africains. Il s’agit notamment du Bureau d’Olusegun Obasanjo, le Haut Représentant de l’Union africaine (UA) pour la Corne de l’Afrique, et d’institutions africaines telles que le Groupe des Sages, qui assure la médiation au nom du Conseil de paix et de sécurité de l’UA. On ne sait pas non plus comment la nouvelle initiative s’aligne sur l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD), l’UA et les acteurs internationaux comme les Nations unies. Le lancement de l’initiative chinoise a donc déclenché une intense spéculation et une grande confusion dans la région.

L’initiative est en outre considérée comme favorable au gouvernement éthiopien. Cela s’inscrit dans le cadre des objectifs de la Chine visant à renforcer les liens avec les dirigeants en place dans la région, dont beaucoup sont soumis à des pressions croissantes pour qu’ils démissionnent après avoir exercé plusieurs mandats extraconstitutionnels.

Le revers de la médaille de cette médiation centrée sur le président sortant est qu’elle marginalise les opposants politiques, les autres acteurs politiques importants et la société civile. Sans la participation de ces autres acteurs clés, un véritable rétablissement de la paix est pratiquement impossible, comme le souligne le Manuel de soutien à la médiation de l’UA. Par définition, la médiation offre aux parties opposées un espace neutre pour résoudre leurs différends grâce à l’entremise d’un tiers de confiance. Les groupes d’opposition et la société civile en Éthiopie et ailleurs dans la Corne de l’Afrique accusent toutefois la Chine de manquer d’impartialité et de chercher à maintenir le statu quo en fournissant des armes et une aide économique aux gouvernements de la région engagés dans des conflits.

China’s special envoy to the Horn of Africa Xue Bing

Xue Bing, envoyé spécial de la Chine pour la Corne de l’Afrique, lors de la conférence de paix sur la Corne de l’Afrique à Addis-Abeba, le 20 juin 2022. (Photo : Amanuel Sileshi/AFP)

En n’engageant pas toutes les parties, on évite également de discuter des questions essentielles dans les conflits complexes de la région. Xue Bing l’a reconnu à l’issue de la conférence de paix pour la Corne de l’Afrique organisée par la Chine en juin 2022, notant que les discussions n’ont pas porté sur un conflit spécifique ni sur la médiation « car personne n’a soulevé la question ».

Ces lacunes dans l’approche de médiation de la Chine dans la Corne de l’Afrique soulèvent des questions quant à la finalité réelle de cette initiative. À en juger par les reportages des médias d’État chinois et les déclarations des dirigeants, l’initiative chinoise dans la Corne de l’Afrique vise, du moins en partie, à remplacer la diplomatie occidentale dans la région.

Les objectifs et l’exécution de la Chine

L’initiative de la Chine dans la Corne de l’Afrique a commencé avec l’arrêt imprévu du conseiller d’État et ministre des Affaires étrangères Wang Yi à Addis-Abeba, en Éthiopie, en décembre 2021, après le 8e Forum pour la coopération Chine-Afrique (FOCAC) à Dakar. Il a proclamé le soutien ferme de la Chine au Premier ministre Abiy Ahmed, empêtré dans un conflit civil perturbateur avec le Front populaire de libération du Tigré (TPLF).

L’initiative a véritablement démarré avec la conférence de paix de juin 2022, organisée conjointement par l’Éthiopie et le Kenya et à laquelle ont participé de hauts dirigeants de Djibouti, de la Somalie, du Soudan du Sud, du Soudan et de l’Ouganda. La conférence a établi un programme ambitieux comprenant une invitation à la Chine à aider à la résolution des conflits et un engagement des pays à se réunir régulièrement pour traiter les crises.

« Le moment où la Chine s’est engagée à soutenir Abiy semble avoir été choisi pour exploiter cette tension avec l’Occident ».

L’initiative a été lancée alors qu’Abiy faisait face à une pression croissante de la part de ses partenaires occidentaux concernant des violations présumées des droits humains commises par les forces éthiopiennes dans le Tigré, notamment la suspension de l’Éthiopie en janvier 2022 de la Loi sur la croissance et les possibilités économiques en Afrique (AGOA), qui offre aux pays africains un accès en franchise de droits aux marchés américains.

Le moment où la Chine s’est engagée à soutenir Abiy semble avoir été choisi pour exploiter cette tension avec l’Occident. La Chine poursuit une stratégie similaire de protection des régimes en place au Soudan du Sud et au Soudan, où elle s’oppose aux sanctions et à ce qu’elle appelle « l’intervention étrangère ». La Chine soutient également fortement l’Érythrée, qui fait l’objet de sanctions occidentales et dont les troupes combattent aux côtés des forces éthiopiennes.

Women and children from the internally displaced persons camp of Guyah, Ethiopia wait to have their children screened by health personnel. (Photo: Michele Spatari/AFP)

Des femmes et des enfants du camp de personnes déplacées de Guyah, en Éthiopie, attendent que leurs enfants soient examinés par le personnel de santé. (Photo : Michele Spatari/AFP)

L’envoyé spécial de la Chine dans la Corne de l’Afrique rejoint une liste croissante de diplomates chinois – six au total – chargés des questions africaines de haut niveau. Les activités de médiation de la Chine se sont développées parallèlement à sa stratégie « One Belt One Road » (connue internationalement sous le nom d’initiative « Belt and Road » (BRI)) lancée en 2012.

Parmi les efforts de médiation antérieurs notables de la Chine en Afrique figurent le Soudan du Sud (depuis 2013), le Yémen (2011), le Soudan (Darfour, 2009), les deux Soudans (2008-2011), le Rwanda et la République démocratique du Congo (2008) et le Zimbabwe (2008).

Soutenir les titulaires pour faire progresser les normes de gouvernance de la Chine

La Chine affirme que son dialogue intrarégional sur la médiation est axé sur « les triples défis de la sécurité, du développement et de la gouvernance», sur la base de la « sagesse chinoise » (Zhongguo de zhihui ; 中国的智慧). Ce terme du Parti communiste chinois fait référence à la promotion des normes et pratiques de gouvernance chinoises comme alternatives à la démocratie libérale occidentale.

La promotion du modèle de gouvernance autoritaire de la Chine, souvent présentée comme une « paix de développement » (heping fazhan, 和平发展), est le fondement conceptuel des efforts de médiation de la Chine dans la Corne.

« L’accent mis par la Chine sur la préservation du régime reflète sa propre préoccupation pour la « préservation de la stabilité ».

Si cette approche est souvent liée à la politique ostensible de « non-ingérence » de la Chine, elle se traduit dans la pratique par un engagement profond à préserver les liens de la Chine avec les régimes au pouvoir, au point de ne pas prendre position contre eux, même lorsqu’ils commettent des fautes graves. Pourtant, les médiateurs ont le devoir moral de le faire, comme le montrent les exemples de médiateurs de paix renommés tels que Nelson Mandela en Afrique du Sud, Julius Nyerere en Tanzanie et Ketumile Masire au Botswana.

L’accent mis par la Chine sur la préservation du régime reflète sa propre préoccupation pour la « préservation de la stabilité » (weiwen, 维稳) – son concept de gouvernance directeur à l’intérieur du pays. La recherche du weiwen à l’étranger explique pourquoi les parties prenantes hors régime ne font pas confiance à la médiation chinoise. L’initiative chinoise sur la Corne risque donc d’être non seulement inefficace mais aussi contre-productive.

La médiation au service des intérêts de la Chine

La protection des intérêts de la BRI est une autre priorité de l’initiative chinoise dans la Corne de l’Afrique. L’Éthiopie accueille 400 projets chinois de fabrication et de construction d’une valeur de plus de 4 milliards de dollars, ainsi que des centaines d’entrepreneurs du Grand Barrage de la Renaissance, le plus grand barrage d’Afrique. Un règlement par médiation profiterait à la Chine en réduisant la violence qui pourrait perturber son important portefeuille.

Au début du conflit au Tigré, en novembre 2020, la Chine a collaboré avec l’armée éthiopienne pour évacuer 600 citoyens chinois de l’énorme raffinerie de sucre de Wolkaiyt, située près des lignes de front, et d’un projet hydraulique près de Mekelle, géré par le groupe Gezhouba, l’une des plus grandes entreprises d’État chinoises dans le domaine de l’énergie. En mars 2021, la Chine et l’Éthiopie ont établi un « mécanisme de sauvegarde de la sécurité » pour protéger les investissements chinois en Éthiopie.

L’initiative de la Chine dans la Corne de l’Afrique contraste avec son engagement au Soudan du Sud en 2013, qui s’est distingué par son caractère constructif. La Chine était motivée pour s’engager au Soudan du Sud en raison de ses investissements dans les oléoducs, les puits et les infrastructures d’exportation. Travaillant en étroite collaboration avec la médiation en cours initiée par feu l’envoyé américain Princeton Lyman, le représentant spécial de la Chine pour les affaires africaines de l’époque, Zhong Jianhua, a habilement réuni les principales factions belligérantes autour de la table. Sur la base des relations personnelles et professionnelles étroites entre les deux diplomates, il s’agit d’un cas où la Chine a presque joué un rôle de médiateur au sens classique du terme. Non seulement elle était disposée à discuter avec toutes les parties, mais elle a également soutenu un processus multilatéral plus large.

Zhong Jianhua at a conference on security cooperation in Africa

Zhong Jianhua lors d’une conférence sur la coopération en matière de sécurité en Afrique. (Image : USIP)

Cependant, la Chine ne semble pas enthousiaste à l’idée de travailler avec les envoyés occidentaux ou de s’intégrer aux initiatives multilatérales existantes dans sa dernière initiative. La Chine a justifié cette position en affirmant que M. Abiy et d’autres dirigeants en ont « assez de l’intervention étrangère, des prédications des pays occidentaux » et que les pays de la région affirment que « la Chine nous respecte, nous traite d’égal à égal, et qu’ils veulent donc voir la Chine jouer un rôle plus actif et plus constructif ». Cette justification du rôle de la Chine est cohérente avec la nature centrée sur le régime de ses efforts.

En termes pratiques, cette position semble destinée à s’attirer les faveurs de la Chine auprès d’Abiy tout en faisant progresser la position géostratégique de la Chine dans la région. L’Éthiopie est l’un des plus proches partenaires militaires et économiques de la Chine en Afrique. En outre, la dette de 13,7 milliards de dollars de l’Éthiopie envers les prêteurs chinois augmente son profil dans les calculs chinois. Les partisans du Tigré considèrent ce levier économique comme une preuve supplémentaire de l’inaptitude de la Chine à jouer le rôle de médiateur.

Perspectives africaines

Comprendre les intérêts économiques en jeu dans tout conflit est un élément essentiel pour parvenir à la paix. Sinon, les investissements économiques peuvent renforcer les schémas d’inégalité préexistants. « L’une des solutions consiste à aborder la question des inégalités économiques dans le cadre de toute négociation de paix et à veiller à ce que le développement économique soit intégré au processus de paix », déclare Kwezi Mngqibisa, qui a travaillé sur le processus de paix au Burundi sous la direction de l’ancien président sud-africain Nelson Mandela. « Mandela tenait à ce que les promesses des donateurs aillent de pair avec le processus de paix et à ce que les priorités en matière de développement soient définies par les parties dans le cadre des pourparlers. C’est une leçon que les autres médiateurs ont empruntée. »

L’approche de la Chine révèle des lacunes lorsqu’elle est examinée au regard des principes de médiation africains. Les 12 directives de médiation du manuel de médiation de l’UA comprennent l’impartialité, l’inclusion de tous les acteurs politiques importants, l’implication de la société civile, une entreprise non menaçante pour toutes les parties, l’appropriation par les parties et le traitement des causes profondes. Jusqu’à présent, les « Perspectives de paix et de développement dans la Corne de l’Afrique » ne répondent pas à ces exigences, ce qui signifie qu’il est nécessaire de consulter davantage les institutions et les experts africains.

« Il serait plus juste de considérer Xue non pas comme un médiateur mais comme un envoyé envoyé dans la région pour protéger les intérêts économiques chinois ».

Il existe également des différences en termes de contenu et d’orientation. Le professeur Gilbert Khadiagala, qui a conseillé le Groupe des Sages de l’UA, explique que, dans un premier temps, une médiation crédible devrait sonder les autres médiateurs existants pour faciliter son entrée dans le processus, ce qui n’a pas été fait. Deuxièmement, la Chine se méfie de s’imposer dans des conflits politiques qu’elle ne maîtrise pas : elle préfère vendre les paquets de la BRI à tous les acteurs sans nécessairement avoir un engagement ouvertement politique. Par conséquent, il serait plus juste de considérer Xue non pas comme un médiateur mais comme un envoyé envoyé dans la région pour protéger les intérêts économiques chinois ».

Entre-temps, le calendrier et l’enchaînement des nouvelles initiatives de la Chine n’ont pas suivi les modèles africains. Si les diplomates chinois avaient intégré les leçons de Nelson Mandela et d’autres médiateurs de renom, ils auraient rencontré le TPLF après avoir rencontré le gouvernement, évalué la volonté de dialogue des deux parties, identifié les problèmes fondamentaux et obtenu une « non-objection » de leur part à la médiation. Ils auraient ensuite fait la navette entre les deux parties afin de préparer le terrain pour des pourparlers directs. Tout cela aurait été fait en étroite coordination avec l’envoyé spécial de l’UA, Obasanjo.

Pourquoi les Africains doivent être au centre

L’approche de la Chine, qui consiste à renforcer les régimes en place dans le cadre de son initiative dans la Corne de l’Afrique, signifie qu’elle n’est pas considérée comme un acteur impartial, ce qui va à l’encontre d’une règle fondamentale de la médiation. La Chine semble également utiliser la médiation comme un moyen de soutenir ses intérêts géostratégiques. Or, la médiationest un processus par lequel un acteur de confiance, doté d’une expérience, d’une influence, d’une connaissance approfondie de la résolution des conflits et d’une persuasion morale, amène les parties à la table des négociations pour résoudre leurs griefs dans un environnement sûr.

Au fil des ans, les diplomates africains ont fait preuve d’une expertise considérable dans l’instauration de cette confiance et de cette impartialité, produisant une longue lignée de médiateurs qui se sont attaqués à certaines des crises les plus contrariantes du continent. Il sera donc essentiel que les parties prenantes africaines fassent entendre leur voix, mettent à profit leurs connaissances et prennent la tête de tout effort de médiation et de consolidation de la paix dans la Corne de l’Afrique. C’est sur cette base qu’ils pourront inviter de la manière la plus constructive les acteurs extérieurs à contribuer.


Ressources complémentaires