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Les attaques en mer Rouge et dans l’Océan Indien révèlent la vulnérabilité maritime de l’Afrique

Les frappes de missiles et de drones armés par les milices houthies et les détournements par des pirates somaliens ont déstabilisé la navigation maritime de la mer Rouge à l’océan Indien occidental, ce qui a eu un impact sur la sécurité et le commerce pour l’ensemble de l’Afrique.


Le navire Rubymar chavire en mer Rouge après une attaque de missiles émanant des Houthis. (Photo : CPL Sam Shepherd/NZ Defence Force)

Le navire Rubymar chavire en mer Rouge après une attaque de missiles émanant des Houthis. (Photo : CPL Sam Shepherd/NZ Defence Force)

Les attaques de la milice Houthi au Yémen contre les navires de la mer Rouge ont mis en évidence la vulnérabilité de la sécurité maritime africaine. Depuis novembre 2023, 133 incidents ont été signalés, dont 14 navires frappés par des missiles ou des drones et 18 navires détournés par des pirates somaliens. Les perturbations causées par des acteurs non étatiques qui ne sont pas soumis au droit international et qui ont accès à des stocks d’armements de sécurité posent des problèmes fondamentaux pour la sécurité et le développement économique de l’Afrique.

Les Houthis ont également menacé de perturber les 20 câbles sous-marins qui fournissent des réseaux de communication sous-marins autour de la mer Rouge. Peu après, un navire transportant 21 000 tonnes d’engrais à base de sulfate de phosphate d’ammonium, le Rubymar, a été touché par un missile des Houthis et a commencé à couler. Son ancre traînante aurait endommagé trois câbles sous-marins.

Les attaques ont bouleversé le transport maritime depuis la mer Rouge jusqu’à l’océan Indien occidental, en passant par le golfe d’Aden, par lequel transite 25 % du trafic maritime mondial. Les répercussions ont été immédiatement visibles.

Les citoyens africains paient le prix des retards, des biens de consommation plus chers, de la perturbation des entités économiques locales et de la pollution des cours d’eau.

Les compagnies maritimes internationales ont détourné les routes de la mer Rouge, modifiant ainsi les flux maritimes entre les immenses marchés mondiaux que sont l’Asie et l’Europe. Les primes d’assurance pour le transport maritime ont grimpé en flèche, augmentant le coût des marchandises pour les consommateurs en Afrique et dans le monde entier. Les détournements autour de l’Afrique du Sud peuvent ajouter jusqu’à deux semaines et 6 000 milles nautiques supplémentaires au voyage d’un navire.

L’incertitude concernant les flux d’énergie et le fret affecte de nombreux pays qui dépendent des importations, contribuant à un environnement commercial très imprévisible. Cette incertitude a un impact direct sur les 10 milliards de dollars de recettes annuelles de l’Égypte provenant des péages imposés aux navires empruntant le canal de Suez.

Parallèlement, la pollution due aux débris générés par les attaques et les ripostes a dégradé les eaux et les écosystèmes marins le long du littoral africain de la mer Rouge.

Les 57 millions d’Africains de l’Est confrontés à une insécurité alimentaire aiguë, dont plus de 10 millions de réfugiés et de personnes déplacées à l’intérieur de leur pays, sont également dans la ligne de mire. Tous les approvisionnements alimentaires destinés à la Corne de l’Afrique et à l’Afrique de l’Est proviennent d’Europe, de Russie et d’Ukraine, ainsi que de l’hémisphère ouest via la mer Rouge. Les 6,6 millions de personnes déplacées au Soudan, par exemple, dépendent fortement de l’aide alimentaire acheminée par la mer Rouge.

En bref, ce sont les citoyens africains qui paient le prix des retards, des biens de consommation plus chers, de la perturbation des entités économiques locales et de la pollution des cours d’eau.

Un contexte sécuritaire en détérioration rapide

La sécurité maritime est vitale pour le continent africain, parfois considéré comme la plus grande île de la planète. L’escalade soudaine des attaques a ravivé les menaces posées par la décennie de perturbations dormantes causées par la piraterie somalienne au cours des premières années du 21ème siècle.

L’insécurité en mer au large du Yémen a également mis en évidence la fragilité de la sécurité maritime africaine, dont les effets se font sentir non seulement en mer Rouge, mais aussi sur l’ensemble du continent.

La flambée des coûts du fret expédié vers l’Afrique entraîne une hausse des prix pour les consommateurs et les entreprises pour pratiquement tous les articles importés ou exportés. Pour les économies fragiles et celles des pays enclavés d’Afrique de l’Est qui dépendent le plus de la libre circulation des marchandises en provenance de la mer Rouge, toute augmentation du coût des biens de consommation a un effet direct sur les vies et les moyens de subsistance.

Source: IFPRI

Les capacités limitées de l’Afrique en matière de sécurité maritime

Aucune marine d’Afrique de l’Est n’est actuellement capable d’organiser des opérations de lutte contre la piraterie dans ses eaux. Toutes les ressources navales engagées pour contrecarrer les attaques en mer Rouge et en mer d’Arabie laissent moins de navires pour surveiller les points chauds maritimes africains le long de la côte est du continent, notamment la crise humanitaire au Soudan, la régionalisation potentielle de la Somalie et la querelle diplomatique de l’Éthiopie sur l’accès à la mer via le Somaliland, ainsi qu’un scénario possible d’extrémistes militants utilisant les tactiques des Houthis contre les infrastructures énergétiques au large de la côte septentrionale du Mozambique.

La recrudescence des incidents maritimes en mer Rouge et dans l’océan Indien crée un espace propice aux actes de piraterie et au trafic illicite. Le détournement du trafic maritime autour du reste de l’Afrique crée également plus de cibles pour la piraterie ailleurs, en particulier lorsque davantage de navires doivent naviguer près des côtes.

Tous les pays africains, qu’ils soient côtiers ou enclavés, dépendent des marchandises transportées par les réseaux de transport maritime et de câbles sous-marins.

Les Houthis ont également fait preuve d’une grande capacité de perturbation technologique en matière de missiles balistiques, de drones et de matériel sous-marin. Ces déploiements témoignent de la prolifération de matériel moderne au profit de groupes armés non étatiques. La militarisation maritime accrue des acteurs non étatiques et des groupes criminels constitue une menace directe pour les biens, les infrastructures et les intérêts nationaux africains ailleurs sur le continent.

La crise maritime de la mer Rouge montre comment les actes de ce qui peut sembler être un acteur non étatique lointain ont un impact sur la dynamique économique mondiale. Les gouvernements africains doivent envisager que les tactiques utilisées par les Houthis puissent être employées ailleurs sur le continent et, par conséquent, se préparer à sauvegarder leurs intérêts maritimes.

La crise de la mer Rouge souligne l’importance de la redondance. Tous les pays africains, qu’ils soient côtiers ou enclavés, dépendent des marchandises transportées par les navires et les réseaux de câbles sous-marins. La possibilité de réacheminer les télécommunications, par exemple le long des réseaux de câbles sous-marins autour de l’Afrique du Sud, constitue une aide précieuse. La route du Cap de Bonne Espérance offre donc une double alternative provisoire pour les services maritimes de surface et souterrains sur le continent.

La crise a également mis en lumière la fonctionnalité insuffisante de certains ports africains, qui obligent les navires à attendre pendant de longues périodes à l’extérieur du port, ce qui en fait des cibles plus attrayantes pour la piraterie ou d’autres formes de criminalité Des ports qui fonctionnent bien, qui sont sécurisés et qui sont situés à des points de passage stratégiques sur les itinéraires de transport maritime ont tout à gagner. Actuellement, la majorité des ports africains ont du mal à gérer le volume actuel de fret et à faire face aux conséquences de ces retards et de ces arrivées tardives sur la sécurité.

L’augmentation des flux maritimes autour du reste du continent exige une sensibilisation et une préparation accrues en matière d’assistance en mer, de réapprovisionnement éventuel, de services de soutage fiables, d’assistance médicale et de sûreté en matière de recherche et de sauvetage. Pourtant, de nombreux pays ne disposent pas de capacités de police maritime digne de ce nom. Certains disposent de navires de guerre modernes, mais ils sont pour la plupart stationnés dans des ports, laissant le transport commercial emprunter des routes maritimes vulnérables et mal contrôlées.

Renforcer la connaissance du domaine maritime africain

La connaissance du domaine maritime (CDM) est la base de l’extension du maintien de l’ordre en mer au large de l’Afrique. Il existe 5 centres infrarégionaux de coordination des secours maritimes (maritime rescue coordination centers ou MRRC) et 26 sous-centres sur le continent pour couvrir l’ensemble du littoral africain à des fins de coordination de la recherche et du sauvetage. Deux centres ont commencé à fonctionner en 2022 : un centre régional de fusion des informations maritimes (CRFIM) à Madagascar, qui assure la surveillance et le partage des activités suspectes des navires dans la région, et un centre régional de coordination opérationnelle (CRCO) aux Seychelles, qui utilise les informations du CRFIM pour coordonner les réponses en matière de sécurité maritime dans l’océan Indien occidental (OIO). Bien que les moyens d’améliorer la connaissance du domaine maritime soient en place avec le réseau des MRCC et les deux centres WIO, il existe très peu de ressources, voire aucune, dans la région africaine bordant la mer Rouge pour aider à atténuer l’éventail des menaces en jeu, en dépit des informations disponibles et échangées.

La mer Rouge, qui sépare l’Afrique (à gauche) du Yémen (à droite). (Photo : Riccardo Rossi)

Les marines occidentales et la marine indienne sont intervenues pour contenir la menace émergente par le biais de réponses navales multinationales, notamment Prosperity Guardian, l’opération Aspides (EUNAVFOR) et l’opération ATALANTA (lutte contre la piraterie). Ces efforts visent à maintenir l’intégrité de la composante maritime qui sous-tend l’économie mondiale. Pourtant, les marines africaines brillent par leur absence. Même l’Égypte, qui dispose d’une marine très performante et qui risque de subir des pertes économiques considérables à cause de la crise, n’a pas déployé un seul navire.

En tant que parties à la Convention des Nation Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM), 47 pays africains ont la responsabilité partagée de préserver les mers de toute interférence armée afin de permettre un transit libre et sûr dans les voies navigables internationales. Pourtant, de nombreux gouvernements africains semblent ne pas prendre au sérieux leurs intérêts maritimes nationaux, ignorant les obligations qui leur incombent en vertu de la CNUDM et des multiples conventions régissant la sécurité de la navigation et la coopération internationale.

Au niveau national, les stratégies individuelles de sécurité maritime et les programmes visant à promouvoir les opportunités de l’économie bleue ont été mis sous pression. Les processus politiques nationaux de nombreux pays africains riverains n’ont pas permis d’améliorer la sécurité maritime. Plusieurs pays comme le Ghana, le Nigeria et le Kenya, des organismes régionaux comme l’Autorité intergouvernementale pour le développement (AID) et les États insulaires des Seychelles et de Maurice s’attaquent à ce problème. Pour la majorité d’entre eux, cependant, il est nécessaire d’étendre la sécurité au-delà des zones littorales de l’Afrique s’ils veulent réaliser les ambitions maritimes de l’Union africaine (UA) de développer une économie bleue durable et prospère par le biais de sa stratégie AIM 2050, ainsi que la croissance économique et la vision du développement dans l’Agenda 2063 de l’UA.

Priorités pour atténuer l’insécurité maritime en Afrique

La crise maritime de la mer Rouge exige un recalibrage des efforts africains en matière de sécurité maritime afin de contribuer à maintenir les routes commerciales ouvertes, à protéger les câbles de communication sous-marins et à préserver l’État de droit.

Développer l’échelle et la portée des centres de fusion de l’information maritime (CFIM) afin d’améliorer la connaissance du domaine maritime. Les centres de fusion de l’information maritime peuvent faire progresser la connaissance de domaine maritime en recueillant et en analysant des informations sur les risques liés à la mer, puis en communiquant des renseignements exploitables aux décideurs politiques et aux spécialistes de la sécurité. Pour que les renseignements soient plus utiles, l’Afrique doit augmenter le nombre de CIFM au-delà de l’actuel CRFIM et élargir le champ des informations collectées pour y inclure les crimes environnementaux (pêche INN, déversement de déchets toxiques) et les menaces émanant de groupes militants non étatiques. L’architecture de sécurité maritime existante et les enseignements tirés de l’expérience de la piraterie en Somalie doivent être intégrés et affinés pour répondre aux futures menaces de type Houthi.

Renforcer les structures existantes de coopération en matière de sécurité pour répondre aux crises maritimes Au cours de la dernière décennie, de nombreux efforts ont été déployés pour développer les connaissances, les capacités, la coopération et les compétences nécessaires pour faire face aux menaces maritimes, notamment par le biais de l’architecture zonale du protocole de Yaoundé et au réseau d’échange d’informations du code de conduite de Djibouti. Cette base de connaissances doit être mise à jour pour tenir compte des menaces plus graves résultant des technologies utilisées dans le cadre de l’agression des Houthis. Dans ce contexte, les structures et les protocoles dormants doivent être ravivés ou renforcés. La Somalie est un terrain propice à l’apprentissage et à l’exploitation des connaissances, des réseaux et de l’expérience en matière de renforcement des capacités. Une mesure urgente consiste à mettre en place des propres réseaux africains indépendants pour assurer l’interface et le partage des connaissances sur les flux de technologies de drones et de missiles vers les groupes militants africains.

Renforcer la diplomatie africaine pour améliorer la protection générale des routes commerciales, des réseaux de câbles sous-marins et de l’aide humanitaire. Chaque pays africain dépend de la circulation continue et ininterrompue des marchandises et des réseaux de télécommunications. La menace des Houthis et les ruptures de câbles en mer Rouge démontrent les vulnérabilités du domaine maritime et la nécessité d’harmoniser la protection, la redondance et la coopération internationale.

En tant que parties à la Convention des Nation Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM), 47 pays africains ont une responsabilité partagée pour assurer la sécurité des mers.

Plusieurs questions sont en jeu dans cet effort. Les dirigeants africains doivent être attentifs aux rivalités régionales croissantes visant à établir des installations navales étrangères dans les eaux africaines. Dans le même temps, et en accord avec les préférences africaines pour la coopération Sud-Sud, la Turquie et l’Inde peuvent être des partenaires potentiels. Il s’agit notamment de coopérer avec certaines multinationales pour protéger et réparer les systèmes de câbles sous-marins autour de l’Afrique.

Les initiatives de diplomatie maritime africaine doivent désormais inclure un élément de coopération maritime explicite pour passer des déclarations et communiqués ministériels populaires (et du patchwork d’accords politiques qui en résulte) à une structure, des programmes et des opérations réels en tant que moyens ordonnés de traiter les intérêts maritimes de l’Afrique.

Les pays africains doivent faire usage de leur voix collective et mettre en œuvre leurs stratégies et programmes nationaux de sécurité maritime afin de mieux protéger un bien international fondé sur des intérêts et une sécurité communs. Les pays africains ont leur mot à dire dans les organisations internationales telles que les Nations unies et dans le cadre de la Convention des Nations unies sur le Droit de la Mer. L’Afrique a également son mot à dire au sein de l’Organisation maritime internationale et du Comité international de protection des câbles. Elle doit également commencer à utiliser sa voix au sein de l’organisation intergouvernementale BRICS pour influencer les membres, tels que l’Iran et la Chine, à être des fournisseurs de sécurité maritime plus constructifs que coercitifs et à s’engager dans une diplomatie maritime et navale coopérative.

Dans l’ensemble, les mesures susmentionnées constituent des étapes progressives vers le positionnement de l’Afrique en tant que fournisseur émergent de sécurité maritime pour faire face à l’évolution rapide des intérêts maritimes.

François Vreÿ est professeur émérite à la faculté des sciences militaires de l’université de Stellenbosch, en Afrique du Sud, et coordinateur de recherche à l’Institut de sécurité pour la gouvernance et le leadership en Afrique (SIGLA) de l’université.

Le capitaine de vaisseau Mark Blaine est un officier de combat à la retraite de la marine sud-africaine, ancien maître de conférences en sciences nautiques à la faculté des sciences militaires de l’université de Stellenbosch, en Afrique du Sud, et chercheur pour SIGLA.


Ressources complémentaires