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Les intérêts concurrents des acteurs régionaux au Soudan du Sud: Une exploration


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Salva Kiir and Yoweri Museveni at the signing of the ARCSS

Le Président du Soudan du Sud, Salva Kiir, et le Président de l’Ouganda Yoweri Museveni, lors de la signature de l’Accord sur la résolution du conflit en République du Soudan du Sud (ARCSS) le 26 août 2015. (Photo: UN/Isaac Gideon)

Les aspects régionaux tiennent depuis toujours un rôle prépondérant dans le paysage de la sécurité au Soudan du Sud. En effet, le pays est né de la fracture régionale entre ce que sont aujourd’hui le Soudan et le Soudan du Sud. Cette scission a par la suite été façonnée et influencée, à divers degrés, par tous les voisins du Soudan du Sud. Cette dynamique s’est poursuivie jusqu’à ce que le pays sombre dans la guerre civile en décembre 2013. Ces influences ont eu simultanément des effets d’exacerbation et de stabilisation, ajoutant un niveau supplémentaire de complexité aux transactions politiques de tout effort de consolidation de la paix dans la région. Comprendre et faire la part des dynamiques régionales, que ce soit au niveau bilatéral ou multilatéral, font partie intégrante de l’instauration d’une stabilité durable au Soudan du Sud.

La politique de l’IGAD

Le rôle de l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD) au Soudan du Sud remonte à l’Accord de paix global (CPA), qui a été négocié sous ses auspices. L’IGAD a également joué un rôle primordial de médiateur dans les négociations de l’Accord sur la résolution du conflit en République du Soudan du Sud (ARCSS), le schéma directeur, soutenu par la communauté internationale, pour la résolution de la crise au Soudan du Sud. L’IGAD a également été chargée par l’Union Africaine (UA), avec le soutien des pays de la troïka (Royaume-Uni, Norvège, États-Unis) et de la communauté internationale dans son ensemble, de diriger la mise en œuvre de l’ARCSS, par l’intermédiaire de la Commission mixte de suivi et d’évaluation.

Malgré cet engagement constant, l’IGAD n’a, jusqu’à présent, pas su obtenir des parties belligérantes sud-soudanaises, que leur comportement réponde aux exigences requises. Les intérêts régionaux concurrents ont, en outre, aggravé la crise actuelle, majorant sa complexité. La situation difficile que connait le Soudan du Sud, depuis la signature de l’ARCSS en 2015, en raison du conflit violent, de la fracture sociale, et de la tourmente économique, aurait pu être améliorée si la région et la communauté internationale avaient agi en concert.

En effet, l’ARCSS constitue une base nécessaire pour remédier aux causes profondes de la crise. Cependant, faute d’élaboration d’une approche commune de l’IGAD et de la communauté internationale permettant de veiller au respect des dispositions de l’accord, une riposte robuste pour en corriger les nombreuses violations n’a pas été opérationnelle. L’absence de consensus autour d’une politique de la carotte et du bâton de la part de la région et la communauté international, a assuré l’impunité aux contrevenants, en particulier au gouvernement du Soudan du Sud (GoSS), qui est responsable d’infractions qui compromettent l’ARCSS. L’absence de réponses crédibles permet au GoSS d’ignorer les menaces  répétées puisqu’elles sont inefficaces. L’inaction face à ces infractions et à la violation sans relâche des droits humains, semble avoir convaincu les parties à cet accord, de l’inefficacité et de l’impuissance des organismes régionaux qui sont de simples « tigres en papier ». Un aspect du problème réside dans les intérêts économiques, politiques et de sécurité conflictuels des acteurs régionaux.

Intérêts économiques

Il est primordial d’appréhender les intérêts économiques des voisins du Soudan du Sud, non seulement au travers de l’évolution de leurs rôles dans le pays, mais aussi afin de comprendre comment leurs quêtes d’alliances et autres intrigues influences ces intérêts économiques. Le Soudan du Sud attire aussi bien de petits que de gros investisseurs dans divers secteurs de son économie, dont du Kenya, d’Ouganda, d’Éthiopie, de l’Érythrée, et d’Égypte.  Les engagements suivants de ces pays sont généralement motivés par leur désir de protéger les investissements de leurs ressortissants, bien que l’intensité de tels intérêts varie d’un pays à l’autre

S’agissant du pétrole, la capacité du Soudan du Sud à exporter un produit de base qui représente 98 pour cent de son revenu national, dépend de la qualité des relations qu’il maintient avec le Soudan, ce qui lui donne un levier important dans sa relation avec son voisin du Sud. La sécession du Soudan du Sud d’avec la République du Soudan a entrainé une perte de plus de 70 pour cent du revenu pétrolier de Khartoum. Pour tenter de compenser les pertes de recettes pétrolières, le gouvernement du Soudan prélève une redevance exorbitante pour le transit du pétrole, des frais de traitement et d’acheminement pour l’exportation du pétrole brut sud-soudanais, via son oléoduc, vers Port Soudan sur la côte de la mer Rouge. Le Soudan prélevé environ 24 dollars par baril exporté. Ceci représente approximativement la moitié de la totalité des recettes pétrolières du Sud-Soudan depuis 2015.

Au cours des négociations de l’ARCSS, le GoSS a effectivement choisi un autre oléoduc afin d’exercer une influence sur certains États de l’IGAD.

Le coût élevé de l’acheminement de son pétrole brut a imposé au Soudan du Sud de rechercher des solutions au lendemain de l’indépendance. Parmi les options figurent la construction d’un nouvel oléoduc, soit via le Kenya vers l’océan Indien, soit vers les ports de Djibouti ou de l’Érythrée via leurs ports sur la mer Rouge. Au cours des négociations de l’ARCSS, le GoSS a effectivement choisi un autre oléoduc afin d’exercer une influence sur certains États de l’IGAD. Même si l’étude de faisabilité indique que la meilleure option serait l’oléoduc transitant par l’Éthiopie et Djibouti pour relier la mer Rouge, le GoSS aurait apparemment marqué sa préférence pour l’option kenyane.

Étant donné la dépendance du Soudan sur son oléoduc comme source de revenus, il profite nécessairement de situations où l’instabilité ne permet pas au Soudan du Sud de construire un nouvel oléoduc, et sa position vis-à-vis des parties du conflit dans le Sud a probablement été influencée par de tels calculs.

Outre la politique pétrolière, la politique entourant la construction du Barrage de la Renaissance (GERD) est devenue un autre facteur important pendant la guerre civile au Soudan du Sud. Afin de situer le contexte d’une telle dynamique, il convient de signaler que le traité de partage des eaux du Nil signé en 1929 entre l’Égypte et la Grande-Bretagne accordait à l’Égypte un monopole sans précédent de la gestion et de l’utilisation des eaux du Nil, même si 97 pour cent du flux des eaux du Nil a sa source hors des frontières égyptiennes. Le Nil Bleu qui prend sa source dans les hauts plateaux éthiopiens contribue 85 pour cent du débit global du Nil. Le reste provient de rivières et de lacs des États riverains qui débouchent au sud du Soudan du Sud (Burundi, Tanzanie, Rwanda, Ouganda, and Kenya).

L’Égypte a conclu, en 1956, un traité bilatéral avec le Soudan « lui cédant » 18,5 milliards de mètres cubes par an ; ce dernier a permis au Soudan de développer l’énergie hydraulique ainsi que le projet d’irrigation de Gezira pour, entre autres, la culture du coton. Depuis lors, l’Égypte s’est opposée aux prétentions des autres États riverains, revendiquant ses droits historiques sur les eaux du Nil, desquelles elle dépend entièrement pour son usage domestique, son agriculture et son industrie. Sous la pression croissante des populations, ces États riverains ont toutefois cherché de plus en plus des moyens d’exploiter l’amont du Nil de même que les masses d’eau de son bassin versant pour l’électricité et l’irrigation.

Les États riverains du Nil ont, en 2010, ratifié l’Accord-cadre de coopération pour le bassin du Nil (CFA en anglais), hormis l’Égypte et le Soudan qui n’y ont pas adhéré. Le CFA établit un cadre pour la conservation et l’utilisation des ressources du Nil et a été ratifié par le Burundi, l’Éthiopie, le Kenya, le Rwanda, la Tanzanie, et l’Ouganda. La construction du GERD par l’Éthiopie, lequel aura une capacité de 62 milliards de mètres cubes d’eau, a suscité la colère de l’Égypte. Elle aurait menacé l’Éthiopie d’une guerre si le flux du Nil est perturbé, et a fait pression sur les autres signataires du CFA pour qu’ils ne ratifient pas le traité.

Alors que le différend au sujet du GERD se poursuit, le GoSS, avec l’aide présumée de l’Ouganda, a consolidé ses relations diplomatiques avec l’Égypte afin d’affaiblir l’influence du Soudan et de l’Éthiopie au Soudan du Sud. De plus, en 2017, l’Égypte, qui collabore avec le GoSS sur des projets hydrauliques au Soudan du Sud, aurait non seulement octroyé des fonds mais aurait également fourni du matériel et des services militaires au GoSS par l’intermédiaire de l’Ouganda. Bien que l’Égypte et le Soudan du Sud n’aient pas de frontière commune, la préoccupation de la première concernant l’accès durable aux eaux du Nil influence ses intérêts au Soudan du Sud, lequel occupe 45 pour cent du bassin du Nil.

Bien que l’Égypte et le Soudan du Sud n’aient pas de frontière commune, la préoccupation de la première concernant l’accès durable aux eaux du Nil influence ses intérêts au Soudan du Sud, lequel occupe 45 pour cent du bassin du Nil.

Par ailleurs l’Égypte voudrait relancer les discussions avec le Soudan du Sud au sujet du canal de Jonglei, dans la période ayant suivi le CPA. Conçu initialement pour augmenter le débit d’eau du Nil en détournant l’eau des vastes zones humides de la région Sudd du Soudan du Sud, traversées par le Nil blanc, ce canal, financé par Le Caire, a été laissé inachevé en 1983 quand la guerre civile a éclaté entre le Soudan et sa région méridionale semi-autonome. Outre l’acquisition de droits déclarés de l’Égypte dans le Sudd du Soudan du Sud, son rapprochement avec le Président Kirr et son soutien à la campagne militaire de ce dernier, ont alarmé l’Éthiopie.

Des rumeurs selon lesquelles Djouba avait accepté, à la demande expresse du Caire, d’accueillir des rebelles éthiopiens basés en Érythrée, ont circulé à cette époque sans avoir jamais été confirmées. Cependant, l’initiative d’Addis-Abeba de s’engager conjointement avec Djouba dans une collaboration en matière de sécurité, y compris l’engagement de ne pas accueillir d’acteurs hostiles à leurs gouvernements respectifs, tend à accréditer ces rumeurs. Aussi, début 2018 l’Égypte a apparemment signé un accord en vue d’établir une base militaire en Érythrée.

La politique du Nil a par conséquent été injectée de différentes manières dans le conflit du Soudan du Sud alors que Djouba cherche à financer son effort de guerre. Cela a pour effet de prolonger la guerre en donnant au GoSS une bouée de secours et en rendant Djouba moins enclin à faire des compromis sur la mise en œuvre de l’ARCSS.2

Presidents Kenyatta of Kenya and Kiir of South Sudan

Le Président Kenyatta du Kenya et le Président Kiir du Soudan du Sud. (Photo: UNMISS)

Quant aux intérêts économiques du Kenya, ils résident en grande partie dans les secteurs bancaire et du transport aérien. Les ressortissants Kenyans constituent un élément majeur du secteur naissant de l’hôtellerie, en plus de la gestion de petites entreprises.  En raison de la forte contraction de l’activité économique au Soudan du Sud au début du conflit de 2013, les intérêts économiques Kenyans ont subi un important préjudice. Certaines banques ont fermé tandis que Jetlink Express, l’une des trois compagnies aériennes kenyanes opérant à l’origine au Soudan du Sud, a dû mettre la clé sous la porte en raison de sa prétendue incapacité à transférer 2 millions de dollars hors du Soudan du Sud, après le gel des exportations de pétrole en 2012.3 Certains commerçants Kenyans ont quitté le pays au début de la guerre, suite à une vague d’assassinats ciblant les étrangers.

Alors qu’il a initialement joué un rôle actif dans la négociation de l’ARCSS et la libération en décembre 2013 des principaux chefs du MPLS (Mouvement populaire de libération du Soudan), le Kenya s’est par la suite aligné avec le Président Kiir et a perdu son influence de médiateur impartial, qu’il avait acquis en tant qu’hôte de nombreux dirigeants sud-soudanais et de leurs familles. Le Kenya a accordé en 2016 un prêt de 60 millions de dollars au Soudan du Sud qui était à court d’argent.4 Il a, en 2017, arrêté et remis à Djouba plusieurs chefs du MPLS-IO (-en opposition), suite au limogeage du commandant kenyan de la mission des Nations Unies au Soudan du Sud.

Intérêts politiques

C’est avec réticence que Khartoum a accordé son indépendance au Soudan du Sud. Ce qui est tout à fait compréhensible, dans la mesure où la sécession du Soudan du Sud est responsable de la perte d’un quart du territoire du Soudan et de trois quarts de ses recettes d’exportation dont le montant avoisinait les 13 milliards de dollars au moment de l’indépendance.5 Peu après la partition, le Soudan a été contraint d’émettre une nouvelle monnaie, l’économie souffrant d’une perte de plus d’un tiers de son revenu.

La crainte que Khartoum pourrait tenter d’invalider l’indépendance du Sud cadre les relations non seulement entre les deux anciens ennemis mais également entre l’Ouest et les deux voisins. Le Soudan aurait infiltré le premier gouvernement sud-soudanais d’après l’indépendance, pour garder un œil sur le déroulement des évènements, si ce n’est dans celui d’affaiblir le nouvel État indépendant. Les relations se sont détériorées en 2012, incitant l’armée sud-soudanaise à envahir les champs pétroliers contestés d’Heglig.6 La manière dont Khartoum a courtisé les personnalités majeures de l’opposition après le déclenchement de la guerre civile en 2013 témoigne de sa volonté d’influencer le cours des évènements à Djouba. En dépit de ces évènements, Khartoum avait paradoxalement de fortes motivations économiques pour souhaiter des relations pacifiques avec Djouba. Au cours de la guerre civile au Soudan du Sud, Khartoum a minutieusement ajusté ses interactions avec les leaders du Sud, accueillant séparément le Président Kiir, Riek Machar et d’autres dirigeants du Sud.

Aucun dirigeant n’a autant d’emprise sur Djouba que Yoweri Museveni.

Allié politique de longue date du président Kiir, l’Ouganda lui a apporté son soutien total et continue d’appuyer le statu quo à Djouba. Le président Museveni a, tout au long du conflit, investi des ressources humaines et financières considérables pour maintenir le Président Kiir au pouvoir à la suite de l’intervention militaire qui, en 2014, a arrêté l’avancée des rebelles sur Djouba. Le Président Museveni s’est efforcé de ramener dans les rangs les membres dissidents du M/APLS (Mouvement/l’Armée populaire de libération du Soudan), et de les mobiliser derrière le Président Kiir et l’initiative de dialogue national du GoSS. La présence du Président Museveni aux côtés du Président Kiir lors de l’ouverture de l’initiative de dialogue national et de son appel à la tenue d’élections anticipées au Soudan du Sud, renforce sa nette préférence en faveur du Président Kiir face à Riek Machar.

Vu la position du Président Museveni dans la région, son soutien au Président Kiir a conféré à ce régime assiégé de toute part, une touche de légitimité, en plus de la fourniture d’une voie vitale de réapprovisionnement pour l’APLS. Aucun dirigeant n’a autant d’emprise sur Djouba que Yoweri Museveni qui semble très attaché au maintien de son influence. L’afflux sans précédent de plus d’ 1 million de réfugiés en Ouganda ne semble en rien affecter la dynamique de cette relation « privilégiée » entre Kampala et Djouba. Reste à savoir si des voix émanant du gouvernement ougandais et de la société civile pourrait inciter le Président Museveni à revoir sa position et adopter une approche du conflit au Soudan du Sud davantage axée sur la population.

Justice et obligation de rendre des compte

La justice et l’obligation de rendre des comptes pour les atrocités commises depuis 2013 constituent une autre dimension primordiale pour déterminer la manière dont les acteurs régionaux abordent le conflit au Soudan du Sud. La Commission des droits de l’homme de l’ONU au Soudan du Sud a identifié 40 responsables sud-soudanais complices de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Néanmoins, dans un contexte régional d’animosité à l’égard de la justice internationale, le conflit au Soudan du Sud relance la polémique autour de la paix et de la justice. De fait, la géographie de la justice internationale en Afrique semble dorénavant nettement coïncider avec la carte physique de la Grande Corne d’Afrique.

Le Burundi, la République Démocratique du Congo (RDC), la République de Centrafrique, le Kenya, le Rwanda, le Soudan, et l’Ouganda ont été, ou font actuellement, l’objet de l’attention des tribunaux internationaux.

Alors que l’Éthiopie a, dans les années 90, organisé des procès pour génocides à l’encontre de membres de l’ancien régime socialiste des Derg, le Burundi, la République Démocratique du Congo (RDC), la République de Centrafrique, le Kenya, le Rwanda, le Soudan, et l’Ouganda ont été, ou font actuellement, l’objet de l’attention des tribunaux internationaux. La solidarité des dirigeants africains qu’a générée l’inculpation des Présidents al Bashir et Kenyatta par la Cour pénale internationale, a exacerbé les émotions contre l’obligation de rendre des comptes et galvanisé l’opposition des dirigeants envers le tribunal. Ces sentiments semblent avoir imprégné le débat sur l’obligation de rendre des comptes au Soudan du Sud, certaines délégations régionales ayant apparemment tenu des propos résolument anti-justice lors des négociations de l’ARCSS.

La décision sans précédent de l’UA de mettre en place, en 2013, une commission d’enquête sur le Soudan du Sud chargée d’examiner les violations des droits humains et les crimes commis pendant la guerre civile, est la seconde tentative de l’institution africaine d’exiger justice pour les victimes de crimes de guerre en Afrique depuis le procès de l’ancien président Tchadien Hissène Habré devant les chambres extraordinaires au Sénégal. L’ARCSS a, par la suite, adopté la recommandation de l’UA relative à la création d’une Cour hybride pour poursuivre les auteurs de crimes internationaux. Conformément à sa mission, l’UA a présenté au GoSS un mémorandum d’accord en vue de la création d’une cour hybride, en 2017, lequel nécessite encore la signature du GoSS. S’il est encore trop tôt pour préjuger de son devenir, une position régionale privilégiant la paix au détriment de la justice, favorise l’immunité des hauts fonctionnaires devant les tribunaux internationaux et protège les dirigeants mis en accusation n’est pas de bon augure pour la justice au Soudan du Sud.

Sécurité et intérêts territoriaux

La sécurité et les intérêts territoriaux des États membres de l’IGAD ont joué un rôle crucial dans l’exacerbation des conflits au Soudan du Sud. Dans l’ensemble, l’Éthiopie, contrairement à d’autres membres de l’IGAD, a proposé une orientation objective et neutre des pourparlers de paix qui ont abouti à l’ARCSS. Toutefois, le rapprochement entre Le Caire et Djouba, notamment le présumé financement égyptien et la fourniture de matériel militaire à Djouba, en échange de l’appui du Caire pour faire opposition à la construction du GERD par l’Éthiopie, a compliqué les relations entre Addis-Abeba et Djouba. En réponse aux démarches entreprises par l’Égypte auprès du Soudan du Sud et dans une tentative d’améliorer les relations avec ce dernier, l’Éthiopie a signé un accord de sécurité dans lequel les deux pays s’engagent à ne pas accueillir de rebelles ou de groupes opposés à leurs gouvernements respectifs. Selon certaines rumeurs, le soutien potentiel du Sud-Soudan à des rebelles éthiopiens basés en Érythrée a influencé la décision de l’Éthiopie, bien qu’un accord de suivi sur le même sujet n’ait fait aucune mention de l’accueil de groupes d’opposition.

Addis-Abeba accueille de nombreux dirigeants sud-soudanais qui ont fui le pays. Ceci constitue un moyen de pression politique qu’Addis-Abeba peut utiliser pour influencer les orientations politiques à Djouba. Même si c’est improbable dans le court terme, l’Éthiopie pourrait envisager un changement de régime au Soudan du Sud, si elle estime que les liens de Djouba avec Le Caire nuisent aux intérêts éthiopiens en matière d’économie et de sécurité.

Contrairement au Soudan du Sud, le Soudan a résolu de se rallier à l’Éthiopie sur la question du GERD, un  qui a conduit à l’amélioration des relations diplomatiques entre les deux pays. L’accord entre Addis-Abeba et Khartoum sur la constitution de forces de sécurité communes pour la protection du barrage va non seulement renforcer la position de l’Éthiopie face à l’Érythrée, son rival historique, mais peut aussi être responsable de la détérioration des relations entre le Soudan et l’Égypte. Le Soudan et la Turquie ont conclu un accord fin 2017 pour rebâtir un port et une base militaire de l’époque ottomane, quand bien même l’Égypte s’apprêtait à conclure un accord similaire avec l’Érythrée qui a mené une guerre âpre contre l’Éthiopie pour ces territoires contestés.

L’Égypte qui entretient des liens étroits aussi bien avec les États-Unis qu’avec la Russie peut se sentir encouragée dans ses efforts pour empêcher toute modification de son débit d’eau du Nil, ainsi que dans sa position à l’égard de ses territoires contestés avec le Soudan. L’obtention de l’Égypte d’un siège au Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU), pendant cette période, pourrait également s’avérer importante, tant pour ses intérêts nationaux propres que pour Djouba. Djouba pourrait espérer compter sur la voix du Caire et son soutien au CSNU pour lequel le Soudan du Sud demeure une question d’actualité.

Le conflit au Soudan du Sud s’envenime en raison des intérêts limités des acteurs régionaux et de l’incapacité de la communauté internationale à prendre des mesures fermes sur un éventail de questions.

Le Soudan a, pour sa part, des intérêts stratégiques en matière de sécurité au Soudan du Sud. Il est le membre de l’IGAD ayant le plus d’influence sur le le Soudan du Sud. Ces intérêts comptent entre autres, le territoire contesté d’Abyei et l’accueil des réfugiés du Soudan du Sud. Outre le soutien présumé de Djouba au MPLS-Nord, un mouvement rebelle opposé à la domination soudanaise dans les États du Nil Bleu et du Kordofan du Sud, le rapprochement entre Le Caire et Djouba a contrarié Khartoum. Dans une initiative sans précédent, le Président al Bashir, a annoncé publiquement que le Soudan pourrait intervenir militairement au Soudan du Sud pour mettre fin à la crise humanitaire et à la guerre civile. Après les hostilités de juillet 2016 à Djouba, il a assuré le transport par avion de Riek Machar qui se trouvait dans la forêt de Ngaramba en RDC et a pu envisager l’idée d’apporter un soutien militaire à Riek Machar et au Dr. Lam Akol Ajawin qui séjourneraient à Khartoum, suite à sa démission du gouvernement d’union nationale de transition (GUNT) et à la formation d’un mouvement rebelle.

Le Soudan est le seul pays voisin qui soit en mesure de poursuivre un agenda de changement de régime à Djouba, soit en soutenant les activités militaires des divers rebelles sud-soudanais, soit en les menaçant. Même si son calcul consistant à tenir les parties à l’ARCSS sud-soudanaises en haleine se voulait avisé, le Soudan se retrouve confronté à un vrai dilemme : soit soutenir l’effondrement ou la désintégration du Soudan du Sud, soit jouer un rôle plus positif en utilisant son influence sur les rebelles sud-soudanais pour qu’ils adhèrent à et relancent l’ARCSS. L’absence d’alternative pour le Soudan du Sud pour le transit de son pétrole signifie que les recettes de l’oléoduc du Soudan ne risquent pas d’être menacées.

Les efforts déployés par le Soudan pour normaliser ses relations avec tous les États membres de l’IGAD ont été concluants, sauf avec l’Ouganda, qui a apporté son soutien à l’APLS pendant la guerre civile. Khartoum a apporté à son tour son soutien total à l’Armée de Résistance du Seigneur de Joseph Kony. Surtout, le Soudan a amélioré ses relations avec l’Union européenne, après avoir été identifié comme l’un des trois pays pouvant aider à juguler la vague des immigrants clandestins en provenance d’Afrique. D’autre part, après une période de rapprochement prudent, marquée par l’assouplissement des sanctions, les États-Unis ont, fin 2017, levé les sanctions et retiré le Soudan de leur liste des États soutenant le terrorisme. Pour les États-Unis, le Soudan est considéré comme un partenaire stratégique dans la lutte contre le terrorisme en Afrique du Nord.

Le Soudan partage la plus longue frontière avec le Soudan du Sud, laquelle demeure, dans son ensemble, instable ou controversée. Le statut définitif d’Abyei, en particulier, reste une épine dans les relations entre le Soudan et le Soudan du Sud. Un Soudan du Sud faible et assiégé permet à Khartoum de se renforcer et de tirer parti du statu quo à Abyei. Il permet également à Khartoum de soutirer à Djouba des engagements à bon compte en termes de cessation du soutien militaire des rebelles dans les États du Nil Bleu et du Kordofan du Sud.

Perspectives pour la paix au Soudan du Sud

Les intérêts nationaux des acteurs régionaux ont compliqué le conflit au Soudan du Sud en procurant aux belligérants soit un appui financier, militaire et diplomatique indéfectible soit une indifférence face à l’aggravation de la situation humanitaire. Le soutien régional prend aussi forme dans la mise à l’écart de Riek Machar ainsi que dans l’arrestation et la restitution au Soudan du Sud des chefs de l’opposition. Le conflit au Soudan du Sud s’envenime en raison des intérêts limités des acteurs régionaux et de l’incapacité de la communauté internationale à prendre des mesures fermes sur un éventail de questions, notamment l’embargo sur les armes et les sanctions ciblées.

Les États-Unis ont appelé le CSNU à imposer de nouvelles sanctions et un embargo sur les armes au Soudan du Sud. Ceci intervient dans le contexte de détérioration de la situation, marquée par la présence massive de personnes déplacées dont le nombre croissant atteint 4 millions (dont 2 millions de réfugiés), par les restrictions à l’acheminement de l’aide humanitaire et les violations flagrantes et incessantes des droits de la personne. Même si le CSNU reste divisé sur la question du Soudan du Sud, des petits signes d’un changement d’orientation de la politique américaine envers le pays pourraient donner l’occasion de construire au sein de l’IGAD une position commune harmonisée sur l’accord de paix et le sort du GUNT.

Si l’état actuel de paix négative se maintient, le Soudan du Sud pourrait devenir le théâtre de guerres régionales par procuration puisque la plupart de ses voisins privilégient le statu quo qui fait avancer leurs intérêts nationaux. L’ARCSS n’ayant pas réussi à instaurer la paix et la stabilité depuis sa conclusion en 2015, l’efficacité du rôle de l’IGAD dans la résolution des conflits se voit de plus en plus remis en question. Dans un tel contexte, le processus de revitalisation de l’ARCSS nécessite que :

  • L’IGAD et l’UA condamnent sans réserve le statu quo inacceptable du Soudan du Sud.
  • L’IGAD et l’UA demandent l’intégration immédiate de l’ARCSS au sein de la constitution transitionnelle, une fois un accord de renouvellement de l’ARCSS atteint.
  • L’IGAD, l’UA, et la communauté internationale dénoncent le projet de Djouba consistant à organiser la tenue d’élections en 2018. Dans les conditions actuelles, il est peu probable que des élections permettent de constituer un gouvernement légitime et ne peuvent que perpétuer l’instabilité.
  • L’IGAD et l’UA veillent à ce que Djouba respecte les délais acceptés pour la création d’un tribunal hybride. Le président du secrétariat de l’UA doit engager la procédure de recrutement des juges et du procureur du tribunal hybride.

Enfin, en cas de désaccord entre les parties de l’ARCSS sur la revitalisation de l’ARCSS ou d’incapacité à mettre en œuvre l’ARCSS revitalisée, l’IGAD et l’UA doivent s’engager à agir rapidement pour trouver, au terme du GUNT, les modalités pour constituer un gouvernement légitime pour le Soudan du Sud. Il pourrait s’agir d’un gouvernement de technocrates soutenu par l’UA et l’ONU qui permettrait d’établir les conditions nécessaires pour l’organisation ‘élections libres et régulières dans les délais convenus. La mise en place des conditions nécessaires au retour des réfugiés et des personnes déplacées à l’intérieur du territoire doit précéder les élections.

Dr. Luka Kuol est Professeur au Centre d’études stratégiques de l’Afrique. Il a auparavant travaillé pour le ministre des Affaires présidentielles pour le gouvernement du Soudan du Sud ainsi qu’en tant de ministre national des affaires du Cabinet pour la République du Soudan. Il a également travaillé en tant qu’économiste pour la Banque Mondiale au Soudan du Sud.

Notes

  1. Egypt in Charm Offensive – Seeks Revision of Nile Treaty to Safeguard Water Source,” East African, 21 août 2017.
  2. See “South Sudan war gives impetus to Egypt’s Nile Basin policy,” Messenger Africa, 16 janvier 2017.
  3. Paul Wafula, “Budget airline Jetlink stops operations citing money scarcity,” Daily Monitor, 16 novembre 2012.
  4. Joe Baraka, “Kenya to lend billions of shillings to struggling South Sudan,” ZIPO, 17 septembre 2016.
  5. Ian Timberlake, “Lost oil billions leave Sudan’s economy reeling,” Agence France-Presse, 26 février 2012.
  6. Nicasius Achu Check et Thabani Mdlongwa, “The Heglig Oli Conflict: An Exercise of Sovereignty or an Act of Aggression?” AISA Policy Brief No. 78 (Pretoria: Africa Institute of South Africa, 2012).