En 2017, la Somalie a tenu des élections parlementaires et présidentielles dans une atmosphère relativement calme. La Mission de l’Union africaine en Somalie (AMISOM), qui est présente en Somalie depuis 2007, a joué un rôle primordial dans l’obtention de ce succès. Néanmoins, al Shabaab, le groupe militant islamiste qui avait déstabilisé la Somalie, demeure une menace sérieuse. Dans l’espoir d’obtenir une meilleure compréhension de l’état actuel de la mission, ce Centre d’études stratégiques de l’Afrique s’est entretenu avec M. Simon Mulongo, le représentant spécial adjoint au Président du Conseil de la Commission en Somalie (D/SRCC) au sein de la Commission de l’Union africaine basée à Mogadishu.
Quelles sont les leçons principales qu’AMISOM a tirées des dix dernières années ?
Bien qu’AMISOM soit souvent assimilée à une mission pour le maintien ou l’imposition de la paix, c’est en réalité, une mission combattant l’insurrection terroriste en Somalie. Au moment de l’arrivée d’AMISOM en Somalie en 2007, les militants islamistes contrôlaient une grande partie de la Somalie et de la capitale, Mogadishu. La première tâche d’AMISOM a consisté à repousser al Shabaab de la capitale et à mettre en place des conditions permettant au gouvernement de transition de fonctionner. Au début, elle a utilisé une approche traditionnelle au maintien de la paix : en restant retranchée, en ne faisant que quelques patrouilles, et en ne répondant par la force que pour réprimer une attaque armée. Ce modèle a été rapidement abandonné lorsque al Shabaab a commencé à attaquer les camps militaires d’AMISOM. En 2011, AMISOM a commencé une opération militaire qui a délogé al Shabaab du centre des affaires de Mogadishu et les a chassés des routes principales de ravitaillement et des centres régionaux. En 2017, al Shabaab avait été expulsé de la plupart de ses bastions en Somalie du sud. Pendant cette opération, les troupes d’AMISOM ont souffert de lourdes pertes humaines.
Le succès d’AMISOM sur le terrain n’aurait pas pu voir le jour si elle avait continué à utiliser le modèle traditionnel du maintien de la paix. Notre mission a été probablement la plus meurtrière de toutes les missions du monde. Nos troupes et nos employés civils ont dû s’adapter, à tâtons, aux défis uniques du contexte somalien. Au début, nous nous attendions à ce qu’AMISOM se transforme en une sorte de mission ONU/UA ou en une mission de l’ONU à part entière, comme l’ont fait les missions africaines au Darfour, au Burundi, et ailleurs. Cela n’a pu se faire en Somalie, car l’environnement est resté extrêmement fluide. Partout en Afrique, les forces du maintien de la paix sont déployées de plus en plus souvent dans des environnements extrêmement fragiles du point de vue politique et de la sécurité, et le défi principal sera d’adapter des doctrines existantes à cette réalité. L’expérience d’AMISOM offre, à cet égard, une leçon exemplaire.
Quels sont les principaux défis et contraintes auxquels doit faire face la mission ?
Al Shabaab utilise un mélange complexe de tactiques de guerre classiques et de combats en milieu urbain, ainsi que des actes de guérilla et de terrorisme. En septembre 2017 par exemple, les combattants d’al Shabaab ont simultanément utilisé des voitures piégées, coordonnées avec des attaques au mortier, afin de prendre de force une base de l’armée somalienne. Huit soldats y ont trouvé la mort. Deux semaines plus tard, une attaque à la bombe, par un camion chargé de 600 kilos d’explosifs très sophistiqués et faits sur place, a dévasté le centre-ville de Mogadishu. En novembre, les militants d’al Shabaab ont embusqué un convoi qui transportait le gouverneur régional de la Somalie centrale. Deux soldats ont été tués. Aucun explosif n’a été utilisé dans cette attaque. En janvier, ils ont tué 38 personnes quand deux voitures piégées ont explosé, suivies par des tirs intensifs de roquettes et d’obus devant le palais présidentiel. C’est cette capacité à utiliser et déployer différentes tactiques en vagues successives qui montre la très grande force d’adaptation et de résistance d’al Shabaab.
L’autre défi auquel AMISOM doit faire face est celui de la logistique et l’approvisionnement. Le Bureau de soutien des Nations Unies pour la Somalie (UNSOS) n’est autorisé à transporter que des denrées non meurtrières et des troupes vers les endroits connus sous le nom de centres de bataillon. L’acheminement du matériel de guerre et le transport des troupes à partir du centre de bataillon jusque sur le terrain est la responsabilité du pays qui fournit les troupes.
Néanmoins, les capacités de transport stratégique aérien d’AMISOM sont minuscules : elle n’a que trois hélicoptères de manœuvre pour couvrir l’ensemble de sa région d’opération – 400 000 kilomètres carrés. Certains pays ont proposé des moyens aériens supplémentaires. Mais la lenteur des Nations Unies à rembourser les pays qui accepteraient de les approvisionner et de les pourvoir dissuade ces pays de mettre ces moyens essentiels à notre disposition. Par conséquent, non seulement la logistique n’est pas fiable, mais elle est également imprévisible. Nos troupes sont dispersées et ne sont pas capables d’assurer la sécurité de l’immense territoire et de protéger leurs lignes de réapprovisionnement.
“Al Shabaab a un meilleur accès au rensseignement que l’AMISOM”
Les tentatives d’amélioration du système d’approvisionnement d’AMISOM ont également été entravées par une incompatibilité de doctrine. Les capacités d’approvisionnement de l’UNSOS sont civiles et non militaires. En tant que telles, elles sont structurées pour fournir les services logistiques d’une mission traditionnelle de maintien de la paix, et non ceux d’un environnement de combat. Par exemple, les endroits où les moyens aériens de l’UNSOS peuvent atterrir sont soumis à des restrictions rigoureuses qui ont énormément compliqué l’évacuation de nos troupes.
AMISOM opère dans un environnement « centré sur le contingent », c’est‑à‑dire un environnement où tout – du déploiement des troupes au matériel – est principalement contrôlé par le pays d’origine des troupes et non par la mission. Il en résulte que les commandants n’ont pas la liberté totale de diriger leurs forces, ce qui peut retarder, ou même entraver, les opérations.
En outre, AMISOM n’a pas suffisamment de facilitateurs et de multiplicateurs de force. Un facilitateur de force permet de transporter et communiquer ce qui contribue au succès d’une mission. Un multiplicateur de force, d’autre part, est un assortiment de moyens qui augmentent considérablement l’efficacité des forces militaires, tels que les avions de combat, les véhicules de combat de l’infanterie et l’artillerie lourde. Il manque toujours à AMISOM les facilitateurs et les multiplicateurs de force requis afin de pouvoir réaliser son mandat. Cela l’empêche de garder le contrôle des zones libérées.
Enfin, al Shabaab possède un réseau de renseignement qu’il utilise afin de recueillir des informations de la population sous son contrôle. Ceci, ajouté à sa connaissance de la culture et du dialecte locaux, lui permet de rester en place.
Comment caractériseriez‑vous les progrès dans la construction de l’Armée nationale somalienne (ANS) ?
Les premiers efforts de construction de l’Armée nationale somalienne datent de 2007. La vulnérabilité de fond de l’ANS est due à l’effondrement du gouvernement Somalien en 1991 quand les forces armées se sont scindées en fonction de leur appartenance à différents clans. Aujourd’hui, les clans rivaux sont la source principale des nouvelles recrues, et les divisions des clans subsistent dans les forces armées. L’évaluation du niveau de préparation opérationnelle faite par le gouvernement en 2017 expose les lacunes logistiques, financières et opérationnelles auxquelles l’Armée doit faire face. Entre autres, elle a découvert que 30 pour cent des soldats dans les bases n’ont pas d’armes. De plus, l’armée manque de véhicules, de systèmes de communication et de bivouacs. Très peu de choses ont été faites pour trouver des solutions aux conclusions du rapport.
L’entraînement de l’ANS est essentiellement assuré par la Turquie, les États-Unis et le Royaume-Uni. Un programme fourni par les Émirats arabes unis (EAU) qui avait formé et payé certaines troupes de l’ANS depuis 2014 a été récemment interrompu à la suite d’une dispute entre le gouvernement et les EAU.
Chaque année, environ 800 soldats achèvent leur entraînement sous la tutelle des programmes turcs, américains et britanniques. Ce nombre est trop faible pour permettre de générer la force nécessaire pour mener à bien des opérations efficaces. Selon le Plan de transition récemment approuvé, la Somalie a besoin d’au moins 50 000 soldats bien formés pour pouvoir prendre l’entière responsabilité de sa propre sécurité après le départ d’AMISOM en 2020. En outre, l’entraînement manque de coordination, et les partenaires n’ont pas mis en place des normes, des doctrines et des cursus communs. L’ANS aura besoin d’un corps professionnel d’officiers bien développé, discipliné et équipe que seule une formation coordonnée pourra achever.
De quelles tâches civiles s’acquitte AMISOM, et comment soutient-elle les buts les plus ambitieux de la mission ?
Quand nous avons commencé à expulser al Shabaab de ses bastions, la population est venue en foule sur les bases, espérant y recevoir des soins médicaux et de la nourriture, et espérant également que nous rétablirions la sécurité dans leur région. Certains recherchaient même notre aide pour résoudre des conflits. Il était évident que le soutien qui restait pour al Shabaab parmi la population locale était dû au semblant d’ordre et aux services qu’ils fournissaient. La population les tolérait, car il n’y avait aucun service public après l’effondrement de l’état en 1991. Et à cause du manque total de sécurité, les chefs de guerre exploitaient la population avec impunité. Les Ougandais, qui, en 2006, ont été les premiers à déployer des troupes en Somalie, sont intervenus pour faire venir des médecins et des vétérinaires et fournir l’aide dont la population avait besoin avant la création d’AMISOM en 2007. Cependant, cela est devenu insoutenable et empêchait les troupes d’effectuer leur tâche principale. C’est à ce moment que nous avons décidé de concentrer nos efforts sur le développement d’une forte composante civile qui jouerait un rôle crucial dans la mission toute entière.
Aujourd’hui, AMISOM compte environ 70 agents civils pour le maintien de la paix dans les villages, afin d’apporter un soutien à la population locale. Leurs quartiers généraux doivent souvent entreprendre toute une gamme d’activités, telles que des affaires politiques, des projets d’intégration de la notion de l’égalité des sexes, la diffusion d’informations destinées au public, des travaux de contre propagande, des réformes législatives et la réforme du secteur de la sécurité. Tout ceci a pour but de développer la capacité du gouvernement à fournir des services et à consolider son soutien local. Les éléments civils de l’UNSOS sont estimés au nombre de 500, mais ils opèrent surtout à Mogadishu et dans quelques centres régionaux à cause des restrictions de sécurité. Le personnel d’AMISOM, au contraire, opère avec plus de liberté et a un accès plus important sur l’ensemble du territoire. Il est nécessaire que l’UA et les Nations-Unies collaborent plus étroitement, afin de mieux utiliser les ressources exceptionnelles de
Comment concevez-vous l’avenir de la mission, et à quoi ressemble le succès ?
“Le manque de moyens de financement fiables a obligé l’UA à souffrir des conséquences d’un partenariat avec des acteurs dont les intérêts et les priorités ne sont pas toujours les mêmes que celles de la région.”
AMISOM a été fondée avec l’intention de résoudre les problèmes africains en utilisant des solutions africaines. Le gouvernement somalien doit devenir efficace et responsable envers sa population. Ce but ne peut être atteint que si le gouvernement somalien s’engage à poursuivre le développement local plutôt que de continuer à dépendre d’une aide extérieure. Du point de vue militaire, AMISOM a besoin de plus de soutien pour pouvoir faire face à ses besoins opérationnels et logistiques. Le problème principal de l’UA est d’avoir accès à des sources de financement assurées et prévisibles. La volonté du continent à résoudre ses propres conflits ainsi que celle des pays africains à mettre leurs troupes professionnelles et fiables en danger devrait recevoir l’appui incontesté des Nations Unies. Car, dans des situations telles qu’en Somalie, c’est l’UA qui assume le fardeau du Conseil de la Sécurité de l’ONU, le garant de la paix et de la sécurité internationale. Le manque de moyens de financement fiables a obligé l’UA à souffrir des conséquences d’un partenariat avec des acteurs dont les intérêts et les priorités ne sont pas toujours les mêmes que celles de la région.
Le retrait actuel d’une partie des forces d’AMISOM a été critiqué par des pays qui fournissent une aide militaire. Ces pays considèrent que le retrait n’est pas productif, étant donné l’augmentation des risques sur un territoire extrêmement étendu. On craint que le projet de réduction de l’ONU, commencé en décembre 2017, ne compromette les acquis et puisse même causer l’échec de la mission. Afin d’assurer le succès de la transition actuelle, AMISOM doit rentrer en partenariat avec des forces de sécurité somalienne crédibles, professionnelles et capables, et qui sont dévouées à un gouvernement démocratique, responsable et légitime. Quelques progrès ont été accomplis, mais il reste encore beaucoup à faire.
Ressources supplémentaires du CESA
- Centre d’Études Stratégiques de l’Afrique, « Groupes islamistes militants en Afrique: Les attaques de nouveau à la hausse », Infographie, 27 avril 2018.
- Abdisaid M. Ali, « Extrémisme islamiste en Afrique de l’Est », Centre d’Études Stratégiques de l’Afrique, Bulletin de la sécurité africaine No. 32, 9 août 2016.
- Daniel Hampton, « Instaurer des capacités durables de maintien de la paix en Afrique », Centre d’Études Stratégiques de l’Afrique, Bulletin de la sécurité africaine No. 27, 30 avril 2014.
- Emile Ouédraogo, « Pour la professionnalisation des forces armées en Afrique », Centre d’Études Stratégiques de l’Afrique, Papier de recherche No. 6, juillet 2014.
- Michael Olufemi Sodipo, « Atténuer le radicalisme dans le nord du Nigeria », Centre d’Études Stratégiques de l’Afrique, Bulletin de la sécurité africaine No. 26, 31 août 2013.
- Paul D. Williams, « Les opérations de paix en Afrique : Enseignements tirés depuis 2000 », Centre d’Études Stratégiques de l’Afrique, Bulletin de la sécurité africaine No. 25, juillet 2013.
En plus: Stabilisation des États fragiles al-Shabaab