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L’accueil des juntes africaines amplifie l’insécurité

En plus de fragiliser la démocratie, l’acceptation des coups d’État militaires en Afrique va exacerber les problèmes sécuritaires, économiques et humanitaires.


Guinea junta leader Mamady Doumbouya (left) and Mali junta leader Colonel Assimi Goïta.

Les chefs de la junte, le colonel Mamady Doumbouya, Guinée (à gauche), et le colonel Assimi Goïta, Mali, assistent à un défilé militaire. (Photo : AFP/Ousmane Makaveli)

Ces dernières années, une série alarmante de coups d’État militaires dans le Sahel a considérablement remodelé le paysage politique de cette région importante et très instable – sans aucun doute la portion de territoire la plus instable du monde aujourd’hui. Et les enjeux ne cessent de croître.

Ce fait a été illustré de manière frappante par la demande de la junte nigérienne, en avril, que les États-Unis retirent les 1 000 soldats stationnés dans le pays pour aider à lutter contre l’extrémisme violent. Cette demande fait suite au départ forcé des forces de maintien de la paix de la France, de l’Union européenne et des Nations unies, ainsi que des troupes des pays voisins soutenant les efforts de sécurité régionaux.

En réponse à cette « perte d’influence », un nombre croissant d’analystes et de décideurs politiques à Washington et en Europe ont appelé les gouvernements occidentaux à s’accommoder des juntes afin de conserver leur « influence ». Présenté comme un réalisme pragmatique, l’argument est le suivant : si l’Occident reconnaît la légitimité des juntes militaires et tolère leur autoritarisme, cela pourrait ouvrir la porte à une plus grande coopération et peut-être à une réponse plus efficace à l’insurrection extrémiste.

Non seulement ce raisonnement est erroné, mais l’ensemble de ce calcul va à l’encontre des intérêts de sécurité que les gouvernements occidentaux cherchent à protéger, à savoir la lutte contre l’extrémisme violent, le ralentissement des flux migratoires vers l’Europe induits par l’instabilité et le contrepoids à la forte influence autoritaire de la Russie.

Les intérêts de la junte ne sont pas les mêmes que les intérêts nationaux

Niger's junta leaders: Colonel Mamane Sani Kiaou (L), General Moussan Salaou Barmou (C) and Colonel Ibroh Bachirou (2-R). (Photo by AFP)

Les chefs de la junte militaire du Niger : Le colonel Mamane Sani Kiaou (à gauche), le général Moussan Salaou Barmou (au centre) et le colonel Ibroh Bachirou (à droite). (Photo : AFP)

De nombreuses analyses de cette région caractérisent la dissolution des accords de sécurité régionaux et internationaux par le fait que le « Mali », le « Burkina Faso » et le « Niger » souhaitent une relation différente avec l’Occident. Pourtant, ces changements soudains de position sont entièrement liés aux prises de pouvoir des juntes en 2020, 2022 et 2023, respectivement. Ces changements spectaculaires de position sont mieux compris comme une incarnation des intérêts des juntes respectives, qui sont basés uniquement sur le maintien du pouvoir, et non sur les intérêts nationaux. Il n’est pas surprenant, par exemple, que chaque junte ait pris le contrôle de gouvernements démocratiquement élus en faisant de nobles promesses populistes, notamment de réformes et d’élections, pour ensuite recourir à la violence et à l’intimidation contre les citoyens dissidents tout en reportant tout processus électoral susceptible de menacer leur mainmise sur le pouvoir.

Il est important de rappeler que les pays occidentaux ont travaillé en étroite collaboration avec les gouvernements démocratiquement élus du Niger, du Burkina Faso et du Mali pendant plus d’une décennie pour aider à lutter contre les groupes extrémistes violents tout en investissant dans les priorités de développement et en créant des institutions de gouvernance plus responsables.

En réponse aux menaces des groupes islamistes militants, le soutien sécuritaire des pays de la région – ainsi que de l’ONU, de l’UE et des États-Unis – s’est accru par rapport aux plus de 26 000 soldats déjà déployés au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Les investissements dans le développement, qui représentent plus de 40 % des budgets gouvernementaux, ont permis aux revenus médians par habitant des trois pays d’augmenter de 19 % au cours de la décennie qui a précédé les coups d’État. De plus, les trois pays ont vu leur indice de développement humain des Nations unies s’améliorer au cours de cette même période.

Chaque junte s’est emparée du pouvoir avec de nobles promesses populistes pour ensuite recourir à la violence et à l’intimidation contre les citoyens dissidents tout en reportant tout processus électoral.

Les systèmes démocratiques de ces pays, bien que naissants et loin d’être idéaux, ont également favorisé une plus grande transparence et une diminution de la corruption gouvernementale. Les pratiques d’audit mises en œuvre sous le gouvernement démocratique du Niger, par exemple, ont révélé que près de 40 % des contrats d’acquisition de matériel de défense étaient perdus en raison de coûts gonflés ou de matériel non livré. Au Burkina Faso, les enquêtes menées par l’organisme indépendant de lutte contre la corruption ont conduit à l’arrestation d’un ancien ministre de la Défense.

De manière non triviale, les trois pays du Sahel ont été dominés par des gouvernements militaires au cours des décennies qui ont suivi leur indépendance, avant leur ouverture démocratique.

Le paradoxe est donc révélateur : les juntes d’aujourd’hui repoussent les partenaires régionaux et internationaux alors que les menaces à la sécurité nationale augmentent et que les défis économiques restent primordiaux. La question centrale est de savoir pourquoi.

La Russie en tant que perturbateur

La Russie a joué un rôle actif et pas si subtil dans les coups d’État de ces trois pays, qui ont été précédés d’au moins une année de désinformation intensive visant à déstabiliser les gouvernements démocratiquement élus en place. Après les coups d’État, la Russie s’est empressée de reconnaître les juntes, de leur fournir un place sur la scène politique internationale et de poursuivre le torrent de désinformation, qui vise désormais à vanter la popularité apparente des juntes.

La Russie a également déployé dans chaque pays entre 100 et 1 000 mercenaires du groupe Wagner ou de son successeur, l’Africa Corps, payés par les juntes en espèces et en accès aux minerais essentiels et aux mines d’or. Moscou justifie ces déploiements sous le couvert de la « coopération en matière de sécurité », bien que l’objectif réel soit de maintenir au pouvoir ces régimes souples, qui constituent un levier essentiel de l’influence russe. Pour comprendre cette équation, il est essentiel de savoir que la Russie n’investit pas de capitaux, ne fait pas de commerce et ne fournit pas d’aide au développement à ces pays.

En effet, les intérêts de la Russie sont entièrement politiques. En cooptant les juntes avec l’assurance que le Kremlin les aidera à conserver le pouvoir à tout prix, la Russie peut vanter son influence croissante et démontrer qu’elle a toujours des partenaires internationaux volontaires malgré son isolement par rapport à l’Occident.

Cet arrangement convient aussi bien à Moscou qu’aux juntes. Toutefois, les citoyens de ces pays en font les frais et doivent payer le prix de cette posture géostratégique.

Implications pour le Sahel

Alors que les juntes justifient leurs coups d’État – et le maintien du régime de l’homme fort – en affirmant qu’elles sont les seules à pouvoir rétablir la sécurité, les épisodes de violence liés aux groupes islamistes militants ont doublé depuis que ces militaires se sont emparés du pouvoir. Le nombre de morts a triplé. Le vide sécuritaire créé par le retrait forcé des forces de l’ONU, régionales et internationales a été, comme on pouvait s’y attendre, comblé par des groupes militants violents.

Les mesures prises par les juntes militaires ont été très traumatisantes pour les citoyens et déstabilisantes pour une région déjà instable.

Les rapports faisant état de violations des droits humains commises par les juntes à l’encontre de leurs citoyens se sont également multipliés. Human Rights Watch a rapporté que l’armée burkinabé avait tué 223 personnes dans les villages de Nodin et Soro, dont 56 enfants, en février. La junte a par la suite expulsé les organisations internationales de presse qui faisaient état de cette affaire, notamment Voice of America et la BBC. Des rapports réguliers font également état d’atrocités perpétrées par l’armée malienne et ses protecteurs russes, notamment un incident au cours duquel 500 villageois non armés ont été massacrés en toute impunité.

Cette insécurité croissante est à l’origine d’une augmentation des migrations. Ces trois pays comptent à eux seuls plus de 3 millions de réfugiés et de personnes déplacées en interne. Alors que le gouvernement civil du Niger tentait de décourager les migrants d’entreprendre le périlleux voyage vers la Méditerranée, aujourd’hui, des escortes militaires sont organisées pour les convois de migrants, ce qui les conduit tout droit entre les mains de trafiquants d’êtres humains notoirement violents en Libye.

Reflétant la détérioration des conditions de vie, la junte nigérienne n’a pas effectué quatre paiements sur sa dette et s’est retrouvée en défaut de paiement pour un montant de 519 millions de dollars. De même, la junte malienne s’efforce de maintenir l’électricité, certains quartiers de la capitale, Bamako, subissant des coupures de courant de plus de 12 heures par jour. Cette mauvaise gestion économique est aggravée par le manque de transparence du gouvernement. En février, la junte nigérienne a abrogé les lois de contrôle qui exigent une comptabilité transparente du secteur de la défense – une réforme clé entreprise lors de l’ouverture démocratique du Niger avant le coup d’État de 2023.

Launch of Mali political coalition seeking transition to democracy.

Lancement de la « Synergie d’action pour le Mali », une coalition de 30 partis politiques et associations de protestation qui vise à offrir une alternative au gouvernement militaire actuel, avant la suspension de toute activité politique « jusqu’à nouvel ordre ».

En l’absence de tout semblant d’institutions démocratiques fonctionnelles, les citoyens et les médias indépendants disposent d’un espace limité pour attirer l’attention sur ces abus de pouvoir. La dissidence n’est pas tolérée par le gouvernement militaire, pas plus que les droits de l’homme fondamentaux tels que la liberté d’expression. Les dirigeants des partis d’opposition, les journalistes et les militants de la société civile sont intimidés, souvent emprisonnés sur la base d’accusations forgées de toutes pièces, torturés et portés disparus. Au Burkina Faso, des journalistes et d’autres critiques de la junte ont été enrôlés de force et envoyés en première ligne dans le cadre de l’initiative de mobilisation du régime. Le président démocratiquement élu du Niger est toujours assigné à résidence malgré les nombreux appels à sa libération et à son rétablissement dans ses fonctions. En avril, la junte malienne a publié un décret suspendant les activités de tous les partis politiques et associations « jusqu’à nouvel ordre ». Les juntes, quant à elles, ont à plusieurs reprises ignoré leurs propres calendriers de transition vers un régime civil.

En bref, les mesures prises par les juntes militaires ont été extrêmement traumatisantes pour les citoyens et déstabilisantes pour une région déjà instable. Au lieu d’apporter la « stabilité » et les « réformes » promises, les juntes ont considérablement amplifié l’instabilité et l’opacité.

Des aménagements pour quoi faire ?

La proposition réaliste est que les pays occidentaux doivent donner la priorité aux intérêts économiques et de sécurité à court terme plutôt qu’aux valeurs et principes démocratiques. Aujourd’hui, dans le cas des juntes sahéliennes, il est difficile de voir comment ces intérêts sont défendus, même à court terme. Les intérêts sécuritaires, économiques et migratoires se sont tous détériorés sous le régime militaire. Et les compromis faits par la CEDEAO et l’Occident n’ont fait qu’enhardir ces régimes. Tout nouvel accommodement avec les juntes ne fera qu’exacerber ces tendances tout en permettant aux juntes – y compris aux putschistes en puissance ailleurs – d’atteindre leur principal objectif : conserver le pouvoir indéfiniment et à n’importe quel prix.

La validation des juntes fait aussi directement le jeu de la Russie. La coopération avec les juntes a été le principal moyen pour la Russie de gagner de l’influence au Sahel. Dans son sillage, la Russie a laissé une traînée d’instabilité dont les coûts seront supportés par les citoyens des pays touchés, de la région au sens large et de l’Europe pour les années à venir. L’Occident ne devrait pas aggraver la situation en adoptant les appels faciles à l’accommodement des juntes qui, manquant de ressources et de légitimité politique, n’ont au mieux qu’une emprise ténue sur le pouvoir.

Même si l’accommodement s’avérait être une entreprise propice, le préjudice qu’il causerait à la crédibilité de l’Occident ne peut être ignoré, ni ses ramifications minimisées. L’écart entre la rhétorique occidentale sur le soutien aux aspirations démocratiques des Africains et leur réalité vécue réduit les attentes et les normes démocratiques acceptées sur le continent. Cette approche aliène également les acteurs et les gouvernements sur lesquels des partenariats fiables peuvent être maintenus.

Les perspectives de stabilité et de progrès économique pour la région sont bien meilleures avec des gouvernements démocratiques.

Le Sahel est un cas où les intérêts et les valeurs se rejoignent. Les perspectives de stabilité et de progrès économique pour la région sont bien meilleures avec des gouvernements démocratiques qui s’engagent envers leurs citoyens et qui font progresser la transparence et l’État de droit. Sur ce point, les antécédents historiques et les preuves de plus en plus nombreuses fournies par les juntes sahéliennes concordent. Les gouvernements démocratiques seraient également beaucoup plus enclins à reconstruire des partenariats régionaux en matière de sécurité afin de faire face aux menaces croissantes et toujours plus présentes.

Plutôt que d’apaiser les juntes et leur régime répressif et antidémocratique, les gouvernements occidentaux devraient faire pression sur elles pour qu’elles respectent leurs engagements en matière de transition vers un régime civil, tout en reconnaissant les efforts courageux des partis d’opposition, des militants de la société civile et des journalistes qui continuent à risquer leur vie pour amplifier les revendications démocratiques des citoyens.

Cela ne veut pas dire que l’Occident ne doit pas maintenir des lignes de communication ouvertes avec les armées sahéliennes. Il est important de noter que les institutions militaires ne sont pas des entités monolithiques. En effet, de nombreux officiers de chacune de ces armées n’ont pas soutenu les coups d’État et n’ont coopéré que sous la pression et pour montrer leur solidarité avec leurs frères d’armes. De plus, les armées professionnelles joueront un rôle essentiel dans le rétablissement de la sécurité sous des gouvernements démocratiques une fois la transition effectuée.

Pourtant, dans un environnement où les ressources sont limitées, les fonds destinés à la sécurité et au développement des pays touchés par le coup d’État devraient être redirigés ailleurs sur le continent, vers des gouvernements qui sont arrivés au pouvoir par des moyens légaux – en d’autres termes, par des élections libres et équitables – et qui sont donc plus engagés en faveur de la sécurité et de la prospérité de leurs citoyens, tout en ayant de bien meilleurs antécédents en la matière.

En plus d’être plus pragmatique, cette approche offre un impératif proactif. Tout comme la Russie a fomenté des dissensions contre des gouvernements démocratiquement élus au Mali, au Burkina Faso et au Niger pour servir de point d’entrée à son influence autoritaire, Moscou cible désormais d’autres gouvernement orientés vers la démocratie avec des campagnes de désinformation incessantes. C’est le cas de la Côte d’Ivoire, du Sénégal, du Ghana et du Nigeria, entre autres. Ces gouvernements ne doivent pas faire face seuls à cet assaut.

L’Occident ne doit pas faire le jeu de la Russie en validant ses subterfuges perturbateurs et déstabilisateurs, ni sacrifier ses principes au nom de l’accommodement, en se rapprochant des juntes que le Kremlin a dans sa poche et en leur donnant encore plus de moyens.

Dr. Joseph Siegle est directeur de recherche au Centre d’études stratégiques de l’Afrique.

M. Jeffrey Smith est directeur fondateur de l’organisation à but non lucratif Vanguard Africa.

Cet article a été republié par le Journal de la Démocratie. Lire l’article original ici.


Ressources complémentaires