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La « transition » orchestrée par le gouvernement militaire tchadien dérape

La répression violente de l’opposition pacifique au Tchad met en évidence l’intimidation coercitive qui sous-tend le refus de la junte militaire de faciliter une véritable transition démocratique.


Portant des pancartes contre la monarchie et l’impunité, de jeunes partisans du mouvement Wakit Tama manifestent à N’Djamena contre la junte militaire. (Photo : Djimet Wiche/AFP)

Les forces de sécurité ont ouvert le feu et tué des dizaines de manifestants au Tchad lors des manifestations du 20 octobre contre le refus de la junte militaire d’honorer son calendrier de transition de 18 mois. Au moins 50 personnes ont été tuées, mais les dirigeants de l’opposition affirment que le nombre de morts est supérieur à 100. Des centaines d’autres ont été blessées et arrêtées. La junte militaire a placé les principaux centres urbains sous couvre-feu et a interdit les activités et les rassemblements politiques à la suite de ces événements meurtriers.

Dans les semaines qui ont suivi les manifestations, les forces de sécurité ont raflé les partisans de l’opposition, harcelé leurs dirigeants  et pris pour cible leurs quartiers généraux. Dirigée par le parti politique Les Transformateurs et le mouvement de la société civile Wakit Tama (« L’heure est venue »), l’opposition civile a continué à dénoncer le manque de légitimité de la junte et à exiger son départ du pouvoir.

Comment en est-on arrivé là ?

Idriss Déby a dirigé le Tchad en autocrate pendant 30 ans, contournant à plusieurs reprises la limite des mandats présidentiels et réprimant la représentation politique dans ce pays de 17 millions d’habitants. Il a été tué lors d’une bataille avec un groupe d’opposition armé, le Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT), en avril 2021. Soutenu par les principaux membres de l’armée, le fils de Déby, le général Mahamat Idriss Déby, 38 ans, a pris le pouvoir après sa mort.

Cette succession héréditaire dirigée par les militaires a ignoré la disposition constitutionnelle selon laquelle les pouvoirs exécutifs intérimaires passent au président de l’Assemblée nationale dans le cas où le chef de l’État décède en cours de mandat. Les élections devraient alors être organisées dans les 90 jours. Au lieu de cela, lors de sa prise de pouvoir, Mahamat Déby a promis de mener une transition vers un gouvernement élu dans les 18 mois. Cette échéance a été dépassée le 20 octobre 2022, en l’absence de tout effort de la junte pour organiser des élections.

Le faux dialogue d’une fausse transition

Le régime de Déby a utilisé le langage du dialogue politique pour créer la mascarade d’une transition politique et apaiser les parties prenantes internationales, tout en obtenant un certain soutien de la part de ses rivaux de longue date à peu de frais pour son contrôle.

« Le régime de Déby a utilisé le langage du dialogue politique pour créer la mascarade d’une transition politique. »

La première de ces ouvertures a été le forum de pré-dialogue organisé en mars entre la junte de Déby et les groupes d’opposition armés à Doha, au Qatar. Des dizaines de groupes y ont participé, mais seuls quatre d’entre eux possèdent véritablement des capacités susceptibles de menacer N’Djamena : le FACT, le Conseil de commandement militaire pour le salut de la République (CCSMR), l’Union des forces pour la démocratie et le développement (UFDD) et l’Union des forces de la résistance (UFR). L’objectif déclaré du pré-dialogue était d’obtenir la participation de ces groupes armés à un dialogue national ultérieur.

Plusieurs groupes, dont l’UFDD et l’UFR, ont signé un accord en août après des mois de négociations à Doha, en échange de la libération de prisonniers, d’une amnistie et de la fin des hostilités entre le gouvernement et ces factions armées. Cependant, d’autres groupes armés, dont le FACT et le CCSMR, ont refusé de se joindre à l’accord. Ces deux groupes continuent de maintenir une opposition armée à la junte militaire depuis leurs bases dans le sud de la Libye.

Moins de 3 semaines après l’accord de Doha, la junte a organisé un soi-disant « dialogue national inclusif souverain » (DNIS) à N’Djamena. Le DNIS a réuni quelque 1 400 participants issus de la junte, d’éléments de l’opposition armée, de certains membres de l’opposition civile, de la société civile, de groupes traditionnels et religieux et d’associations professionnelles. Néanmoins, le conseil d’administration du DNIS, le Présidium, a été choisi par la junte et a poursuivi un programme sous la tutelle de Déby. Bien que le débat ouvert des participants ait été autorisé et que diverses opinions aient été intégrées, la junte a contrôlé les paramètres et, par conséquent, le contenu du dialogue.

(Photo: AFP)

Le chef de la junte tchadienne, Mahamat Idriss Déby. (Photo : Denis Sassou Gueipeur/AFP)

Pendant ce temps, des groupes d’opposition critiques ont boycotté le dialogue, le reconnaissant comme illégitime, et ont appelé à la résistance civile. D’autres se sont retirés lorsqu’il est devenu évident que la junte avait l’intention de faire passer en force son propre programme, y compris la nomination à des postes clés de certains dirigeants chevronnés de l’opposition. Ces groupes d’opposition critiques et leurs dirigeants ont été harcelés par les forces de sécurité pendant le DNIS. En septembre, les forces de sécurité ont saccagé le siège du principal groupe d’opposition, Les Transformateurs, et un procureur de l’État a contraint le dirigeant du parti, Succés Masra, à comparaître devant un tribunal. Alors qu’il quittait le siège du parti pour se rendre au tribunal, entouré de partisans, les forces de sécurité ont tiré des gaz lacrymogènes dans la foule et arrêté des dizaines de personnes.

Malgré la violence, l’exclusion et le boycott de nombreux groupes, le DNIS a adopté à son terme, le 8 octobre, une résolution prolongeant la transition pour 24 mois supplémentaires. La proclamation a ostensiblement dissous la junte militaire, mais a maintenu Mahamat Déby comme président de transition, déclarant de manière controversée que les membres de la junte (y compris Déby) et du gouvernement de transition ne seraient pas empêchés de se présenter aux élections futures. Le DNIS a laissé planer l’ambiguïté sur les organes qui organiseraient ultérieurement ces scrutins.

Violente répression par le régime Déby

Après le DNIS, Mahamat Déby a nommé le dirigeant de l’opposition de longue date, Saleh Kebzabo, 75 ans, comme Premier ministre par intérim. Kebzabo a ensuite choisi un nouveau gouvernement, qui comprend d’autres anciens dirigeants de l’opposition ainsi que certains anciens dirigeants de groupes d’opposition armés ayant participé au DNIS. Beaucoup de ces élites représentent une vieille garde cooptée de l’opposition politique au Tchad, issue de la génération d’Idriss Déby, qui a peut-être conclu que c’était sa dernière chance de prendre le pouvoir. Ils ne font pas fait partie de l’opposition civile actuelle et du mouvement de protestation.

Un corps recouvert d’un drapeau tchadien et entouré de camarades manifestants à N’Djamena, le 20 octobre 2022. (Photo : AFP)

Les dirigeants de l’opposition actuelle, notamment Les Transformateurs, Wakit Tama et d’autres groupes importants, ont refusé d’accepter la nouvelle transition politique de 24 mois imposée par Déby. D’autres partis politiques et acteurs de la société civile, qui n’ont pas pris part au DNIS, ont également rejeté la légitimité de la junte, cherchant plutôt à faire respecter à Déby le délai de 18 mois pour rendre le pouvoir aux civils. Ces groupes ont organisé dans tout le pays une marche pacifique contre la prolongation du régime de Déby le 20 octobre. Les forces de sécurité les ont accueillis à balles réelles, tuant au moins 50 manifestants et en blessant des centaines d’autres.

À la suite de la violente répression des manifestants, le gouvernement militaire a cherché à qualifier les manifestations d’insurrection violente et à ternir la crédibilité des dirigeants de l’opposition. Le porte-parole du gouvernement a décrit les manifestants comme des voyous brandissant des armes et prêts à en découdre avec les forces de sécurité. L’ancien dirigeant de l’opposition devenu Premier ministre de la junte, M. Kebzabo, a affirmé que les manifestants avaient été drogués et intoxiqués avant de défiler dans les rues et de menacer les forces de sécurité.

Le Département d’État des États-Unis a rapidement condamné la violence en notant que « les États-Unis regrettent les résultats du dialogue national tchadien et leurs conséquences pour une transition inclusive, pacifique et opportune vers un gouvernement démocratique et dirigé par des civils ».

« La répression et la violence contre l’opposition se poursuivent depuis les manifestations du 20 octobre ».

La répression et la violence contre l’opposition se poursuivent depuis les manifestations du 20 octobre. De multiples corps ont été retrouvés dans les rivières Chari et Logone qui traversent la capitale, N’Djamena, et la deuxième plus grande ville du pays, Moundou. Le ministre de la Justice de la junte, Mahamat Ahmat Alhabo, a reconnu que plus de 600 manifestants ont été arrêtés et envoyés dans la tristement célèbre prison du désert de Koro Toro. Nombreux sont ceux dont on est sans nouvelles depuis les manifestations. Succès Masra, leader du parti Les Transformateurs, s’est réfugié au Cameroun voisin après que le siège de son parti a de nouveau été pillé par les forces de sécurité et que des dizaines de membres de son parti ont été arrêtés. Des rapports indiquent que d’autres partisans de l’opposition ont été rassemblés et détenus par les forces de sécurité dans des lieux non divulgués.

La répression violente des manifestations du 20 octobre marque la poursuite d’une tradition politique répressive de la famille Déby, sous laquelle la population tchadienne souffre depuis des décennies. Assassinats politiques, tortures, disparitions et rébellions ont ponctué les 30 années d’instabilité politique sous Idriss Déby.

Où en est-on ?

Paradoxalement, le régime Déby a bénéficié de son rôle stabilisateur perçu dans le carrefour tumultueux de l’Afrique du Nord, de l’Ouest et centrale, même si l’instabilité et l’insécurité étaient omniprésentes sous Idriss Déby. Pendant ce temps, les Tchadiens continuent de vivre dans l’un des pays les plus pauvres de la planète, qui classé 190 sur 191 par l’indice de développement humain du PNUD, bien qu’il soit devenu un producteur et un exportateur de pétrole dans les années 2000. De même, Transparency International classe le Tchad 164e sur 180 pays dans son indice annuel de perception de la corruption.

Les efforts de Mahamat Déby pour se maintenir indéfiniment au pouvoir et balayer les événements du 20 octobre sous le tapis vont probablement se poursuivre. Cependant, de plus en plus d’acteurs tchadiens attirent l’attention sur cette situation intenable.

Des manifestants à N’Djamena portent des pancartes réclamant « la sécurité pour tous ». (Photo : Djimet Wiche/AFP)

Succès Masra a déposé une plainte auprès de la Cour pénale internationale contre le régime pour ses violations des droits humains à l’encontre des manifestants. L’archevêque de N’Djamena a publiquement critiqué la façon dont les autorités de transition ont qualifié les manifestants tombés au combat de voyous, appelant les Tchadiens à se réunir en cette période d’incertitude. Le FACT, le plus grand groupe d’opposition armé, a continué à appeler au changement démocratique et à la démission de Mahamat Déby.

Les acteurs internationaux, y compris les dirigeants des organisations régionales africaines, ont souvent donné au régime Déby un laissez-passer pour ses violations des droits humains en raison de son rôle de sécurité régionale. Cette attitude a toutefois des implications plus larges. D’autres leaders de coup d’État et gouvernements militaires en Afrique se tournent vers le Tchad pour voir ce qui sera jugé acceptable. Si Mahamat Déby peut tuer des manifestants pacifiques et se présenter aux élections dans 2 ans, alors pourquoi pas Assimi Goïta au Mali, Mamady Doumbouya en Guinée, ou Ibrahim Traoré au Burkina Faso ? De même, si Déby reste en place, quelles sont les incitations pour Abdel Fattah al-Burhan à se retirer pour la transition civile au Soudan ?

On oublie souvent qu’il existe au Tchad une opposition civile légitime qui réclame un changement démocratique. L’incapacité des acteurs régionaux et internationaux à reconnaître ces groupes d’opposition augmente la probabilité d’une recrudescence de la violence politique et du conflit au Tchad, ce qui sera très déstabilisant pour la région. Une telle issue est évitable mais nécessitera une modération de la position du régime Déby envers l’opposition et une véritable voie vers le progrès démocratique.


Ressources complémentaires