La décision de la Cour constitutionnelle du 26 juillet, approuvant la levée de la limite d’âge présidentiel dans la constitution ougandaise établie jusque‑là à 75 ans, ouvre la voie à Yoweri Museveni, âgé de 73 ans, à briguer un sixième mandat en 2020. Une série de manifestations, d’arrestations et d’épisodes violents impliquant le secteur de la sécurité ont révélé un niveau d’instabilité en Ouganda, ce qui a surpris de nombreux observateurs.
L’arrestation, le 13 août, d’un dirigeant du mouvement pour maintenir la limite d’âge, le député de l’opposition et musicien Robert Kyagulanyi (plus connu sous le nom de Bobi Wine), a déclenché des manifestations importantes entraînant l’arrestation de plus de 100 personnes et la mort de 2 civils, dont le chauffeur de Wine. Les troubles se sont intensifiés après la mise en circulation de photos de Wine, qui semblait avoir été violemment battu pendant sa détention, lors de son transport au tribunal. Un groupe de plus de 30 parlementaires, dont il fait partie, ont été accusés de trahison devant un tribunal militaire pour avoir incité la foule à lapider le cortège du président. Bien que les accusations aient ensuite été portées devant un tribunal civil, la tentative de recours à la justice militaire pour poursuivre un civil a suscité la colère. Quatre journalistes couvrant l’affaire ont été arrêtés et battus et des photos ont été supprimées de leurs appareils photo.
Le 23 août, dans une autre tentative pour endiguer les troubles, le gouvernement a arrêté le chef de l’opposition, Kizza Besigye, et des dizaines d’autres députés. Ils ont été arrêtés en vertu d’une mesure controversée, appelée la « détention préventive », qui permet aux forces de sécurité d’arrêter des personnes soupçonnées d’organiser des manifestations.
Les griefs relatifs à la suppression de la limite d’âge remontent aux élections de février 2016, lorsqu’un mouvement de résistance civile, connu sous le nom de Togikwatako — « N’y touchez pas [à la constitution] » — a été lancé pour inciter les Ougandais à empêcher le parti au pouvoir de modifier la constitution. Plusieurs centaines de ses membres ont été arrêtés lors d’une série de manifestations qui avaient commencé à Kampala peu après les élections et qui, fin 2017, s’étaient répandues à travers le pays. Néanmoins, en décembre 2017, près de 90 pourcent des membres du parlement ont voté en faveur de la suppression de l’âge limite, en grande partie en grâce au fait que le parti au pouvoir, le Mouvement national de résistance (MNR), est majoritaire au parlement. Pendant que cette mesure était débattue, des manifestations ont éclaté dans l’hémicycle même et dans tout le pays. Six législateurs ont été suspendus pour avoir fait obstruction, et se sont bagarrés devant les caméras. Les forces spéciales ont fait une descente dans le bâtiment afin de mettre fin à l’obstruction parlementaire, en violation des règles parlementaires qui protègent l’hémicycle de l’intervention des forces de sécurité. Prendant la bagarre, des soldats ont agressé la députée Betty Nambooze et lui ont fracturé le dos. La police et la police militaire ont ensuite interrompu des manifestations à Kampala et dans d’autres villes.
Ces événements ont mis en relief les tensions croissantes qui entourent l’immobilisme politique en Ouganda. Ils ont également aggravé les divisions générationnelles dans le processus politique ougandais. Près de 70 pourcent de la population ougandaise a moins de 30 ans et le chômage des jeunes demeure élevé. Ce sont ces jeunes désabusés que Togikwatako et Bobi Wine, âgé de 36 ans, ont réussi à recruter et qui constituent la majorité des manifestants.
Semer la division
Avec la levée des limites d’âge, c’est la deuxième fois que les lois ougandaises ont été modifiées pour prolonger le règne de Museveni. En 2005, la limite des mandats a été éliminée, portant préjudice à une constitution auparavant saluée comme un modèle de constitution participative et d’innovation institutionnelle. Ces mesures ont provoqué une fracture au sein de la classe politique ougandaise.
Au sein du MNR, la polémique sur les limites constitutionnelles de l’exécutif est indissociable de la question controversée de la succession au président. La suppression de la limitation des mandats en 2005 a déstabilisé le parti, entraînant la destitution de certains des principaux alliés du président Museveni, dont Kizza Besigye, ancien officier supérieur de l’armée qui dirige maintenant le Forum pour le changement démocratique (FDC) de l’opposition. Les tensions internes ont continué à l’approche des élections de février 2016, lorsque l’ancien secrétaire général du parti et Premier ministre, Amama Mbabazi, a tenté en vain de remplacer Museveni comme président du parti et président de l’État. Les retombées amères se sont poursuivies après les élections. En octobre, « les législateurs rebelles » du MNR, que le président a plus tard qualifiés de « parasites », l’ont incité à renoncer à ses efforts pour éliminer la limite d’âge.
Afin de prévenir de nouveaux troubles, le chef de file parlementaire du gouvernement, Ruth Nankabirwa, a annoncé en mai 2018 que les membres des partis dissidents feraient face à des mesures disciplinaires. Plus tard ce mois‑là, le MNR a licencié tous ses employés, au compte de presque 500, soi-disant pour maîtriser les dettes accumulées pendant la campagne du parti pour supprimer la limite d’âge. Cependant, certains membres y ont perçu un complot orchestré pour purger le MNR de ses mécontents. À l’approche des élections de 2021, les tensions entre les partis continueront à s’exacerber à mesure que l’incertitude quant à la succession augmente.
La surconcentration du pouvoir présidentiel est au cœur de la politique en Ouganda depuis l’indépendance. Les huit présidents qui ont exercé entre 1966 et 1985 ont tous pris le pouvoir de manière antidémocratique et ont eux‑mêmes étés violemment démis de leurs fonctions. Lorsque le MNR de Museveni a pris le pouvoir en 1986, il était conscient de la tragédie de cette histoire et avait identifié l’abus du pouvoir exécutif comme la source des troubles dans le pays. Ses cadres avaient donc défendu, lors des pourparlers constitutionnels, l’inclusion de la limite du nombre de mandats dans la constitution de 1995. Museveni lui‑même avait donné le ton. Dans son livre intitulé « What Is Africa’s Problem? » [Quel est le problème de l’Afrique ?], publié après sa prise de fonction, il écrit : « Le problème de l’Afrique et de l’Ouganda en particulier est celui des dirigeants qui veulent s’accrocher au pouvoir ».
« La surconcentration du pouvoir présidentiel est au cœur de la politique en Ouganda depuis l’indépendance. »
Le président et ses alliés soutiennent maintenant que l’Ouganda a bien plus besoin d’un leadership prévisible que de limites de mandat. Les opposants, en revanche, invoquent l’ancien argument de Museveni, selon lequel les limites de mandat sont en elles‑mêmes cruciales pour la stabilité. Ce lien s’appuie sur les faits historiques. Une analyse réalisée par le Centre d’études stratégiques de l’Afrique a révélé qu’un tiers des 18 pays africains sans limites de mandats font face à un conflit armé. Cela comprend les 10 pays qui, à l’instar de l’Ouganda, ont vu leurs limitations annulées. Ce n’est pas une coïncidence si la durée moyenne du mandat des chefs de l’exécutif est de 22 ans dans les pays sans limites de mandats. Pour les pays qui ont une telle limite, la moyenne est de quatre ans. Les 32 ans de règne du président Museveni valident cette tendance.
La politisation des institutions de l’État
Certains rédacteurs de la constitution de 1995 ont critiqué la décision 4‑1 de la Cour constitutionnelle qu’ils accusent de saper un principe fondamental du processus d’élaboration de la constitution en Ouganda : « Des changements ordonnés et pacifiques de leadership à tous les niveaux doivent intégrer les traditions de l’Ouganda ». Elle constituait également l’un des piliers du Programme de dix points, plan stratégique de redressement du MNR, établi dans les années 80, et qui demeure apparemment la politique du gouvernement.
La controverse sur la succession à la présidence a également été ressentie dans les Forces de défense du peuple ougandais (UPDF), longtemps considérées comme l’une des armées les plus professionnelles d’Afrique. Peu après les élections de 2016, 30 sous‑officiers et officiers supérieurs ont été arrêtés pour un présumé complot de coup d’état. Ils ont été accusés de collusion avec un parlementaire FDC ayant des liens avec le mouvement Togikwatako et dont de nombreux membres du MNR pensent qu’il aurait trouvé un certain soutien dans le milieu militaire. En 2016, Besigye a obtenu plus de voix que Museveni dans de nombreux bastions de la MNR, y compris dans des circonscriptions telles que Luweero et Kasese, où sont concentrés de nombreux anciens combattants du MNR. Mr. Besigye a notamment obtenu plus de voix dans les casernes de la police militaire à Kampala, d’où les soldats sont régulièrement appelés à réprimer les manifestations.
« L’UPDF est maintenant dirigée par des officiers d’une quarantaine d’années, qui ont peu de liens avec la guerre de libération mais sont farouchement fidèles au président. »
L’inquiétude de l’armée au sujet des mesures prises pour changer la constitution remonte à la suppression de la limitation des mandats en 2005. L’opposition la plus ferme au président est venue de ses alliés au sein du haut commandement militaire du MNR : l’ancien premier ministre et co‑fondateur du MNR, Eriya Kategaya, l’ancien ministre adjoint de la défense, Amanya Mushega, et le plus ancien chef en fonction de la défense ougandaise Mugisha Muntu, qui ont tous rejoint Besigye au FDC. Les généraux de l’armée, à l’instar de l’ancien coordinateur du service du renseignement, le général David Sejusa, se sont ouvertement rebellés et ont été expulsés du parti. D’autres membres de ce groupe ont été mis à la retraite lors du remaniement massif de janvier 2017, au plus fort de la campagne de Togikwatako. L’UPDF est maintenant dirigée par des officiers d’une quarantaine d’années, qui ont peu de liens avec la guerre de libération mais sont farouchement fidèles au président.
La décision de la Cour constitutionnelle a également rendu la question de la succession plus complexe. Faute de limites de mandat, la décision d’abandonner la présidence est désormais à la seule discrétion du président. À la différence du Congrès national africain de l’Afrique du Sud ou de l’Organisation des peuples de l’Afrique du Sud‑ouest de la Namibie, le MNR n’a pas des structures qui permettraient à des contestataires de réussir à supplanter Museveni. Certains critiques ont même fait valoir que le retrait de deux présidents de l’ANC – Thabo Mbeki et Jacob Zuma – a ouvert les yeux aux alliés de Museveni, désormais plus déterminés que jamais à ne pas permettre à leur parti de fonctionner de manière indépendante ou de développer des mécanismes de contrôle de ses dirigeants.
L’indépendance du pouvoir judiciaire a également été remise en question. Les tribunaux ont jugé en faveur du président dans la plupart des cas qui risquaient de compromettre son poste. La décision unanime de la Cour suprême en 2016 de confirmer sa réélection, malgré les allégations selon lesquelles les lois électorales n’auraient pas été suivies, en est un exemple flagrant. Les pétitions de 2001 et 2006, qui témoignaient de résultats falsifiés et d’irrégularités généralisées, ont abouti à des décisions partagées (3‑2 et 4‑3 respectivement). Dans les deux cas, le Président de la Cour suprême, Benjamin Odoki, a voté en faveur de l’exécutif, bien que le tribunal ait reconnu que de « graves irrégularités » s’étaient produites.
Cependant, les tribunaux n’ont pas toujours été aussi dévoués à l’exécutif. Dans une décision historique en 2005, la Cour constitutionnelle a annulé les restrictions imposées aux partis politiques autres que le MNR, ouvrant ainsi la voie à la réintroduction du multipartisme. En 2007, alors que plusieurs opérations de contre‑insurrection étaient en cours, la Haute Cour a rejeté la demande de l’État d’annuler la caution accordée aux insurgés présumés.
« La confiance du public dans les tribunaux est au plus bas. »
Malgré des manifestations épisodiques d’indépendance judiciaire, la confiance du public dans les tribunaux est au plus bas. Une enquête d’Afrobaromètre de 2015 a révélé que la police et le système judiciaire sont perçus comme les deux institutions les plus corrompues du pays. En effet, le FDC n’a même pas demandé aux tribunaux de se prononcer sur les irrégularités notées lors des élections de 2011 et a préféré organiser des manifestations de longue durée. Aujourd’hui, la désobéissance civile est la méthode préférée de l’opposition. Il est peu probable que cela change, étant donné la décision de la Cour constitutionnelle d’abolir les limites d’âge.
Et maintenant ?
De nombreux Ougandais craignent que le pouvoir judiciaire et le Parlement ne soient davantage affaiblis par un président autoritaire doté d’un pouvoir illimité. L’exécutif continuera probablement à compter fortement sur sa majorité parlementaire pour poursuivre son programme (le MNR détient 293 sièges sur 426). En novembre 2004, le Parti Démocrate de l’opposition a contesté le détournement de 1,3 million de dollars des caisses de l’Administration nationale de la sécurité sociale en faveur des législateurs du MNR, en échange de leur soutien pour abolir la limite des mandats. Pendant que le Parlement débattait de la levée de la limite d’âge en décembre 2017, les députés du parti au pouvoir ont inséré une clause prolongeant les mandats parlementaires de cinq à sept ans en échange de leur soutien. Cet accord a toutefois été rejeté par la Cour constitutionnelle un jour avant sa décision de supprimer les limites d’âge présidentiel. Le tribunal a qualifié l’extension proposée de « rapace ». On ne sait toujours pas si les législateurs du MNR continueront à mettre en avant ce sujet comme condition préalable à leur soutien continu à l’agenda du président.
Sur le plan judiciaire, les auteurs de la requête à la Cour constitutionnelle envisagent de porter l’affaire devant la Cour suprême, même si cette juridiction est également perçue comme étant favorable au MNR. Sa décision sur la victoire de Museveni en 2016 a été rendue, bien que le domicile et le bureau du requérant, Amama Mbabazi, aient été perquisitionnés par la police quelques jours avant le procès.
La décision relative à la limite d’âge a encore affaibli les mécanismes de contrôle et contrepoids du puissant pouvoir exécutif de l’Ouganda. La fermeture des options pour une transition pacifique légale exacerbe les tensions au sein de la société, en particulier chez les jeunes. Les enseignements tirés de l’histoire turbulente de l’Ouganda suggèrent que la gouvernance responsable, et non les prouesses militaires, est en définitive la meilleure garantie pour la stabilité du pays.
Ressources complémentaires
- Centre d'études stratégiques de l'Afrique, « Limites et durée de mandat des dirigeants africains liés à la stabilité », Infographie, 7 mars 2018.
- Samuel Gebre et Omar Mohammed, « Rising Authoritarianism Threatens Democracy in East Africa », Business Day, 16 octobre 2017.
- Centre d'études stratégiques de l'Afrique, « African Role Models in Strategic Leadership », Éclairage, 11 mai 2016.
- Joseph Siegle, « Why Term Limits Matter for Africa », blog, Center for Security Studies, 3 juillet 015.
- Mathurin C. Houngnikpo, « Armées africaines : Chaînon manquant des transitions démocratiques », Centre d'études stratégiques de l'Afrique, Bulletin de la sécurité africaine N° 17, 22 janvier 2012
En plus: État de droit Ouganda