Pour mener à bien les réformes du secteur africain de la sécurité, il faut des leaders visionnaires et capables de persévérer face à une résistance inévitable. Les extraits de la vie de leaders africains, qui se sont faits les avocats de réformes, montrent comment leurs actions ont permis de faire progresser la stabilité et d’accroître la confiance du public.
Frene Ginwala façonne un nouvel ordre
Dr. Frene Ginwala est un pilier du Congrès national africain (ANC). Elle a contribué à établir, bâtir et faire croître l’ANC au cours de son exil de 30 ans durant la période de l’apartheid en Afrique du Sud. Après son retour au pays en 1991, Nelson Mandela demanda à Frene Ginwala de représenter l’ANC à la Convention pour une Afrique du Sud démocratique (CODESA), l’organe chargé de négocier la constitution sud-africaine. Avec l’aide de fidèles du parti comme Govan Mbeki, Walter Sisulu, et d’autres, Frene Ginwala joua un rôle moteur dans le projet d’élaboration de la constitution, un processus révolutionnaire pour l’époque. Elle préconisa une approche participative qui encourageait une adhésion large des groupes extérieurs à l’ANC, alors en position dominante, et instillait des normes nouvelles d’inclusion, de consultation et de compromis dans les institutions qui émergeront à la fin du processus de la CODESA.
En 1992, Frene Ginwala fonda la Coalition nationale des femmes, un groupe de 100 organisations communautaires qui incita les femmes et d’autres groupes marginalisés à rejoindre les négociations constitutionnelles. La coalition mit en œuvre un processus consultatif de deux ans comprenant séminaires et ateliers publics qui collectèrent des pétitions signées par plus de 3 millions de citoyens ordinaires sur des questions clés en cours de négociation à la CODESA, telles que le cadre constitutionnel, la déclaration des droits des citoyens, le programme d’action positive, le système électoral et le contrôle public. Sous la houlette de Frene Ginwala, la Coalition nationale des femmes organisa également des consultations spéciales qui introduisirent dans le débat public les problèmes du secteur de la sécurité, ce qui constituait une première pour l’Afrique du Sud. L’accent sur la sécurité nationale, qui se dégagea de ces discussions, devint la pierre angulaire de la stratégie de sécurité nationale de l’Afrique du Sud post-apartheid. Frene Ginwala attribue au mouvement des femmes le mérite « d’avoir lié la lutte pour la sécurité et l’indépendance nationales à la lutte pour l’égalité et la justice sociales ».
L’assemblée constituante, l’organe chargé de rédiger la constitution finale, suivit l’exemple de la Coalition nationale des femmes et lança un vaste programme de sensibilisation visant à incorporer les opinions des citoyens dans le projet de constitution. Plus de 2 millions de propositions furent recueillies par le biais d’un processus comprenant plus de 1 000 ateliers suivis par 20 549 personnes et 717 organisations communautaires. Des niveaux si élevés de participation ont donné au processus une légitimité et une adhésion locales considérables. En évoquant les enseignements tirés de la CODESA, Frene Ginwala a déclaré : « Nous devions lancer un projet qui nous permettrait d’inculquer des valeurs nouvelles à notre société. Il n’était pas suffisant d’inclure ces valeurs dans notre constitution. Elles devaient être promues dans toute la société ». Il s’agissait en fin de compte de la meilleure façon de s’assurer que les réformes institutionnelles ne deviennent pas des créations partisanes de l’ANC, mais soient au service de tous les Sud-Africains.
“Nous devions lancer un projet qui nous permettrait d’inculquer des valeurs nouvelles à notre société. Il n’était pas suffisant d’inclure ces valeurs dans notre constitution.”
En tant que déléguée à la CODESA, Frene Ginwala négocia un nouveau modèle électoral combinant représentations majoritaire et minoritaire. En 1994, Nelson Mandela lui demanda de prendre la barre de l’assemblée en tant que première présidente de l’Assemblée nationale de la période post-apartheid. Pendant son mandat, le parlement devint une institution très respectée et indépendante, et cela, en dépit de la majorité de son parti.
Sur certaines questions, le parlement était en porte-à-faux avec l’exécutif. Chaque fois qu’il y avait un désaccord, Nelson Mandela l’encourageait à préserver l’indépendance du pouvoir législatif. « Dirigez le parlement comme nous avons dirigé la CODESA », lui conseilla-t-elle. Elle suivit le conseil et mit en place un processus politique participatif et consultatif qui distingue le parlement sud-africain des autres. Le processus parlementaire exige que l’exécutif publie un livre vert exprimant ses positions sur les nouvelles politiques.
Le livre doit être ensuite soumis à de vastes consultations publiques avec les médias, la société civile, les organisations communautaires et les autres acteurs intéressés. Le document final, connu sous le nom de Livre blanc, doit ensuite faire l’objet d’un contrôle parlementaire avant d’être renvoyé à l’exécutif pour le peaufiner.
Frene Ginwala fit usage de ce processus pour les passages du Livre blanc sur la défense nationale de 1996 et du Livre blanc sur la participation sud-africaine dans les missions internationales de maintien de la paix de 1998 – à mettre au nombre des processus d’élaboration de politiques de sécurité les plus participatifs d’Afrique – qui enchâssent le contrôle civil, la sécurité humaine et l’égalité des sexes dans la nouvelle doctrine en matière de sécurité de l’Afrique du Sud.
Thuli Madonsela prend la relève
Thuli Madonsela appartient à la génération qui reprit le flambeau du leadership de Frene Ginwala et de ses collègues. Membre de l’ANC depuis son adolescence, elle a perfectionné ses compétences de leader à la CODESA, où elle participa à la rédaction finale de la constitution. Elle fut ensuite transférée à la Commission de réforme du droit où elle joua un rôle important dans la rédaction de nouvelles lois reflétant les valeurs, les normes et l’architecture institutionnelle héritées de la CODESA. Toutefois, c’est son rôle en tant que Protectrice publique entre 2009 et 2016 qui lui acquit sa renommée nationale et internationale.
Établi pour enquêter sur les abus du pouvoir de l’État et ordonner des mesures correctives, le rôle du Protecteur public a été propulsé sur le devant de la scène lorsqu’en novembre 2012, Thuli Madonsela ouvrit une enquête sur les améliorations luxueuse effectuées dans la résidence privée du président Jacob Zuma. Son rapport historique, intitulé « Secure in Comfort », établit que le président Zuma avait profité indûment de la rénovation et lui ordonna de rembourser une partie de l’argent dépensé dans la construction. La volonté de Thuli Madonsela de mener l’enquête constitue une preuve de son courage et de son engagement envers un leadership éthique, surtout lorsqu’on considère les représailles que lui ont fait subir les dirigeants et autres collègues du parti.
Plusieurs efforts de blocage du rapport furent rejetés par les tribunaux de moindre importance. Une enquête parlementaire séparée, qui exonérait le président Zuma, fut jugée illégale par la Cour constitutionnelle pour le motif que les conclusions du ministère public – un organe établi grâce aux efforts de Frene Ginwala – étaient juridiquement contraignants.
L’enquête suivante de Thuli Madonsela fut entreprise à la demande de membres du public. Le rapport « State Capture » qui en a résulté, décrivait de façon détaillée la corruption et le racket impliquant, entre autres, la famille Gupta – de riches immigrants indiens entretenant des rapports étroits avec le président Zuma. Le rapport ordonnait à la présidence de lancer une enquête indépendante dirigée par un juge nommé par le président de la Cour constitutionnelle. Le gouvernement contesta de nouveau les interdictions du ministère public. (Le jugement sur le pourvoi est actuellement en cours d’examen.)
Thuli Madonsela indiqua plus tard comment l’administration Zuma se distinguait des années Mandela, soulignant que l’ancien président « soumettait volontiers son administration au contrôle démocratique, comme les tribunaux et les institutions garantes de la démocratie, lorsque ses actions étaient remises en question ».
À de nombreuses reprises, Thuli Madonsela a pu constater le pouvoir de la responsabilité sur la société sud-africaine. Elle se souvient d’un cas où un gouvernement local devait depuis des décennies de l’argent à un citoyen âgé. « Nous avons enquêté et finalement il obtint son argent… Il était si heureux que… partout où il allait, il conseillait aux gens de se rendre au bureau du Protecteur public parce que, disait-il, le système fonctionne ». Réfléchissant à de nombreuses affaires similaires, Thuli Madonsela déclare : « Avec l’obligation de rendre des comptes, il existe une possibilité de pardon… Les gens sont si indulgents… Ils veulent une plus grande responsabilité et des mesures correctives lorsqu’ils ont été victimes d’un préjudice ».
« C’est un rappel de notre passé douloureux et du prix que nous avons dû payer pour avoir été dans l’antre de la bête pendant l’apartheid… et il nous appartient de faire en sorte que nous ne vivions plus jamais dans un pays où l’abus de pouvoir et l’injustice solidement ancrée créent un énorme manque de confiance entre l’État et ses citoyens et entraînent troubles, pertes humaines et désespoir », a-t-elle déclaré.
« Avec l’obligation de rendre des comptes, il existe une possibilité de pardon. »
Julia Sebutinde s’était donnée pour objectif de dompter le secteur redouté de la sécurité
Julia Sebutinde est une juge ougandaise renommée et une juriste internationale connue en Ouganda sous les sobriquets de « Dame Justice », de « Reine de l’enquête » et de « Dame de fer » pour s’être attaquée aux services de sécurité jadis redoutés d’un pays qui se remettait lentement de trois décennies de guerre civile et de violence parrainée par l’État. Elle mena trois enquêtes de type nouveau sur la police, l’armée et l’administration fiscale ougandaises en 1999, 2002 et 2003, qui aboutirent à des licenciements massifs de fonctionnaires et à une série de réformes. Julia Sebutinde a ensuite siégé au Tribunal spécial pour la Sierra Leone. En 2012, elle devint la première Africaine à siéger à la Cour internationale de Justice.
En 1999, le président ougandais Yoweri Museveni la désigna pour mener la première enquête importante sur la police. Les Ougandais avaient participé à un processus consultatif aboutissant à l’adoption d’une nouvelle constitution en 1995. Cependant, la corruption dans le secteur de la sécurité ougandais commençait à saper la confiance du public dans les réformes issues des négociations constitutionnelles. Julia Sebutinde était confrontée à une tâche difficile. « La population n’était pas habituée à ce que les fonctionnaires rendent des comptes », déclara-t-elle. Un membre de son équipe remarqua : « la police était un fléau absolu et en plus intouchable… Tout le monde pensait que c’était une perte de temps ».
Gagner la confiance du public était par conséquent primordial étant donné la méfiance croissante et la crainte profonde du public envers les institutions de sécurité. Et ainsi, Julia Sebutinde fit le tour du pays écoutant les plaintes. Elle lança ensuite des audiences publiques, une première pour l’Ouganda. Le rapport final de Julia Sebutinda décrivait la police comme une « organisation de type mafieuse » qui s’attaquait aux Ougandais sans leur rendre aucun compte. Une des principales recommandations du rapport était de créer une unité chargée d’élaborer des normes professionnelles applicables à l’ensemble de la police. Les droits de l’homme et la prestation de services firent leur apparition dans le programme de formation. En outre, tous les commissariats de police pouvaient faire l’objet de contrôles ponctuels par la Commission des droits de l’homme. La police de proximité fut également adoptée pour rétablir la confiance du public.
Toutefois, certaines des réformes de la police proposées dans le rapport ne furent pas mises en œuvre. Par ailleurs, une partie de l’enquête sur la corruption dans l’armée ne fut jamais rendue publique. Quinze ans plus tard, des questions se posent toujours sur le comportement de la police, et de nombreuses personnes continuent à demander l’application complète des recommandations du rapport Sebutinde, preuve s’il en était besoin que les enquêtes ont établi de nouvelles normes en ce qui concerne la responsabilité du secteur de la sécurité ougandais. Pour le citoyen ordinaire, la vue d’un civil reprochant à des hauts fonctionnaires de police leur mauvaise gestion et leurs pots-de-vin suscitait l’espoir qu’une nouvelle ère s’annonçait pour le secteur de la sécurité qui désormais servirait le public au lieu du contraire.
Conclusion
Frene Ginwala, Thuli Madonsela et Julia Sebutinde font figure d’exemples en matière de leadership. Frene Ginwala a encouragé la participation du public dans les nouvelles institutions par l’inclusion et la mobilisation. Thuli Madonsela a farouchement préservé ces institutions à l’heure actuelle, et ce, en dépit des énormes pressions auxquelles elle fut soumise par les acteurs influents du parti au pouvoir. Julia Sebutinde a convaincu des citoyens sceptiques et craintifs qu’il leur était possible de dompter les redoutables forces de sécurité. Toutes, en tant que leaders, ont compris que la disparition de la confiance entre le gouvernement et les citoyens génère l’agitation. Elles ont également compris que si elles voulaient que leur travail leur survive, elles devaient définir de nouvelles normes et attentes que les réformateurs qui prendraient la relève pourraient défendre. Il est vrai que les leaders qui laissent des institutions fortes, inclusives et efficaces exercent une plus grande influence et jouissent du respect de leur pays bien après avoir quitté leurs fonctions.
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