L’importance de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples

Malgré une capacité exécutoire limitée, la Cour africaine offre une voie de recours lorsque les systèmes judiciaires nationaux sont incapables de rendre la justice, ce qui souligne son rôle essentiel dans la promotion de normes et de règles de conduite sur le continent.


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Front of the African Court on Human and Peoples' Rights in Arusha, Tanzania

La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples à Arusha, en Tanzanie. (Photo : AfCHPR)

La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (la Cour africaine) a été créée en 1998 par les membres de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) à l’issue de décennies de débats sur les moyens de mettre fin à l’impunité en Afrique, cristallisés par le génocide au Rwanda et la violence gratuite qui a marqué les guerres au Liberia et en Sierra Leone dans les années 1990. La mission de la Cour africaine est de protéger, promouvoir et défendre les droits de l’homme inscrits dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (la Charte africaine) de 1981, qui stipule dans son préambule que « la liberté, l’égalité, la justice et la dignité sont des objectifs essentiels pour la réalisation des aspirations légitimes des peuples africains ».

Tous les États africains sont signataires de la Charte africaine, qui défend les droits civils et politiques fondamentaux, tels que la liberté d’expression et de réunion, le droit à des élections libres et équitables permettant aux citoyens de choisir leurs représentants, l’égalité de traitement devant la loi et un procès équitable, ainsi que l’interdiction de la torture.

Les auteurs de la Charte africaine ont prévu des scénarios dans lesquels les tribunaux nationaux ne voudraient pas ou ne pourraient pas traiter les affaires impliquant un abus de pouvoir de la part de l’exécutif.

Les auteurs de la Charte africaine ont prévu des scénarios dans lesquels les tribunaux nationaux ne voudraient pas ou ne pourraient pas traiter les affaires impliquant un abus de pouvoir de la part de l’exécutif. Ils ont reconnu que dans de tels cas, les citoyens avaient besoin d’un moyen de déposer leurs plaintes et d’obtenir réparation pour les torts commis après avoir épuisé les recours nationaux. L’OUA, devenue plus tard l’Union africaine (UA), a accordé à la Cour africaine la suprématie judiciaire de faire respecter et d’interpréter la Charte africaine.

Créée au cours d’une période de démocratisation naissante sur le continent, la Cour africaine avait pour but d’institutionnaliser les normes et les standards en matière de droits de l’homme au moment où l’OUA passait à l’UA dans le but de devenir un organisme régional plus efficace et plus cohérent et un véritable forum pour la responsabilité régionale. La Cour africaine devait également être un instrument judiciaire africain destiné à compléter les tribunaux internationaux, tels que la Cour pénale internationale (CPI). Les gouvernements africains ont parfois accusé la CPI de cibler de manière disproportionnée les Africains, même si ce sont les pays africains qui ont été à l’origine de la création de la CPI.

Ces normes ont été mises à rude épreuve ces dernières années avec le recul de la démocratie sur le continent et les signes croissants d’impunité de la part des États membres de l’UA. Il s’est avéré essentiel de disposer d’une voie de recours juridique, étant donné que, dans de nombreux contextes, les systèmes judiciaires nationaux sont soit cooptés, soit sous la mainmise des partis au pouvoir.

Le moment est donc venu de faire le point sur la Cour africaine, son rôle, ses réalisations et les défis qu’elle doit encore relever.

Fonctionnement de la Cour africaine

Basée à Arusha, en Tanzanie, la Cour africaine a été fondée en 2004, par la ratification du protocole qui l’institue par plus de 15 pays. Elle a nommé ses premiers juges en 2006 et a commencé à instruire des affaires en 2010. Elle est composée de 11 juges issus de l’ensemble du continent, dont le mandat est de 6 ans, renouvelable une fois. Les juges sont sélectionnés par le Conseil exécutif de l’UA sur la base des nominations des États membres, puis confirmés par l’Assemblée des chefs d’État et de gouvernement de l’UA. La Cour africaine tient quatre sessions ordinaires par an et des sessions extraordinaires sur convocation de son président.

La Cour africaine se distingue par la possibilité d’une saisine directe par les citoyens. C’est l’une des trois seules cours régionales des droits de l’homme (avec la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour interaméricaine des droits de l’homme) qui a le pouvoir d’entendre directement les plaintes contre leur gouvernement des citoyens lésés et d’ordonner des mesures correctives contraignantes si les plaintes sont fondées.

Elle est donc destinée à jouer un rôle essentiel dans la préservation et la sauvegarde des droits de l’homme, la promotion de normes et de règles de conduite et la progression de la démocratie et de la stabilité.

A demonstration by Benin's political opposition in 2018.

Manifestation organisée par l’opposition politique béninoise contre l’érosion des normes démocratiques. (Photo : AFP)

La Cour africaine peut être saisie par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (qui partage avec la Cour africaine la responsabilité de l’interprétation de la Charte africaine), les États parties au protocole qui l’a instituée, les organisations intergouvernementales africaines et les organisations non gouvernementales (ONG) ayant le statut d’observateur auprès de cette Commission.

La Cour africaine peut également entendre des plaintes déposées par un particulier contre un gouvernement, à condition que le gouvernement concerné ait accepté la compétence de la Cour pour recevoir les plaintes de ses ressortissants et des ONG, une mesure qui a été inscrite dans la charte de la Cour africaine par l’Assemblée des chefs d’État de l’UA. Si la Cour établit qu’une plainte est recevable, elle instruit l’affaire et rend des arrêts.

Trente-quatre États membres de l’Union africaine sont signataires du protocole établissant la Cour africaine. Huit d’entre eux ont reconnu la compétence de la Cour pour accepter les plaintes des citoyens et des ONG : le Burkina Faso, le Malawi, le Mali, le Ghana, la Tunisie, la Gambie, le Niger et la Guinée-Bissau. Quatre autres pays ont retiré leur déclaration de soutien à la Cour africaine pour entendre les plaintes des citoyens : Le Rwanda (en 2016), la Tanzanie (2019), le Bénin (2020) et la Côte d’Ivoire (2020).

Avant d’instruire une affaire, les juges doivent d’abord établir la compétence et la recevabilité. La compétence doit répondre à quatre critères:

  • Compétence matérielle – Les allégations portent sur des violations des droits de l’homme énoncés dans la Charte africaine ou dans tout autre instrument relatif aux droits de l’homme ratifié par l’État concerné.
  • Compétence personnelle – Les plaignants doivent appartenir à l’une des quatre catégories qui peuvent saisir la Cour africaine.
  • Compétence temporelle – Les violations présumées doivent avoir eu lieu après que l’État concerné a ratifié le protocole établissant la Cour africaine.
  • Compétence territoriale – Les violations présumées doivent avoir eu lieu sur le territoire de l’État concerné.

L’examen des plaintes et le prononcé des jugements, des arrêts, des mesures provisoires et des avis suivent la procédure régulière appliquée dans tout tribunal dûment constitué. La Cour entend les deux parties, évalue les preuves, convoque des témoins si nécessaire et rend des arrêts.

La Cour africaine reçoit environ huit affaires par an en moyenne. Depuis qu’elle est devenue opérationnelle en 2010, la Cour a reçu 340 requêtes en matière contentieuse et 15 demandes d’avis consultatifs. La Cour a statué sur 205 requêtes et 15 avis consultatifs. Elle possède 135 requêtes en attente.

Importance de la Cour africaine

Les arrêts de la Cour africaine sont contraignants pour tous les États membres de l’UA, ce qui a une incidence concrète sur le plan juridique et sur la réputation de toutes les parties concernées. En outre, chaque affaire portée devant la Cour fait progresser les normes relatives aux droits de l’homme et à l’État de droit. Elle renforce donc l’intégrité des cours régionales et internationales en tant que moyen de recours lorsque les mécanismes judiciaires nationaux ont été épuisés.

Les arrêts de la Cour africaine sont contraignants pour tous les États membres de l’UA.

Il existe de nombreux cas pour l’illustrer. En 2014, par exemple, la Cour africaine a statué que le gouvernement du Burkina Faso devait fournir des réparations aux proches du journaliste d’investigation burkinabé, Norbert Zongo, pour son assassinat en 1998. La Cour a estimé que le gouvernement n’avait pas enquêté de manière adéquate et n’avait pas poursuivi les auteurs du meurtre de Zongo (qui seraient des membres de la garde présidentielle) et que l’assassinat du journaliste avait pour but d’intimider d’autres journalistes, entravant ainsi la liberté d’expression. Le gouvernement du Burkina Faso a respecté l’arrêt de la Cour en versant les réparations et en reprenant l’enquête, ce qui a conduit à l’arrestation en France du frère de l’ancien président, François Compaoré, qui continue de s’opposer à son extradition vers le Burkina Faso.

La Cour africaine a statué en 2023 que les hauts fonctionnaires tanzaniens ne pouvaient pas être déployés pour organiser des élections nationales en raison de la menace que cela représentait pour la neutralité politique et les droits des citoyens à des élections libres et équitables. Cette pratique avait été instituée sous l’ancien président John Magufuli et confirmée par les tribunaux tanzaniens, ce qui a incité Bob Chacha Wangwe et le Centre juridique et des droits de l’homme de Tanzanie à porter l’affaire devant la Cour africaine. En réponse à cette décision, le gouvernement tanzanien, sous la présidence de Samia Hassan, a accepté de modifier la loi électorale nationale et la loi de procédure pénale.

La Cour africaine a également statué en 2018 que la condamnation pénale et l’emprisonnement de la dirigeante de l’opposition Ingabire Victoire Umuhoza au Rwanda constituaient une violation de sa liberté d’expression pour avoir déclaré que les crimes contre l’humanité commis pendant le génocide rwandais avaient été perpétrés contre les Hutus aussi bien que contre les Tutsis. Cette décision est considérée comme ayant facilité la libération de Mme Umuhoza plus tard dans l’année.

Rwandan refugees waiting to get food from the Red Cross in the Benako, Tanzania refugee camp in 1994.

Le génocide au Rwanda et d’autres atrocités commises sur le continent ont déraciné des millions d’Africains. (Photo : AFP)

En 2018, la Cour africaine a statué que certains aspects du Code des personnes et de la famille du Mali de 2011 – notamment la validité des mariages impliquant des enfants mariés, des personnes non consentantes et des mariages par défaut – violaient non seulement les traités relatifs aux droits de l’homme de l’UA, mais aussi la Convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. L’affaire a été portée devant les tribunaux par deux ONG maliennes qui n’ont pas pu contester la loi dans le cadre du système juridique malien.

Toutes les affaires n’aboutissent pas à des jugements en faveur des plaignants. Par exemple, dans l’affaire Romward William c. République-Unie de Tanzanie concernant la violation alléguée du droit à la vie, la Cour africaine a estimé qu’il n’y avait pas eu d’erreur de procédure et que l’arrestation et la condamnation du requérant n’étaient pas arbitraires. Toutefois, elle a également estimé que l’imposition de la peine de mort obligatoire était contraire à la Charte africaine et a dûment ordonné à la Tanzanie de mettre son code pénal en conformité avec les dispositions de la Charte. Elle a également ordonné à la Tanzanie d’annuler la condamnation, de retirer le requérant du couloir de la mort et de réexaminer son cas en matière de condamnation dans le cadre d’une procédure laissant une marge d’appréciation à l’autorité judiciaire.

Il existe de nombreux autres exemples de l’importance de la Cour africaine. Le plus important est peut-être le nombre d’affaires inscrites au rôle de la Cour. Cela montre que la Cour continue d’avoir la confiance des citoyens du continent en tant que « tribunal de dernier recours » lorsqu’ils ne peuvent pas obtenir justice par les voies nationales.

Bien que toutes les ordonnances de la Cour africaine ne soient pas mises en œuvre, le mandat de la Cour reste significatif en raison des précédents importants qu’elle établit et du fait que chaque affaire établit des normes en matière de droits de l’homme et de responsabilités des États parties à l’égard de leurs citoyens. Ces normes sont à leur tour citées et adoptées par d’autres organisations de l’Union africaine, par le Parlement panafricain et par des organismes nationaux sur l’ensemble du continent. Fait révélateur, il s’agit de normes et de standards que même ceux qui ne les respectent pas veulent être vus en train de respecter.

La Cour africaine rappelle également que les droits de l’homme sont une préoccupation africaine et pas seulement une construction occidentale. Cela réfute l’argument avancé par certains selon lequel les Africains qui défendent les droits de l’homme et exigent des normes plus élevées de la part de leurs gouvernements ne sont que des « marionnettes » des puissances occidentales.

Les défis de la Cour africaine

Malgré ses importantes réalisations, la Cour africaine est confrontée à une multitude de défis. La Cour n’a pas de capacité d’exécution, par exemple, un problème qu’elle partage avec d’autres cours régionales et internationales telles que la Cour de justice de l’Afrique de l’Est, la Cour pénale internationale et la Cour internationale de justice. Elle ne peut donc pas faire appliquer ses décisions et n’a pas le pouvoir de contraindre les États à respecter ses décisions.

C’est le cas de la Côte d’Ivoire, qui n’a pas respecté la décision de la Cour de 2017 de verser à son citoyen Kouadio Kobena Fory environ 73 360 dollars pour avoir violé sa propre législation en matière droits de l’homme. Le Kenya est également en violation d’une ordonnance de 2017 le condamnant à verser 1 201 520 dollars à la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples agissant au nom des peuples Ogiek qui avaient été dépossédés de leurs terres. L’argent devait être déposé dans un fonds de développement communautaire. Dans certains cas, les États ignorent tout simplement la Cour, même lorsqu’elle envoie des représentants dans leurs capitales. Nombreux sont ceux qui considèrent la Cour comme une atteinte à leur souveraineté.

La Cour africaine peut assurer un suivi du respect de la décision par le biais de ses rapports annuels rendus publics, d’un engagement direct avec la Commission de l’Union africaine, d’une participation aux sommets de l’UA et aux réunions de sensibilisation avec les États membres, et de consultations avec d’autres cours régionales et internationales. Toutefois, ces mesures ne garantissent pas le respect de ses décisions.

Le nombre d’affaires portées devant la Cour africaine est inversement corrélé à la solidité des institutions démocratiques des États membres de l’UA.

Le volume des affaires portées devant la Cour africaine est inversement corrélé à la solidité des institutions démocratiques des États membres de l’UA. Aujourd’hui, la Cour est confrontée à un arriéré de plaintes qui se compte par centaines. Cette situation s’inscrit dans un contexte de répression croissante à l’encontre des défenseurs des droits de l’homme. On peut donc affirmer que le registre de la Cour est un indicateur fiable d’alerte précoce du rétrécissement de l’espace démocratique. Si la tendance continentale au recul démocratique se poursuit, cela signifie qu’un nombre croissant de ressortissants africains ne sont pas en mesure de demander justice dans leur propre pays.

À titre d’exemple, l’un des plus fervents défenseurs de la Cour africaine depuis sa création a été le Burkina Faso, qui s’est pleinement conformé à toutes les décisions de la Cour. Pourtant, aujourd’hui, ce pays est dirigé par une junte militaire qui fait de son mieux pour bloquer une plainte déposée par les survivants d’un massacre qui a eu lieu en février 2024. Ce massacre aurait été commis par des militaires.

De même, seule une minorité de gouvernements africains a soutenu la compétence de la Cour africaine pour entendre des affaires émanant directement de personnes lésées et de groupes de la société civile. De plus, ce nombre est en diminution. Cette situation prive les citoyens africains d’un mécanisme crucial par lequel ils peuvent demander l’accès à la justice lorsque toutes les voies locales sont bloquées.

Priorités de la Cour pour les dix prochaines années

La résolution de ces problèmes nécessitera un changement d’attitude à plusieurs niveaux. Tout d’abord, les pays africains doivent respecter les conventions qu’ils signent et avoir l’intégrité et la prévoyance de permettre à des institutions clés telles que la Cour africaine et la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples de fonctionner correctement. Il est regrettable que les gouvernements africains empêchent les institutions africaines de s’acquitter de leurs devoirs à l’égard des citoyens africains.

Des juges de la Cour africaine entendent une affaire portée devant la Cour. (Photo : AfCHPR)

Deuxièmement, l’indépendance et l’autonomie d’institutions clés telles que la Cour africaine, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples et le Parlement panafricain devraient être au centre du processus de réforme institutionnelle de l’UA en cours.

Troisièmement, les institutions de la société civile africaine telles que l’Union panafricaine des avocats et la Coalition pour la Cour africaine, entre autres, doivent absolument exercer une pression ascendante pour défendre la Cour africaine et obliger les gouvernements à respecter leurs engagements.

La Cour africaine se considère comme le mécanisme judiciaire prééminent en Afrique, sans lequel les objectifs de l’Agenda 2063 du continent ne pourront être pleinement atteints. Cet agenda prévoit une Afrique prospère, indépendante, sûre et démocratique. La préservation de la démocratie et des droits de l’homme est essentielle à cet égard. Tant que les citoyens ne seront pas en mesure de jouir de leurs droits et de réaliser leurs aspirations, le continent restera à la traîne.

Pour commencer, les 54 États membres doivent s’engager à nouveau à respecter les objectifs de la charte de l’UA, à ratifier le protocole établissant la Cour africaine et à signer la disposition autorisant les individus à saisir la Cour. Tout autre résultat soulève des questions quant à l’engagement de ces gouvernements à respecter les normes et les valeurs auxquelles des générations d’Africains ont aspiré.

Sègnonna Horace Adjolohoun est maître de conférences invité au Centre des droits de l’homme de l’Université de Pretoria et juriste principal à la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. Les opinions exprimées ici sont exclusivement les siennes et ne doivent en aucun cas être interprétées comme représentant les positions officielles de la Cour africaine, de tout autre organe de l’UA ou de ses institutions régionales.

Paul Nantulya est chercheur associé au Centre d’études stratégiques de l’Afrique.


Ressources complémentaires