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Ce que l’accord conclu suite au coup d’État signifie pour la transition démocratique au Soudan

La transition démocratique du Soudan est dans une passe difficile, alors que l’armée cherche à valider son maintien au pouvoir en réintégrant, du moins en apparence, un Premier ministre civil.


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Dans les semaines qui ont suivi le coup d’État du 25 octobre en Soudan, de nombreux rapports ont indiqué que l’armée voulait nommer un Premier ministre civil pour diriger le gouvernement militaire remanié. Toujours favori parmi les candidats se trouvait le Premier ministre de transition en exercice, Abdallah Hamdok, que l’armée maintenait en résidence surveillée tandis que la plupart des autres membres du cabinet et des centaines d’autres responsables civils du gouvernement restaient en détention.

L’accord du 21 novembre entre le lieutenant-général Abdel Fattah al-Burhan et Abdallah Hamdok est l’aboutissement de la volonté des militaires, créant ainsi une apparence de continuité au sein du leadership civil. Reconnaissant que l’accord ne soit pas optimal, Abdallah Hamdok l’a néanmoins justifié comme nécessaire afin d’éviter plus de pertes en vies humaines  et de désamorcer l’impasse politique dans laquelle se trouvait le pays suite au coup d’État.

Bien que de nombreux détails restent flous, dans l’état actuel des choses, l’accord pourrait représenter une validation du coup d’État militaire. Cela signifierait également un revirement surprenant pour l’armée, qui, face à une condamnation nationale généralisée, à une escalade des protestations populaires et à un isolement international, y compris la révocation de l’aide et l’allégement de la dette, cherchait une issue de secours. En effet, il devenait de plus en plus évident que l’armée ne pouvait pas pérenniser ce coup d’État – politiquement ou économiquement – et devait trouver un moyen de revenir sur son action extrajudiciaire.

Réactions des civils

Les réactions de l’opinion publique à l’accord au Soudan ont été majoritairement très critiques, car il ne répond pas aux exigences des manifestants qui comprennent la remise en poste des ministres en exercice et reconnus par la communauté internationale avant le 25 octobre, la libération de tous les prisonniers politiques détenus depuis le coup d’État et que les civils prennent à l’armée la direction du processus de transition. Au lieu de cela, Abdallah Hamdok semble avoir cédé aux exigences des militaires, c’est à dire un simple remaniement ministériel plus favorable aux intérêts de l’armée. L’accord renforce ainsi l’obstacle fondamental à la transition démocratique du Soudan : l’impression des militaires d’être en droit de diriger le gouvernement.

Douze ministres civils, issus des Forces de la Liberté et du Changement (FFC), une coalition civile de premier plan, ont démissionné de leurs fonctions à la suite de l’accord. Tous les ministres en fonction avant le coup d’État, à l’exception de deux, ont maintenant démissionné – et ces deux derniers sont toujours en détention. De plus, les trois quarts des membres du comité central du FFC ont même refusé de rencontrer Abdallah Hamdok. En signant cet accord avec l’armée, ce dernier semble donc avoir perdu sa légitimité nationale.

October 2021 march demanding civilian rule.

Une manifestation du 21 octobre 2021 demandant un gouvernement civil. (Photo : Ola Alsheikh)

Les civils ont également soutenu que l’accord entre Burhan et Hamdok est sans base juridique. En effet, le gouvernement de transition a pour base une charte constitutionnelle de transition signée en 2019 par les militaires et les principaux groupes civils, dans le cadre d’un processus de transition sensé durer trois ans. Dans le cadre de cet accord de partage du pouvoir, les FFC étaient chargés de nommer le Premier ministre qui choisirait un cabinet. De plus, tout amendement à la Charte nécessitait l’approbation du Conseil législatif ou, en son absence, du Conseil de souveraineté et du Conseil des ministres. Toutes ces dispositions ayant été ignorées, les FFC ont conclu que l’accord du 21 novembre engageait uniquement deux personnes, et non les acteurs institutionnels de la Charte de 2019. Il manque donc à la fois de fondement juridique et de légitimité.

Abdalla Hamdok.

Abdallah Hamdok. (Photo: IHA)

Le noyau dur des appels civils au changement a été un réseau de « comités de résistance » – des organisations de base de la société civile créées à partir de 2013 pour sensibiliser le public et plaider en faveur d’un changement démocratique au Soudan. Ces comités dispersés, mais malgré tout bien organisés, constituent une structure permettant de concentrer et soutenir les demandes civiles de changement. Nés de l’héritage soudanais de résistance non violente au régime militaire et autoritaire, s’inspirant des révolutions de 1964 et 1985, ces comités sont typiques du paysage politique soudanais. Ces comités de résistance se sont engagés à continuer de manifester jusqu’à ce qu’ils voient une véritable restauration du processus de transition démocratique. Depuis le coup d’État, nombre de ces comités ont appelé au retrait total et immédiat des militaires de la politique soudanaise.

En bref, l’accord Burhan-Hamdok n’est généralement pas considéré comme crédible par les principales parties prenantes nationales du Soudan. Au lieu de cela, il est perçu comme un moyen d’affirmer et de légitimer le rôle de l’armée dans le gouvernement et la position d’Abdel Fattah al-Burhan en tant que chef de l’État (un rôle qu’il a assumé sans qu’il soit en conformité avec la Charte constitutionnelle de 2019).

L’armée dévoile ses cartes

L’accord Burhan-Hamdok soulève d’autres préoccupations fondamentales concernant les normes de gouvernance au Soudan. Paradoxalement, plutôt que d’avoir à faire des concessions politiques pour avoir fomenté le coup d’État, les militaires seraient récompensés pour avoir coopté la transition démocratique.

« L’accord renforce ainsi l’obstacle fondamental à la transition démocratique du Soudan : l’impression des militaires d’être en droit de diriger le gouvernement ».

Depuis le coup d’État du 25 octobre, les forces de sécurité soudanaises se sont également montrées prêtes à recourir à la force mortelle contre des civils non armés. Selon le Comité central des médecins soudanais, bon nombre des plus de 40 manifestants tués par l’armée ont reçu une balle dans la tête ou la poitrine. Les forces de sécurité tiraient donc pour tuer, et non pour disperser les manifestations ou protéger des biens. Ce recours à la violence témoigne de l’attitude des militaires envers les civils et la liberté d’expression publique. Cela a également aggravé l’antipathie du public à l’égard des militaires, qui dilapident le capital de bonne volonté qui avait été établi depuis le début de la transition démocratique en 2019.

Tout aussi révélateurs ont été les remplacements des responsables civils par des piliers du régime du dirigeant autocratique de longue date Omar al-Bashir depuis le coup d’État. Cela est important puisque l’ère Bashir a été largement dénigrée, y compris par l’armée, depuis les manifestations de 2019. Le fait que l’armée tente actuellement de remettre en place des éléments de l’administration Bashir, y compris des islamistes, suggère une affinité et un intérêt à maintenir la continuité avec l’ère Bashir, mettant encore davantage en évidence le manque d’engagement de l’armée en faveur d’une transition démocratique.

Le limogeage du vice-gouverneur de la Banque centrale, Farouck Hussein, ainsi que des directeurs de la Nile Bank, de l’Al-Nile Savings Bank et de l’Industrial Development Bank a été une autre action révélatrice de l’armée depuis le coup d’État. Ces mesures se sont accompagnées de pressions dénoncées sur la Banque centrale, pour qu’elle transfère des fonds sur des comptes contrôlés par l’armée. Ce style de gouvernement prédateur est une autre marque de fabrique de l’ère Bashir et s’inscrit dans la forte implication de l’armée dans l’économie soudanaise, qui contrôlerait quelque 250 entreprises.

Implications pour la transition démocratique au Soudan

Où en est donc la transition démocratique au Soudan ? Comme cela est toujours le cas après un coup d’État, le Soudan est sur un terrain juridique fragile. La base constitutionnelle du Conseil de souveraineté a été établie par l’accord de partage du pouvoir de 2019. Depuis qu’Abdel Fattah al-Burhan a dissous le Conseil de souveraineté et d’autres organes directeurs de transition lors de sa prise de pouvoir le 25 octobre, son autorité en tant que chef de transition du Conseil a également été annulée. Sa prétention au pouvoir provient désormais uniquement du canon d’un fusil. Comme à la suite d’autres coups d’État, ce qui est désormais légal est, en fait, ce que les militaires disent.

La même logique s’applique à la trajectoire de la transition. Malheureusement, tout indique que l’armée n’a jamais vraiment pris une véritable transition au sérieux. Au lieu de cela, son objectif semble être de se conserver un rôle majeur au sein du gouvernement, une position qu’elle occupe, à l’exception d’une seule décennie, depuis l’indépendance en 1955. De plus, comme nous l’avons vu à la suite d’autres coups d’État en Afrique cette l’année, les militaires ont peu de motivations à mener des transitions démocratiques.

« Le public soudanais a jusqu’à présent démontré qu’il n’accepterait pas le nouvel accord de gouvernement, malgré la réintégration d’Abdallah Hamdok en tant que Premier ministre ».

Le public soudanais a jusqu’à présent démontré qu’il n’accepterait pas le nouvel accord de gouvernement, malgré la réintégration d’Abdallah Hamdok en tant que Premier ministre. L’armée est donc confrontée à la perspective de manifestations, de grèves et d’autres formes de désobéissance civile durables, pouvant paralyser sa capacité à gouverner. Contrairement à d’autres pays africains connaissant des coups d’État, le public soudanais a une longue tradition de contestation non violente et possède des structures organisationnelles qui peuvent permettre aux manifestants un effort soutenu.

Le pari de l’armée pour garder le contrôle ne permet pas non plus de regarder en face la réalité, qui est que seul un gouvernement civil permettra au Soudan d’attirer les capitaux internationaux nécessaires à relever les défis économiques fondamentaux auxquels il est confronté. Cela comprend une économie en repli, une inflation de 400 %, une population nombreuse et croissante de jeunes au chômage et une dette croissante estimée à 1 200 milliards de dollars en 2025 – pour une économie s’élevant actuellement à seulement 35 milliards de dollars. Avec l’armée aux commandes, le Soudan est aux prises avec tous ces problèmes économiques et fera face à une colère publique encore plus grande à mesure qu’ils s’aggravent.

Abdel Fattah al-Burhan et l’armée ont également apparemment imaginé pouvoir disposer d’une crédibilité internationale suffisante pour attirer les investissements étrangers, les prêts et l’assistance dont l’armée a besoin pour gouverner. Il peut s’agir d’une interprétation erronée de l’afflux de soutien international et d’allégement de la dette accordés au Soudan depuis 2019.

Protesters against military rule in Khartoum, October 2021

Des manifestations contre le gouvernement militaire à Khartoum en octobre 2021. (Photo : Plus TV)

Facteurs clés déterminant la prochaine étape de la transition

L’issue de l’accord Burhan-Hamdok, et plus généralement la transition démocratique du Soudan, reste incertaine. Bien que l’armée ait actuellement l’avantage, elle a besoin d’un certain soutien national et international afin de rester au pouvoir, ce qui n’a pas été le cas jusqu’à présent.

Voici quelques-uns des facteurs clés à surveiller, alors que le Soudan navigue dans l’étape actuelle de sa transition démocratique espérée.

Viabilité de la résistance nationale. Si la réintégration d’Abdallah Hamdok en tant que Premier ministre ne fait pas l’unanimité au niveau national, comme cela semble être le cas, alors l’armée n’a pas recueilli d’important capital politique à la suite de cet accord. Elle continuera d’être sous pression pour rétablir le système en place avant le 25 octobre.

Libération des détenus politiques. Cela devait faire partie de l’accord Burhan-Hamdok. Très peu parmi les centaines de détenus politiques ont été libérés, en revanche, d’autres arrestations se poursuivent. Cela laisse à penser que l’armée n’a peut-être pas pris leur libération au sérieux, et a simplement présenté cette initiative à Abdallah Hamdok et la communauté internationale dans le but d’obtenir un soutien au nouvel arrangement. Il est possible que l’armée continue de libérer des détenus de manière sélective afin de semer la discorde au sein des rangs civils.

De l’espace pour le gouvernement d’Abdallah Hamdok.  Étant donné qu’Abdallah Hamdok a déjà transigé sur sa demande initiale de restauration de l’ensemble du cabinet d’avant le 25 octobre, il aura probablement moins de marge de manœuvre quant aux personnes qu’il pourra nommer au cabinet. On ne sait pas non plus combien de dirigeants civils crédibles le rejoindront dans le cadre de cette nouvelle structure gouvernementale. Si peu le font, alors Abdallah Hamdok sera encore plus isolé politiquement. On ne sait pas non plus dans quelle mesure Abdallah Hamdok aura la possibilité d’avoir un programme distinct de celui de l’armée. S’il devait démissionner, cela démontrerait d’autant plus que l’armée est la seule partie prenante dans le cadre de l’arrangement actuel.

Besoin d’échéances précises. L’ambiguïté sur les délais a entravé la transition depuis 2019. Quand exactement les civils étaient-ils censés prendre la direction du Conseil de souveraineté ? Quand l’Assemblée législative devait-elle être mise en place ? Quand la réforme des principales institutions aura-t-elle lieu ? Outre la réforme du secteur de la sécurité, il s’agit notamment d’un processus de révision constitutionnelle, établissant un pouvoir judiciaire indépendant pour statuer sur les questions de transition, de la protection de la liberté de la presse, de la réforme de la fonction publique et du processus de sélection de la commission électorale. Pour que la transition gagne du terrain, les réponses à ces questions et à d’autres questions cruciales doivent être précisées.

Engagement de la communauté internationale en faveur de la transition démocratique au Soudan. Comme pour tout coup d’État, la reconnaissance internationale est vitale pour la viabilité diplomatique et économique du gouvernement après un coup d’État. La communauté internationale démocratique a presque unanimement condamné le coup d’État du 25 octobre. La décision de l’armée de réintégrer Abdallah Hamdok vise en partie à convaincre les acteurs internationaux que la transition continue d’avancer. Reste à savoir si la communauté internationale l’acceptera, même si les acteurs nationaux, dans l’ensemble, ne l’ont pas validé. Si quelques acteurs internationaux signaient, l’armée aurait réussi à fragmenter la condamnation internationale quasi-universelle du coup d’État, et commencerait à obtenir la reconnaissance externe dont elle a besoin. Les acteurs démocratiques internationaux devront donc être clairs et unanimes au sujet des critères définissant le progrès démocratique. Ils doivent également être prêts à peser sur l’Égypte et les acteurs du Golfe qui ont des intérêts propres pour le maintien d’un gouvernement militaire au Soudan.

Au minimum, tirant les leçons des deux dernières années, la communauté démocratique internationale devra se demander si la reprise de l’aide au développement et de l’aide économique, alors que l’armée conserve le contrôle, envoie un mauvais signal et décourage la transition. De plus, le fait de ne pas tenir bon contre le coup d’État au Soudan pourrait encore renforcer le schéma de coups d’État que l’Afrique a connus ces dernières années.

Pourquoi est-ce important

« Les transitions démocratiques sont rarement linéaires, mais sont souvent marquées par des hauts et des bas – alors que certains intérêts bien établis résistent aux demandes de changement. C’est dans cette situation que se trouve aujourd’hui le Soudan ».

L’histoire du gouvernement militaire du Soudan a été catastrophique. Le Soudan a enregistré de très mauvaises performances en termes de réduction de la pauvreté, de développement et de création d’emplois depuis des décennies. Sans coïncidence, la corruption, les disparités, la répression, les conflits et le génocide ont été les caractéristiques du modèle de gouvernance de l’armée soudanaise. La mauvaise gestion chronique de l’économie a conduit à la crise économique à laquelle le pays est actuellement confronté. La prise de conscience que les opportunités économiques et l’amélioration des conditions de vie sont directement liées à une véritable transition démocratique sont la motivation de la demande populaire d’un changement en 2019 et 2021.

Les transitions démocratiques sont rarement linéaires, mais sont souvent marquées par des hauts et des bas – alors que certains intérêts bien établis résistent aux demandes de changement. C’est dans cette situation que se trouve aujourd’hui le Soudan. La façon dont l’ensemble des acteurs concernés – citoyens, dirigeants civils et acteurs internationaux – réagira aux dernières actions de l’armée déterminera si ce tournant dans la saga soudanaise est un revers ou une impulsion pour de nouveaux progrès.