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Six questions qui façonnent l’élection présidentielle en Côte d’Ivoire

Malgré des progrès importants au cours de la dernière décennie, la polarisation sociale et politique perdure en Côte d’Ivoire et pourrait déboucher sur une nouvelle période d’instabilité dans ce pays longtemps considéré comme une ancre en Afrique de l’Ouest.


Les candidates à l’élection présidentielle en Côte d’Ivoire (de gauche à droite) : Pascal Affi N’Guessan, Kouadio Konan Bertin, Henri Konan Bedie et Alassane Ouattara.

Les candidats à l’élection présidentielle en Côte d’Ivoire (de gauche à droite) : Pascal Affi N’Guessan, Kouadio Konan Bertin, Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara. (Images: Zenman, Juliengoujon75, HKBofficiel, video screen capture)

Dix ans après une guerre civile qui avait fait 3 000 morts, la tension remonte en Côte d’Ivoire. À l’approche de l’élection du 31 octobre, les indéniables acquis achevés dans la réunification du pays au cours des dix dernières années n’ont cependant pas empêché de faire remonter à la surface des visions différentes pour l’identité et le futur du pays. L’entrée dans la course du président sortant Alassane Ouattara, pour un troisième mandat controversé, n’aura qu’ajouté à une atmosphère déjà combustible. Voici certaines des questions qui façonnent cette étape importante dans l’histoire de la Côte d’Ivoire.

1. La Côte d’Ivoire d’aujourd’hui comparée à celle d’il y a 10 ans 

La Côte d’Ivoire a beaucoup évolué depuis l’accession d’Alassane Ouattara à la primature suprême. En 2011, l’économie est au point mort et le pays coupé en deux, chaque côté avec sa propre armée. Une mission de l’ONU et la force française Licorne aident à fournir la sécurité. Depuis lors, le gouvernement Ouattara a piloté une croissance économique sans précèdent, atteignant en moyenne 8% par an depuis 2011 et rétablissant la Côte d’Ivoire à son statut de moteur économique régional. L’établissement d’une couverture médicale nationale et un accès amélioré à l’électricité et à l’éducation font partie des acquis sous la présidence Ouattara. Son gouvernement a également travaillé au renforcement de nombreuses institutions régaliennes, y compris dans le secteur de la sécurité.

« Si la pauvreté au niveau national a diminué de 55% en 2011 à 39% en 2018, ce sont les régions urbaines qui en ont le plus profité, reflétant des division régionales et ethniques frappantes ».

Néanmoins, ces progrès économiques se sont avérés inégaux. Selon la Banque mondiale, si la pauvreté au niveau national a diminué de 55% en 2011 à 39% en 2018, ce sont les régions urbaines qui en ont le plus profité, reflétant des division régionales et ethniques frappantes. De plus, certains projets d’infrastructure, notamment la construction de routes, n’ont pas été sans coûts pour les populations urbaines les pauvres. À Abidjan par exemple, ces efforts ont forcé le « déguerpissement » de presque un cinquième de la population de la ville, la plupart dans des bidonvilles

La confiance dans les institutions demeure également basse. Selon un sondage d’Afrobaromètre, tout juste 50 % des ivoiriens faisaient confiance au président, 45 % à l’armée, 44 % à la police, 43 % au juges et 37 % à la commission électorale en 2019.  La confiance dans les partis politiques était elle aussi basse : 41 % ayant confiance au Rassemblement des Houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP) au pouvoir et 37 % aux partis de l’opposition.

La responsabilité publique restait limitée puisque les abus tels que les détentions et exécutions arbitraires, les violences policières et la corruption demeureraient souvent impunis.

2. Des fissures internes multiples

La polarisation qui perdure entre le nord à majorité musulman et le sud à majorité chrétien reste au cœur de tensions grandissantes. Le pouvoir politique ayant été traditionnellement tenu par le sud urbain et côtier et la capitale économique Abidjan, les régions du nord, déjà marginalisées, le sont d’autant plus qu’elles accueillent des immigrants d’Afrique de l’Ouest venus travailler dans le secteur du cacao dont la Côte Ivoire est le premier exportateur mondial. 

Laurent Gbagbo in August 2007

Laurent Gbagbo en août 2007. (Photo : Wavemaster)

L’adoption de l’Ivoirité en 1994 avait requis toute personne voulant être élue de prouver que ses deux parents étaient ivoiriens, excluant donc de nombreux politiques du nord du pays, y compris Ouattara. Ces tensions avaient causé la guerre civile de 1999 et la crise électorale de 2010-2011. A l’époque, le président Laurent Gbagbo avait refusé de quitter son poste après sa défaite électorale. Sous les présidences d’Henri Konan Bédié et Gbagbo (1993-2011), de nombreuses personnes du nord avaient été empêchées de contester des élections. Mais la perception que ceux du sud étaient avantagés a été remplacée depuis 2011 par celle que ce sont maintenant ceux du nord qui le sont davantage. Cette perspective n’a été qu’attisée par une suggestion, au début du mandat de Ouattara que ceux du nord devraient bénéficier d’un programme de « rattrapage », une suggestion que ce dernier a toujours démentie.

Le gouvernement Ouattara a aussi choisi de primer la croissance économique sur la guérison des clivages engendrés par l’Ivoirité et la guerre civile. Une Commission dialogue, vérité et réconciliation avait été formée en 2012 mais n’a pas publié de rapport. Elle a aussi été critiquée pour n’avoir pas suffisamment consulté la société civile et les citoyens. Des appels à un nouveau dialogue sont restés au point mort.

La décision de Ouattara de briguer un troisième mandat est un autre facteur dans la montée des tensions. Plus de 78 % des Ivoiriens sont favorables à une limite à deux mandats présidentiels. Ouattara avait promis, quand il avait proposé une nouvelle constitution en 2016, qu’il ne se représenterait pas. En mars 2020, il avait aussi désigné son premier ministre, Amadou Gon Coulibaly, pour être le candidat de son parti à l’élection. Mais le décès subit de ce dernier celui-ci en juillet le force à changer d’avis. Une décision du Conseil constitutionnel selon laquelle la nouvelle constitution avait remis les compteurs à zéro ouvre la porte à Ouattara, même si, nombreux sont ceux au sein de l’opposition qui la qualifient d’inconstitutionnelle. Le fait que les principaux candidats de l’opposition, notamment l’ancien président Henri Konan Bédié et Pascal Affi N’Guessan, un premier ministre de Gbagbo, représenteraient un retour à une gouvernance exclusive, et donc une menace au progrès des 10 dernières années, est sans aucun doute un élément important de sa décision.

Six Issues Shaping Côte d’Ivoire’s Presidential Election

Les manifestants contre un troisième mandat du président Ouattara.

De la violence s’est d’ailleurs déjà produite, démontrant des tensions croissantes. Au moins 15 personnes sont mortes dans des manifestations contre un troisième mandat et la maison de N’Guessan a été incendiée. Avec l’appel de l’opposition à la désobéissance civile, au boycott et à l’obstruction du processus électoral, le risque de violences supplémentaires est élevé.

3. Un secteur de la sécurité divisé

Quand Ouattara accède au pouvoir en 2011, la Côte d’Ivoire a deux armées : celle qui soutient Gbagbo et les Forces nouvelles (FN), une alliance de groupes armés du nord qui soutiennent Ouattara. Si l’armée est mieux équipée et entrainée, les FN, dirigés par des “comzones” consistent de volontaires peu formés.

Ouattara lance donc un programme de réforme du secteur de la sécurité (RSS) qui vise à intégrer ces deux armées, diminuer ses effectifs et la professionnaliser en créant plusieurs écoles militaires. Environ 70 000 personnes choisissent de réintégrer la vie civile dans un processus de désarmement, démobilisation et réintégration. Mais les résultats du processus de RSS sont mitigés car de nombreux comzones, malgré leur manque de formation, auraient été promus à des grades élevés.  Le secteur de la sécurité consiste aujourd’hui des éléments suivants :

Des divisions perdurent aussi au sein des forces de sécurité intérieure, la police étant perçue comme plus fidèle à Ouattara et la gendarmerie à Gbagbo.

En 2017 et 2018, des éléments de l’armée, en grande partie issus des anciennes forces rebelles, se sont mutinés, demandant le paiement d’arriérés de salaires. De grandes parties du secteur de sécurité demeurent donc divisées entre le nord et le sud. Celui-ci reste aussi dominé par l’ancienne génération, empêchant des officiers plus jeunes de prendre des postes de commandement. Résultat, les allégeances des divers éléments des forces de sécurité sont incertaines.

L’impunité demeure aussi un problème. Selon des groupes des droits humains, des milices rivales et des bandes de jeunes armés associées aux partis politiques restent actives en Côte d’Ivoire. Pendant des manifestations contre un troisième mandat de Ouattara, Human Rights Watch a témoigné que des individus, qui ne se sont pas identifiés comme des policiers, ont usé de couteaux et de machettes pour disperser et battre les manifestants.

4. Des partis politiques faibles

« Depuis la mort du président Houphouët Boigny en 1993, les mêmes personnalités et les mêmes partis continuent de dominer la scène politique ».

Jusqu’en 1990, la Côte d’Ivoire est un pays est parti unique, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI). Cet héritage et la nature toujours personnalisée des partis politiques ivoiriens continuent d’en empêcher le développement. Depuis la mort du président Houphouët Boigny en 1993, les mêmes personnalités et les mêmes partis, soit issus du PDCI et de ses dissidents, soit issus de l’opposition, continuent de dominer la scène politique.

Henri Konan Bédié, 86 ans, prend les commandes du PCDI en 1993. Ouattara, 78 ans, qui avait été un premier ministre de Bédié mais qui avait été forcé à l’exil avec l’adoption de l’Ivoirité, crée le Rassemblement des républicains (RDR) qui se transformera éventuellement en RHDP. De même Gbagbo, 75 ans, un membre de l’opposition sous Boigny, créé le Front populaire Ivoirien (FPI).

Ces partis qui s’appuient sur des personnalités continuent d’être faibles, car au lieu de représenter une idéologie, des priorités politiques ou même une approche à la gouvernance, ils ne servent que de plateforme à leurs dirigeants. De plus, leurs alliances et scissions répétées et leur incapacité à laisser leurs plus jeunes membres assumer des positions de leadership empêchent leur croissance et leur renouveau. Cela est problématique dans un pays dont l’âge médian est de 18 ans.

Guillaume Soro

Guillaume Soro
(Photo : Africa1979)

Autre indice de la stagnation qui caractérise ces partis : les défis causés, en interne, par les questions de succession. Kouadio Konan Bertin, 57 ans, l’un des quatre candidats retenus pour la présidentielle, a longtemps été membre du PDCI, appelant même Bédié son père. Mais seul un départ du parti lui a permis de se présenter. Au FPI de Gbagbo, la seule raison pour laquelle N’Guessan est candidat est que Gbagbo attend toujours son procès à la Cour pénale internationale. Un clivage perdure néanmoins au sein du parti entre ceux qui estiment que seul Gbagbo peut représenter le FPI et ceux qui acceptent son inéligibilité et considèrent que le parti a besoin de nouveaux dirigeants. La succession au sein du RHDP s’est elle aussi déraillée quand Gon Coulibaly est décédé en juillet. Gon Coulibaly avait souvent été décrit comme le « dauphin » de Ouattara, l’usage du terme pour le prince héritier du roi reflétant une conception personnalisée du pouvoir et de la gouvernance.

D’autres membres du RHDP, plus jeunes, avaient pareillement ressenti le manque d’opportunités au sein du parti et l’avaient donc quitté pour former les leurs. L’ancien ministre des Affaires étrangères Marcel Amon Tanoh, l’ancien Vice-Président Daniel Kablan, et l’ancien ministre de l’Éducation Albert Toikeusse Mabri en sont tous des exemples. Le plus important, Guillaume Soro, a démissionné de son poste de président de l’Assemblée nationale en février 2019 pour former son propre parti, le Générations et peuples solidaires (GPS).

5. Questions sur l’indépendance des institutions électorales

L’adoption de la constitution de 2016 a entrainé une restructuration des principales institutions électorales, c’est-à-dire le Conseil constitutionnel, la plus haute cour de Côte d’Ivoire et la Commission électorale indépendante (CEI). Chacune a un rôle important à jouer dans l’organisation et la validation du scrutin.

Le Conseil constitutionnel certifie l’égibilité des candidats et la validité du scrutin lui-même. Mais l’opposition a appelé pour sa dissolution citant une composition qu’elle estime inféodée au président sortant. Le conseil est composé d’anciens présidents (quoique ces derniers doivent démissionner s’ils se présentent à une élection et ne peuvent pas siéger s’ils ne jouissent pas de leurs droits civiques) et de sept autres membres. Le président désigne le président du Conseil et trois autres membres. Le président de l’Assemblée nationale en désigné deux et le président du Sénat, un. Seul le président du Sénat, Jeannot Ahoussou-Kouadio, est membre d’un parti de l’opposition. Si les membres du conseil doivent avoir les qualifications requises, le fait qu’ils soient nommés par le président et ses partisans les rend automatiquement suspects aux yeux de l’opposition. Le recours déposé auprès du Conseil constitutionnel par l’opposition pour empêcher la candidature de Ouattara a été rejeté.

« L’opposition trouve … suspect le fait que 40 des 44 candidatures à la présidence n’ont pas été retenues, et cela pour ce qu’elle considère des détails techniques ».

L’opposition trouve également suspect le fait que 40 des 44 candidatures à la présidence n’ont pas été retenues, et cela pour ce qu’elle considère des détails techniques. Le rejet des candidatures de Gbagbo et de l’ancien premier ministre Guillaume Soro sont les plus visibles, bien qu’ils soient tous deux privés de leurs droits civiques dû à leurs condamnations par des cours ivoiriennes. Gbagbo a en effet été condamné dans l’affaire dite du braquage de la Banque centrale pendant la crise électorale de 2010-2011 et fait toujours face à des chefs d’accusation auprès de la Cour pénale internationale. La candidature de Soro a été rejeté en raison de sa condamnation pour détournement de deniers publics. Par conséquent, seuls Ouattara, Bédié, N’Guessan, 67 ans, et Kouadio Konan Bertin, 57 ans, un ancien parlementaire qui a quitté le parti de Bédié, ont vu leurs candidatures retenues.

La CEI a aussi été restructurée en 2019 après que la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples ait appelé à sa réforme en 2016. Cependant, les partis de l’opposition refusent toujours d’y participer, même si des sièges lui sont désignés.

6. Espace démocratique

Depuis début 2019, le gouvernement de Ouattara tente de limiter l’opposition et les adversaires potentiels de se présenter.

Certains leaders de l’opposition ont été arrêtés ou placés en détention. En janvier 2019, Alain Lobognon, un allié de Soro à l’Assemblée nationale, a été arrêté et condamné à la prison avec sursis pour avoir répandu des « fausses nouvelles » sur la corruption du gouvernement. En septembre 2019, un vice-président du PDCI, Jacques Mangoua, a été arrêté et condamné à cinq ans de prison après que des armes ait été trouvées dans sa maison. Ces deux cas ont été dénoncés comme politiquement motivés.

Pulchérie Gbalet

Pulchérie Gbalet, qui a été arrêtée pour avoir organisé des manifestations. (Photo : Edwige Kobly)

Le nouveau code pénal adopté en juin 2019 limite sévèrement le droit à manifester puisqu’il interdit toute manifestation publique considérée comme menaçant l’ordre public. En août 2020, le gouvernement a interdit les manifestations de rue, citant l’état d’urgence sanitaire dû à la pandémie du COVID-19. Suite à cette interdiction, la militante du groupe de la société civile Alternative citoyenne ivoirienne Pulchérie Gbalet a été arrêtée pour avoir menacé l’ordre public après avoir organisé une manifestation contre un troisième mandat. Les dirigeants de l’opposition ont qualifié l’interdiction de manifester, levée le 15 octobre avec le début officiel de la campagne pour l’élection présidentielle, de politique.

Soro, 48 ans, l’ancien leader des rebelles du FN, est considéré comme un exemple de la manière dont le gouvernement de Ouattara tente de mettre sur la touche ceux qu’il perçoit comme les candidats les plus crédibles. Malgré son jeune âge, Soro a été le premier ministre de Gbagbo entre 2007 et 2012 et ensuite président de l’Assemblée nationale de 2012 à 2019. Mais des allégations de corruption—Soro deux chefs d’accusation, d’abord d’avoir détourné des deniers publics pour construire sa résidence privée quand il était premier ministre en 2007 et ensuite d’avoir organisé une « tentative d’insurrection », ont déraillé sa candidature. Soro reste donc en exil en France, un mandat d’arrêt empêchant son retour au pays. Le chef d’accusation selon lequel il aurait mandaté une tentative d’insurrection a été accompagné de l’arrestation de 17 de ses partisans, y compris l’un de ses frères, est lui aussi perçu comme étant  politiquement motivé. En avril 2020, Soro a été jugé par contumace pour « détournement deniers publics ». En l’absence de ses avocats, qui ont refusé de participer au procès, une condamnation a été prononcée en moins de trois heures. La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples a appelé à ce que toutes ces procédures soit annulées et que ses droits civiques soient restaurés afin qu’il puisse se présenter au scrutin.

Les restrictions sur la presse ont aussi augmenté ces dernières années. Le nouveau code pénal adopté 2019 criminalise les offenses contre le président, la publication de fausses nouvelles, les insultes sur internet et la publication d’informations qui pourraient menacer l’ordre public. Depuis lors, des journalistes ont été arrêtés, emprisonnés ou condamnés à payer des amendes pour avoir publié des articles sur la corruption et la propagation du COVID-19.

Conclusion

Malgré des progrès économiques importants et une reconstruction depuis le conflit d’il y a dix ans, la Côte d’Ivoire fait face à des tensions internes importantes. Une combinaison de facteurs les reflète y compris des visions différentes de l’identité nationale, un secteur de la sécurité encore fragmenté et aux loyautés divisées, des entraves à l’émergence de jeunes leaders politiques, des restrictions sur les médias et des institutions de surveillances faibles. De la violence s’est déjà produite et des troubles civils sont possibles. Quel que soit le résultat de l’élection, un travail considérable sera nécessaire pour pallier ces défis institutionnels si la Côte d’Ivoire veut éviter un retour à l’instabilité et résumer sa montée en puissance économique.


Ressources complémentaires