Renforcer la culture du professionnalisme militaire en Afrique

Afin d’instaurer une culture de professionnalisme militaire, il faut inculquer des valeurs sociétales clés parmi tous les membres des forces armées. Partager ces valeurs confère un effet puissant d’unification sur l’armée, augmentant la cohésion et l’efficacité.


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Group photo: Military Professionalism dialogue

Les participants au dialogue du CESA sur le professionnalisme militaire et l’éducation professionnelle militaire.

« Dans de nombreux pays d’Afrique, les forces de défense et de sécurité sont une menace à la sécurité en raison de leur manque de professionnalisme ».

Cette évaluation du général Mbaye Cissé, chef de l’état-major particulier du président de la République du Sénégal, met l’accent sur un point clé du dialogue sur le professionnalisme militaire et sur l’éducation professionnelle militaire durant lequel le Centre d’études stratégiques de l’Afrique (CESA) a accueilli, le 14 décembre, des dirigeants des secteurs de la sécurité de 30 pays d’Afrique en marge du Sommet des dirigeants américains et africains à Washington, DC. Après les remarques du général Cissé, le dialogue s’est poursuivi avec les propos de Mme Christine Wormuth, Secrétaire de l’Armée de Terre, et du général Michael Langley, commandant du commandement américain pour l’Afrique (AFRICOM).

General Mbaye Cissé, National Security Advisor to the President of Senegal.

Le général Mbaye Cissé, chef de l’état-major particulier du président de la République
du Sénégal.

L’Afrique a subi sept coups d’État et plusieurs tentatives de putschs depuis 2020, démontrant un schéma d’armées de plus en plus politisées sur le continent. Cette montée du nombre de changements de pouvoirs anticonstitutionnels renverse une tendance de deux décennies dans le nombre de coups d’État militaires en Afrique. Cette tendance risque aussi de voir ces pays subir un retour aux périodes de mauvaise gouvernance, de développement en berne, d’impunité et d’instabilité qui avait caractérisé les gouvernements militaires du continent de 1960 à 1990, des décennies souvent appelées par conséquent « les décennies perdues de l’Afrique ». Le continent avait en effet subi 82 putschs entre 1960 et 2000.

Inquiétés par cette croissance dans le nombre de coups d’État, l’Union africaine a tenu un sommet extraordinaire sur le phénomène en mai 2022. En décembre, les dirigeants de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) s’étaient aussi engagés à établir une force régionale pour restaurer l’ordre constitutionnel dans les pays membres ayant subi un putsch.

Pourquoi le professionnalisme militaire est important

Le professionnalisme militaire permet de mieux fournir la sécurité aux citoyens tout en préservant l’État de droit et les droits humains.

« Le professionnalisme militaire est une norme de conduite observée par les membres des forces armées qui s’engagent à respecter les valeurs de service au public, de subordination à l’autorité civile démocratique, d’allégeance à la constitution, de neutralité politique et d’adhésion à l’État de droit ».

—Adapté de « Pour la professionnalisation des forces armées en Afrique »
par le colonel (à la retraite) Émile Ouédraogo, PhD.

Afin d’atteindre cet objectif, il faut établir des liens forts avec les communautés locales et s’engager à éduquer armées sur leurs responsabilités envers le public. Le général Cissé a ainsi remarqué qu’il « existe une corrélation entre l’efficacité de l’armée et la relation entre l’armée d’un pays et le public ». En effet, quand l’armée soutien une communauté, cela engendre la confiance du public. Cette confiance permet de parer à l’émergence de l’extrémisme violent, tout en fournissant des réponses plus efficaces quand les menaces sécuritaires émergent. « Une armée qui n’investit pas dans l’éducation et dans l’éthique dans les relations avec la population en paye le prix en matière de sécurité » a-t-il ajouté.

Le professionnalisme militaire représente un défi particulier pour les armées africaines en raison de l’héritage du colonialisme. « Un aspect important de cet héritage est que la mission principale des forces de sécurité était la répression. Les forces n’étaient pas unitaires, artificielles et étaient trop présentes dans le jeu politique, créant un handicap qui perdure aujourd’hui » a ajouté le général Cissé.

C’est la raison pour laquelle l’Afrique doit se focaliser sur le renforcement et l’entretien du professionnalisme militaire.

Renforcer le professionnalisme militaire en Afrique

Le professionnalisme militaire ne se développe pas par hasard, il découle d’un objectif clairement établi. Il ne résulte pas non plus d’un évènement particulier ou même d’une initiative temporaire qui permettrait de le construire et d’en tirer profit indéfiniment. De fait, il doit être constamment consolidé, redéfini et perpétué. Le professionnalisme militaire est une culture qui doit être institutionnalisée pour se réverbérer à travers l’armée.

Avantages d’une armée professionnelle

  • Une sécurité nationale et citoyenne plus efficace
  • Des officiers politiquement neutres
  • Des forces armées nationales et républicaines
  • Une vision, des missions et des rôles clairement définis pour chaque organe de sécurité
  • Une plus grande réactivité aux priorités de sécurité nationale
  • Une plus grande efficacité dans l’alignement et l’utilisation des ressources, ainsi qu’un plus grand soutien législatif et public pour le financement de l’armée
  • Des forces de sécurité qui respectent la loi et les droits humains, et qui sont redevables devant un code de conduite militaire et un contrôle civil
  • Une confiance, un respect et un soutien renforcés du public pour les forces de sécurité

—Adapté de DCAF, « Les forces armées : Rôles et responsabilités
dans la bonne gouvernance du secteur de la sécurité ».

Culture

Afin de créer une culture de professionnalisme militaire, il est d’inculquer à tous les soldats, des simples soldats du rang aux officiers les plus gradés, des valeurs sociétales et les principes clés que tout armée se veut de représenter. Les valeurs telles que l’intégrité, l’honneur, l’expertise, le sacrifice et le respect envers les citoyens ne viennent pas naturellement mais doivent être enseignées et régulièrement renforcées. Quasiment toutes les armées fournissent de l’entrainement tactique et des exercices militaires, établissant ainsi des compétences clés. Cependant, une stratégie intentionnée pour construire ces valeurs fait défaut à de nombreuses armées. La création de valeurs partagées confère un effet puissant sur l’armée, augmentant la cohésion de la force et son efficacité.

La Secrétaire Wormuth a ainsi remarqué, que dans les armées américaines, les généraux participent régulièrement à des formations professionnelles, y compris dans un processus qui permet d’inculquer les valeurs du professionnalisme militaire et créer aussi des opportunités de développer le leadership de leurs subordonnés.

United States Secretary of the Army Christine Wormuth

Mme Christine Wormuth, Secrétaire de l’Armée
de Terre.

Une lettre ouverte publiée par 13 anciens secrétaires à la Défense et chefs d’état-major des armées en septembre 2022 reflète ce processus continu d’acquisition de ces valeurs. La lettre, intitulée « Principes du contrôle civile et meilleures pratiques pour les relations civilo-militaires » a été largement reprise dans les médias et aussi partagée à travers les armées américaines, la communauté politique et le grand public.

Le général Cissé a aussi souligné « l’importance d’enseigner aux officiers militaires la valeur de la démocratie et le rôle de l’armée dans une société démocratique ». Ces valeurs doivent être apprises et ne peuvent pas être considérées acquises, en particulier dans les pays où une forte tradition démocratique fait défaut. Il a donc recommandé que les dirigeants militaires bénéficient d’une expérience au sein d’une société démocratique afin qu’ils puissent mieux apprécier les dynamiques des relations civilo-militaires.

Selon le général Cissé, la communauté internationale a aussi un rôle à jouer afin d’ancrer la démocratie et l’éthique du professionnalisme militaire en Afrique, en ajoutant que « quand une organisation régionale africaine sanctionne des putschistes, il est important que la communauté internationale soutienne aussi ces mesures ».

Le Sénégal a souligné le service public comme une valeur clé grâce à son « armée-nation » et l’engagement de son armée dans l’infrastructure, la santé et l’éducation au niveau communautaire. L’objectif est de permettre aux citoyens et aux soldats de comprendre que l’armée est celle de la nation et que sa mission n’est pas seulement de défendre l’intégrité territoriale du pays, mais aussi de contribuer à son développement socio-économique. En soutenant la sécurité humaine, l’armée renforce aussi les normes de comportement éthique envers les citoyens. L’armée s’engage ainsi dans la sécurité physique et humaine.

Institutionnalisation

L’enseignement professionnel militaire (EPM) est le moyen principal par lequel le professionnalisme militaire peut être institutionnalisé. Contrairement aux entrainements, qui sont centrés sur les capacités tactiques et opérationnelles, l’EPM cultive le leadership, la vision stratégique et les valeurs éthiques parmi les dirigeants militaires.

Pour le général Langley, l’EPM lui a permis de bien comprendre à quel point « il faut mettre l’accent sur les valeurs démocratiques, y compris le maintien de l’État de droit, en particulier pendant un conflit ». Par ailleurs, l’EPM est essential à l’inculcation du respect pour le contrôle civil. Le général Langley a ajouté que les deux sont complémentaires puisque ce sont les valeurs et le leadership acquis par l’EPM qui permettent aux officiers d’être de bons conseillers au dirigeants civils.

Le général Cissé a exprimé son accord avec l’idée que l’EPM permet d’institutionnaliser le professionnalisme militaire en disant « sans l’EPM, il n’y aura pas de stabilité ». Il a cependant averti que l’EPM doit se concentrer sur les priorités principales d’une société. Ces dernières doivent être pratiques et pertinentes pour le contexte national. Au Sénégal, l’EPM est un moyen essential de bâtir une armée républicaine.

Military professionalism dialogue

Le dialogue sur le professionnalisme militaire et l’éducation militaire professionnelle.

Un autre moyen d’institutionnaliser professionnalisme militaire et de recruter et de promouvoir sur la base du mérite. Le schéma selon lequel les armées sont recrutées parmi l’ethnie du président en exercice, tel qu’il existe dans certaines armées africaines, crée une chaine de commandement plus loyale au chef de l’État qu’à la constitution. La confiance du public, la légitimité et la compétence qui caractérisent une force basée sur le mérite fait défaut dans une force recrutée sur des critères ethniques, menaçant son efficacité. La sélection pour les institutions d’EPM doit aussi se faire sur la base d’examens notés sur le mérite et les officiers doivent aussi passer des examens avec succès pour être promus, selon le général Cissé. De plus, ces promotions ne doivent par être fondées sur les seules performances de terrain, en oubliant les considérations scolaires ou éthiques.

Le général Cissé a appelé à la création d’une nouvelle feuille de route pour l’EPM en Afrique. Il a cité le récent recul du professionnalisme militaire en Afrique comme preuve que l’EPM doit être réévaluée et réorientée. « Nous avons de nombreux établissements d’EPM en Afrique, mais il faut que nous évaluions leurs contenus. Dans ce sens, ces établissements ne sont pas suffisants et ils manquent de ressources pour les soutenir », a-t-il ajouté.

Relations civilo-militaires

Un aspect central du professionnalisme militaire est des relations civilo-militaires basées sur la confiance.

Les civils et les militaires ont chacun un rôle crucial, bien que différent et complémentaire, dans la prise de décisions relevant de la sécurité nationale. Les dirigeants démocratiquement élus sont chargés de définir une vision, une stratégie et une politique pour les intérêts sécuritaires d’un pays. Les dirigeants militaires sont ensuite chargés d’effectuer cette politique de la manière la plus efficace et professionnelle possible. Comme l’a expliqué le général Langley, « en fin de compte, les décideurs ultimes sont les dirigeants civils. Mon rôle est de fournir de bons conseils. Toute armée devrait aspirer à être apolitique afin qu’elle puisse être objective avec ses conseils ».

« En fin de compte, les décideurs ultimes sont les dirigeants civils ».

Le général Cissé a réitéré l’importance d’une définition claire du rôle de l’armée en expliquant que « c’est l’absence d’une frontière claire entre les arènes politique et le militaire qui provoque une diminution de la stabilité ».

Si la relation civilo-militaire peut être complexe et nécessite un entretien constant puisque qu’elle entremêle deux différentes expériences, elle peut aussi apporter des avantages distincts. Comme l’a remarqué la Secrétaire Wormuth, « les civils apportent des perspectives différentes et ne posent pas les mêmes questions que les militaires. Les civils apportent aussi une autre expérience des sensibilités mondiales à la prise de décisions militaires ». Cela amené à des décisions à la fois plus considérées et mieux équilibrées.

En fin de compte, « les dirigeants militaires doivent avoir confiance dans le processus de prise de décisions des civils » dans un système démocratique, a ajouté Mme Wormuth. « Les civils ont le droit de se tromper. Leur rôle est de prendre des décisions et ensuite d’en être redevables ».

Gen. Michael Langley

Le général Michael Langley, Commandant de l’AFRICOM.

Selon la secrétaire Wormuth, « la confiance n’apparait pas d’elle-même. Elle doit être gagnée, construite et entretenue. Pour ce faire, les civils doivent veiller à s’éduquer sur l’armée, son contexte, ses intérêts et ses valeurs. Cela leur permettra de mieux comprendre les perspectives des dirigeants militaires ».

« Mais les civils peuvent aussi apporter davantage d’objectivité et d’équilibre dans la prise de décisions sécuritaires, par exemple en arbitrant les différends entre les corps d’armée. Il faut que les militaires reconnaissent que les civils ont des contributions importantes à faire » a-t-elle-ajouté.

Pour résumer, des relations civilo-militaires efficaces sont un processus à deux sens qui nécessite un entretien régulier.

Le professionnalisme militaire est indispensable au progrès national

Pour renforcer la démocratie et le développement économique, la sécurité est essentielle. Comme la plupart des conflits et des menaces à la sécurité humaine en Afrique émanent de crises politiques internes, le professionnalisme militaire est un indispensable facteur de la sécurité publique.

« Il faut que les armées africaines servent le public ».

Pour résumer, le général Cissé a dit qu’“il faut que les armées africaines servent le public. Il faut qu’elles soient autonomes, redevables et respectueuses des valeurs démocratiques. Sinon, nous ne repartirons constamment du début et n’aurons pas de stabilité ».


Ressources complémentaires