Le 22 février 2022, la première promotion de l’école de Leadership Mwalimu Julius Nyerere à Kibaha, en Tanzanie, écoute attentivement un message du président chinois Xi Jinping. Le dirigeant chinois leur parle de « grands changements, inédits en un siècle, » (bainian weiyou de da bianju ;百年未有的大变局) et de « la nécessité urgente pour la Chine et les pays africains de renforcer la solidarité, le développement commun et l’échange d’expériences chinoises et la compréhension mutuelle en matière de gouvernance ».
Baptisée en l’honneur du vénéré père fondateur de la Tanzanie, cette école est un projet commun du Parti communiste chinois (PCC) et de six mouvements de libération d’Afrique australe : le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA), le Front de libération du Mozambique (FRELIMO), l’Organisation populaire du Sud-Ouest africain (SWAPO) de Namibie, le « Chama Cha Mapinduzi » (CCM, ou parti révolutionnaire) de Tanzanie, le Congrès national africain (ANC) d’Afrique du Sud et l’Union nationale africaine du Zimbabwe – Front patriotique (ZANU-PF).
Ces partis font partie de la coalition des anciens mouvements de libération d’Afrique australe (FLMSA), qui analyse les tendances géostratégiques, les défis nationaux et mondiaux envers leurs régimes et prévoit de se soutenir mutuellement. La FLMSA est une incarnation de l’alliance des États de la ligne de front (FLS), un groupe de pays d’Afrique australe qui a donné asile à des guérilleros luttant contre le colonialisme et l’apartheid. Le FLMSA, quant à lui, est le noyau de la Communauté de développement de l’Afrique australe (CDAA), qui compte 16 membres.
L’école souligne l’approche de la Chine qui consiste à jouer sur le long terme pour asseoir son influence.
La Chine a soutenu idéologiquement et militairement les six mouvements de libération et est aujourd’hui le seul partenaire extérieur de la FLMSA. La Chine offre également à la CDAA plus de possibilités de formation militaire professionnelle que d’autres régions africaines. L’École de Leadership Julius Nyerere renforce ce partenariat stratégique. Elle permet aux six membres de la FLMSA de planifier plus systématiquement l’utilisation des installations de formation, d’éducation, de résidence et de sport qui leur ont été offertes par l’École centrale du parti du PCC à Pékin, grâce à une subvention de 40 millions de dollars.
Cette École a suscité un large débat en Afrique australe et au-delà. Si ses membres ont mené leur pays à l’indépendance, ils se sont aussi illustrés par des tendances qui ont sapé la démocratie et le constitutionnalisme. Bien qu’ils adhèrent tous ostensiblement à des systèmes politiques multipartites, nombre d’entre eux se sont montrés largement intolérants à l’égard des contestations de l’opposition et ont eu recours à des mesures très diverses pour étouffer, contraindre, voire démanteler les partis d’opposition.
Les élections frauduleuses, les violences électorales et la corruption à grande échelle et l’érosion des institutions démocratiques se sont généralisées sous leur mandats. Ibbo Mandaza, figure emblématique des mouvements de libération d’Afrique australe, a observé que de nombreux partis de libération étaient affligés par « les pathologies du militarisme au détriment de la politique, de la force brute pour inculquer le conformisme, de la chasse aux sorcières, de la maltraitance des femmes et des groupes vulnérables et d’autres maux qui ont été portés au gouvernement, engendrant l’impunité et le mépris des institutions nationales et de la redevabilité ».
Depuis l’indépendance il y a plusieurs décennies, une transition de pouvoir à un autre parti ne s’est toujours pas produite dans un pays de la FLMSA. En effet, dans de nombreux contextes post-libération, les régimes à parti unique se perpétuent dans le cadre d’accords multipartites de plus en plus déséquilibrés.
Étant donné que l’École a pour mission de renforcer le pouvoir des partis de libération, elle est confrontée à un dilemme lorsque l’un de ses membres ne respecte pas les normes démocratiques, comme ce fut le cas lors des élections contestées d’août 2023 au Zimbabwe. Les six membres de la FLMSA avaient envoyé leurs propres missions d’observation au Zimbabwe, aux côtés des observateurs de la CDAA. Il est intéressant de noter qu’aucun d’entre eux n’a rendu public son rapport. Ils ont préféré mettre l’un de leurs membres, la ZANU-PF, à l’abri de toute responsabilité. Et ce même si la Mission d’observation électorale de la CDAA a conclu que les élections étaient entachées d’irrégularités généralisées.
Les dirigeants de la ZANU-PF ont violemment dénoncé le rapport de la CDAA et insulté le chef de cette Mission (l’ancien vice-président zambien Nevers Mumba) et le président zambien Hakainde Hichilema, qui préside l’organe de la CDAA chargé de la politique, de la défense et de la coopération en matière de sécurité. Le porte-parole de la ZANU-PF, Chris Mutsvangwa, a qualifié le président Hichilema de « marionnette » qui « n’a pas participé au combat pour la libération » et qui fait partie de « ceux qui veulent voir le départ des mouvements de libération ». Selon lui, ceux qui n’ont pas participé au combat armé n’ont pas le droit de gouverner, et encore moins de critiquer la ZANU-PF.
Mais le père fondateur de la Tanzanie, Mwalimu Julius Nyerere, avait donné l’exemple du sentiment exactement opposé en matière de gouvernance. Tout en reconnaissant ses erreurs, il avait adopté des principes et des pratiques de tolérance, de frugalité, de respect des droits humains, de non-violence et de constitutionnalisme. Il avait accusé l’Organisation de l’unité africaine (aujourd’hui Union africaine) d’être un syndicat de dirigeants qui se défendaient les uns les autres à tout prix. « Nous devrions pouvoir parler plus ouvertement des droits humains sur nos propres territoires », avait-t-il déclaré.
Nyerere avait volontairement quitté le pouvoir en 1985. Il avait profité de sa retraite pour guider la Tanzanie vers le multipartisme et pour servir de médiateur pour la paix dans la région. Dans l’un de ses livres intitulé « Our Leadership and the Destiny of Tanzania », Nyerere soutenait que la participation au combat de libération ne conférait pas à quelqu’un la légitimité de gouverner indéfiniment ou à vie, ni ne signifiait que ceux qui n’avaient pas participé à ces combats n’avaient pas le droit de gouverner.
L’école de leadership de la FLMSA exalte à juste titre l’image de Nyerere en tant que nationaliste, panafricaniste et héros de la libération. Cependant, son projet de libération était inséparable de sa philosophie et de sa pratique de la morale et de l’éthique politiques, résumées par Ubuntu et Utu (« Je suis parce que tu es » ou « l’humanité envers les autres »). Cet aspect de l’héritage de Nyerere semble avoir été coopté en faveur de la survie du régime à tout prix, ce à quoi il s’opposait de toute évidence.
S’efforcer de « maintenir la stabilité » (weiwen ; 维稳)
Les six partis de la FLMSA visent le soutien mutuel afin de préserver leur régimes contre les menaces perçues. Le terme utilisé par le PCC est weiwen(维稳), qui signifie « maintien de la stabilité » ou « survie du régime » sous la direction du PCC. Le sommet de 2017 de la FLMSA a adopté un document intitulé « La guerre contre l’Occident », qui accuse les anciennes puissances coloniales et les États-Unis de chercher à changer de régime par des « révolutions de couleur », en finançant des opposants, voire en fomentant des coups d’État. Il reconnaît également que les partis de libération perdent en popularité et risquent de perdre le pouvoir, dénonce la « faillite idéologique » et le « manque de discipline » général parmi les membres, ainsi que la tendance des générations dites « nées libres » à voter pour d’autres partis.
Le sommet de 2017 a conclu qu’une école politique commune d’idéologie était nécessaire pour susciter la vigilance face à de telles menaces. Elle fournirait une « base idéologique solide » aux cadres du parti, ainsi qu’une série de « mesures disciplinaires sévères » à mettre en œuvre par les partis frères. La Tanzanie a été choisie pour accueillir l’école en raison de son rôle dans l’accueil de tous les mouvements de libération reconnus par l’Organisation de l’unité africaine.
Le modèle de gouvernance du PCC apparaît comme l’une des manœuvres employées pour truquer les systèmes multipartites et s’accrocher au pouvoir.
En soutenant le projet, le PCC a saisi l’occasion de délocaliser certains de ses programmes politiques et idéologiques en Afrique. L’École de Leadership Julius Nyerere est la première école politique construite par le PCC à l’étranger, une initiative audacieuse de la part d’un parti qui nie souvent promouvoir son système politique à l’étranger. L’École permet au PCC de faire du prosélytisme et de partager méthodiquement son modèle de gouvernance. Des théoriciens politiques de l’École centrale du parti du PCC à Pékin ont été déployés à l’école en tant qu’instructeurs.
S’exprimant lors du séminaire de développement des cadres de l’école en mars 2022, le secrétaire général du CCM, parti au pouvoir en Tanzanie, Daniel Chongolo, a déclaré que les six partis de la FLMSA « chérissent leur amitié traditionnelle avec le [PCC] et admirent de tout cœur les réalisations remarquables de la Chine sous la direction du Comité central du [PCC], dont le camarade Xi Jinping est le noyau ». Il a ensuite déclaré que la FLMSA « espérait apprendre [de l’expérience du PCC] en matière de développement de l’économie, de création d’emplois, d’innovation scientifique et technologique, de protection de l’environnement et de lutte contre la corruption ».
Lors d’un cours de suivi destiné aux jeunes dirigeants, la directrice de l’école, Marcellina Chijoriga, a déclaré que les six partis avaient vu comment « la Chine s’est développée au cours de la décennie. Ce qui montre au monde que leurs voies de développement fonctionnent. Un leadership fort a été un facteur majeur contribuant à la réussite économique ». « Ils [le PCC] travaillent main dans la main [avec le gouvernement] », a noté Collin Ngujapeua, un haut responsable du parti au pouvoir en Namibie, la SWAPO. « C’est l’un des aspects les plus importants sur lesquels nous devons travailler en Namibie et dans d’autres partis frères africains ».
En utilisant le terme « travailler main dans la main », Ngujapeua faisait référence au principe fondateur du PCC : « le contrôle absolu du parti sur le gouvernement », ou le « système un poste, deux responsabilités » (yi gang shuang ze ; 一岗双责). Cette approche de la gouvernance renvoie à l’ère du parti unique de facto et de jure en Afrique. Ce modèle regagne en popularité auprès de certains partis au pouvoir en Afrique. Elle apparaît comme l’une des manœuvres employées pour truquer les systèmes multipartites afin de s’accrocher au pouvoir.
Parenté politique, liens renforcés et front uni
On peut dire que la FLMSA et le PCC forment un « front uni » (tongyi zhanxian ; 统一战线), une stratégie chinoise qui mobilise des soutiens extérieurs au PCC et dans le monde entier pour promouvoir les intérêts de la Chine et isoler ses adversaires. Dans le cadre d’un Front uni plus large, le programme de l’École donne la priorité à la synthèse de l’expérience globale du PCC en fonction des conditions locales. C’est ce que les responsables de la FLMSA et du PCC entendent lorsqu’ils parlent de « renforcer le partage d’expérience en matière de gouvernance politique ».
L’école centrale du PCC n’est pas seulement un bailleur de fonds, elle est aussi une partie prenante active et participe aux activités de l’École par l’intermédiaire de ses instructeurs, d’autres fonctionnaires du PCC, de l’ambassade de Chine et du centre d’études chinoises de l’université de Dar es Salaam, qui partage les locaux de l’institut Confucius. L’emblème du PCC figure dans toutes les communications officielles de l’École, de même que les insignes des six partis de la FLMSA. Le drapeau du PCC flotte aux côtés de ceux des six autres partis à l’entrée de l’école.
Le PCC espère bénéficier d’un retour sur investissement, car l’École lui offre un lieu permanent pour des interactions tout au long de l’année avec les nouvelles recrues et les cadres supérieurs de chaque parti. Ceci le place dans une position avantageuse pour façonner les politiques favorables à la Chine et l’influence à long terme des partis de libération de l’Afrique.
Les étudiants de l’école étudient l’histoire de leurs combats pour la libération, le PCC et l’expérience chinoise, ainsi que l’état actuel des partis de libération. Les systèmes de recrutement, de gestion, d’administration, de mobilisation de masse, de leadership et de propagande du parti sont également enseignés avec l’aide des personnels du PCC.
La formation porte également sur une coordination plus étroite des politiques sur les questions internationales. Il s’agit d’un élément clé du Front uni entre la Chine et ses partenaires. Depuis 2016, les pays régis par l’alliance FLMSA et le reste de la CDAA font partie des 39 pays africains qui ont directement ou indirectement soutenu les revendications territoriales expansives et extralégales de la Chine en mer de Chine méridionale, au lieu de se conformer à la décision de 2016 du tribunal international dans le cadre de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Les coalitions africaines ont également défendu la Chine au Conseil des droits de l’homme des Nations unies lorsque des propositions ont été présentées pour enquêter sur sa situation en matière de droits humains. En échange, la Chine s’est mobilisée pour les défendre lorsque leurs propres problèmes de droits humains ont été débattus.
Une tentative d’appropriation de l’héritage de Nyerere
L’orientation centrée sur le régime de l’École diverge de l’agenda d’autres instituts de leadership portant le nom de Mwalimu Nyerere. La Fondation Mwalimu Nyerere (MNF),dépositaire officiel de ses œuvres, s’efforce de construire une démocratie inclusive, une justice sociale et une culture de la tolérance par le biais de la formation, du renforcement des capacités et de la médiation de haut niveau. Grâce au programme panafricain Mwalimu Nyerere Young Leaders Fellowship, la MNF encadre de jeunes leaders africains pour qu’ils s’inspirent du style de leadership de Nyerere et améliorent la qualité de la démocratie dans leur pays d’origine.
Nyerere soutenait que la participation à un combat pour la libération ne conférait pas à quelqu’un la légitimité de gouverner indéfiniment.
La Mwalimu Nyerere Memorial Academy propose un programme similaire sous la forme d’un cursus de 4 ans axé sur le leadership éthique. Le Julius Nyerere Leadership Centre de l’université de Makerere en Ouganda se concentre sur l’utilisation des principes de Nyerere pour développer l’esprit d’initiative et la gouvernance démocratique chez les leaders étudiants.
L’École de leadership Nyerere de la FLMSA a un objectif très différent. Lors de la cérémonie de remise des diplômes de juin 2023, à laquelle ont pris part les principaux dirigeants du PCC et de la FLMSA, Richard Kasesela, ancien haut fonctionnaire tanzanien, a évoqué les prochains scrutins dans les pays de la CDAA. « Si nous ne les gagnons pas, il n’y aura pas de mouvements de libération. Pour l’instant, nous devons aider la ZANU [Zimbabwe] à remporter les élections. L’ANC [Afrique du Sud] et la SWAPO [Namibie] organisent des élections l’année prochaine alors que le CCM [Tanzanie], ce sera en 2025. Nous devons élaborer des plans pour nous aider mutuellement à remporter ces élections ». En conséquence, la ZANU-PF a pu compter sur le soutien de ses collègues même après que la CDAA a conclu que les élections au Zimbabwe étaient frauduleuses.
Les organisations de la société civile d’Afrique australe et les observateurs électoraux zimbabwéens locaux ont parlé de « solidarité négative ». Il s’agit de la tendance des partis de libération à se défendre mutuellement au lieu de respecter la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance de l’UA ou de demander aux partis de rendre des comptes conformément au mécanisme africain d’évaluation par les pairs de l’UA.
La « solidarité négative » : la tendance des partis de libération à se défendre mutuellement au lieu de défendre les normes démocratiques.
L’école de la FLMSA souligne l’approche de la Chine qui consiste à jouer sur le long terme pour asseoir son influence, en l’occurrence par le biais d’un espace permanent où elle peut former des cohortes issues des pays les plus influents de la CDAA et de l’UA. Il est probable que l’École ouvrira bientôt ses portes à d’autres partis au pouvoir.
Certains affirment que le renforcement des capacités des partis politiques n’est pas problématique en soi. Cependant, elle a un objectif totalement différent lorsqu’elle se concentre sur la protection et la survie du régime et qu’elle ne vise que les partis au pouvoir, comme semble le faire le projet FLMSA.
Les partis au pouvoir issus du combat armé ont tendance à développer une forte culture du droit de se maintenir au pouvoir. Cependant, des libérations réussies ne garantissent pas des transitions politiques réussies. Il est essentiel de reconnaître les limites de la légitimité découlant du combat armé. Comme l’observe Christopher Clapham, chercheur africain de longue date, le moment arrive bientôt où un tel régime « est jugé non pas sur ses promesses mais sur ses résultats, et s’il s’est simplement retranché dans des positions de privilèges rappelant celles de son prédécesseur évincé, ce jugement risque d’être sévère ».
Ressources complémentaires
- Paul Nantulya, « La CDAA tente de résoudre le problème des élections contestées au Zimbabwe », Éclairage, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, 11 octobre 2023.
- Ibbo Mandaza, « State of Democracy in the SADC Region, » conférence à l’école Oliver Tambo de l’ANC, 28 septembre 2023.
- Patrick Gathara, « What Went Wrong with African Liberation? » Al Jazeera, 9 septembre 2019
- Peter Fabricius, « Quand la « démocratie » devient un « changement de régime », ISS Today,15 décembre 2017.
- Paul Nantulya, « Les transitions démocratiques tourmentées des mouvements de libération africains », Éclairage, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, 22 décembre 2017.
- SABC News, « 18th Steve Biko Memorial Lecture Delivered by Ibbo Mandaza », vidéo, 9 novembre 2017.
- Alex Vines, « Les mouvements de libération d’Afrique australe sont-ils en crise ? » Newsweek,16 août 2016.
- Keith Somerville, « From Liberation to Liability : The Record of National Liberation Movements in Southern Africa », African Arguments, 5 août 2013.
- Christopher Clapham, « From Liberation Movement to Government: Past Legacies and the Challenge of Transition in Africa », KAS International Reports, Konrad-Adenauer-Stiftung, février 2013.
- Joseph Siegle, « Building Democratic Accountability in Areas of Limited Statehood », exposé présenté à la conférence annuelle de l’« International Studies Association », 27 mars 2012.