Print Friendly, PDF & Email

Les rêves de la Coupe du monde façonnent les récits nationaux en Afrique

Depuis la première participation de l'Égypte à la première Coupe du monde en 1930, la performance des pays africains dans le tournoi est une source de fierté et d'identité nationale.


Senegal and Burkina Faso soldiers play soccer

De la participation de l’Égypte à la première Coupe du monde de la FIFA en Uruguay en 1930, l’Afrique a développé une passion pour la Coupe du monde de football. Quand des équipes africaines on atteint les quarts de finale, comme le Cameroun en 1990, le Sénégal en 2002 et le Ghana en 2010, le monde entier était galvanisé. De même, l’organisation de la Coupe du monde de la FIFA, en 2010, par l’Afrique du Sud a consolidé la place de l’Afrique sur la scène du football mondial. S’adressant au journal mexicain, el Economista, Paul Nantulya, chercheur au Centre de l’Afrique et passionné de football, a présenté défis et perspectives du football africain.

Le Sénégal est l’une des meilleures équipes nationales d’Afrique dans le classement de la FIFA. Quelle marque a-t-il laissé sur la carte globale ?

Playing soccer in Senegal. (Photo: Jeff Attaway)

Playing soccer in Senegal. (Photo: Jeff Attaway)

Le Sénégal, qui participe pour la deuxième fois à la Coupe du monde, est classé au 27eme rang mondial de la FIFA, ce qui fait de lui la deuxième meilleure équipe nationale d’Afrique, après la Tunisie (21eme rang mondial). Son arrivée sur la scène footballistique mondiale, lors du tournoi de 2002, a eu un impact considérable sur la culture et la politique africaine. Ils ont battu la France, les champions en titre, ont fait match nul 1-1 contre le Danemark, ont fait match nul 3-3 contre l’Uruguay, un géant du football, et ont battu la Suède pour atteindre les quarts de finale, où ils ont perdu face à la Turquie. En 2018, la victoire du Sénégal sur la Pologne en phase de groupes et les défaites de l’Égypte, de la Tunisie et du Maroc, en ont fait un favori africain pour les huitièmes et, peut-être, les quarts de finale. Leur performance a galvanisé les amateurs de football à travers l’Afrique.

Pourquoi le succès du Sénégal a-t-il créé un tel enthousiasme ?

Le football est une source importante d’identité nationale et de fierté en Afrique. Le Nigéria et le Cameroun comptent chacun sept participations en Coupe du monde. Le Cameroun a atteint les quarts de finale en 1990, un exploit que le Ghana a réalisé en 2010. Les footballeurs professionnels africains ont largement contribué au succès mondial d’équipes européennes vénérées comme Barcelone, Naples, le Real Madrid, Arsenal, le Bayern de Munich, le Bayern Leverkusen, la Juventus et Manchester United, pour ne nommer que celles-là.

Tout cela vient du fait que le football est profondément enraciné dans l’imagination et la culture populaires. Il n’est pas exagéré de dire que la plupart des garçons africains, des zones rurales aux grandes villes, rêvent de devenir footballeurs professionnels. Dans de nombreux pays, regarder son premier match de football dans un stade est comme un rite d’initiation. La loyauté envers les équipes locales ou régionales commence très jeune. Un culte est voué, en Afrique, aux équipes internationales, à l’instar de celles de la Premier League anglaise, de la Bundesliga, des ligues françaises, italiennes et espagnoles,  Ces loyautés continuent à l’âge adulte et sont transmises à la famille, de génération en génération. Rendre hommage à l’équipe nationale et aux équipes de la Ligue nationale est une exigence culturelle et une obsession nationale. La participation africaine à la Coupe du monde a une qualité affirmative qui est au cœur d’un sentiment d’identité nationale. Le football constitue également un élément crucial des récits panafricanistes au Sénégal, qui datent de l’époque de Cheik Anta Diop, un géant de la littérature sénégalaise, et du poète Léopold Sédar Senghor, le tout premier président du Sénégal.

L’identité collective africaine se reflète-t-elle dans les loyautés à la Coupe du monde ?

Lors de la coupe du monde, chaque équipe africaine représente les espoirs et les aspirations de tout le continent. À ce titre, le soutien aux équipes africaines transcende les régions. La Tunisie, l’Égypte et le Maroc sont soutenus avec autant de ferveur que le Nigéria et le Sénégal, comblant ainsi un fossé culturel et, à certains égards, racial entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne. Tel est le sens de fierté collective qu’évoque la Coupe du monde. Il convient également de noter que les équipes africaines ont tendance à bénéficier du soutien de fans neutres dans le pays hôte en raison de l’enthousiasme de leurs supporters. Cette année, les supporters russes ont acclamé les équipes africaines, et lors de la Coupe du monde de 1994 aux États-Unis, l’équipe nigériane avait une grande base de fans américains.  De telles manifestations de soutien au football africain ont aidé à construire la fierté nationale et continentale.

Que devrions-nous comprendre dans l’histoire du football en Afrique ?

L’histoire du football africain est en fait assez similaire à celle du football en Amérique latine. Il a été introduit en Afrique avant même son arrivée au Brésil. Le premier match de football enregistré en Afrique date de 1862, en Afrique du Sud. Le premier match au Brésil date de 1894, à Bangu. Il existe des similitudes intéressantes entre le football africain et le football brésilien et, de même, le style de jeu latino-américain, comme l’accent mis sur le dribble et le contrôle du ballon, le jeu libre et improvisé, l’obsession du don inné et de la concentration sur l’attaque. Cela se distingue du style traditionnel européen qui valorise quant-à lui le jeu défensif et technique, tout en mettant fortement l’accent sur les mouvements d’ensemble.

Tout comme en Amérique latine, le football africain a été nationalisé à l’indépendance pour combattre la ségrégation raciale dans les sports, héritée de la colonisation, afin de construire une identité nationale. Bien que certains aspects de la ségrégation persistent dans les sports africains, le football a servi de puissant contrepoids en tant que sport des personnes marginalisées et des pauvres.  Tout comme au Brésil, où la plupart des talents commencent dans les quartiers pauvres par opposition aux clubs professionnels, le football africain est fortement ancré dans les bidonvilles, les ghettos et les zones semi-rurales.  La plupart des footballeurs professionnels africains viennent de milieux très modestes.  Jouer leur permet de sortir de la pauvreté.

Sur la scène internationale, la grande majorité des Africains considèrent le football comme une opportunité d’établir des rapports d’égal à égal avec des pays plus puissants. La victoire du Sénégal sur son ancienne puissance colonisatrice, la France, en 2002, a été un moment extrêmement important non seulement pour le Sénégal, mais aussi pour toute l’Afrique. Le football international est considéré par les Africains comme un moyen de tenir tête aux pays puissants. Cela renforce énormément les idéologies et les images de libération et de réussite nationale. Le plus grand joueur de tous les temps, Pelé, a prédit à plus d’une occasion qu’un pays africain remporterait la Coupe du monde. La plupart des Africains sont d’accord avec lui.

Fans watching a soccer match at the 2010 World Cup. (Photo: Marcello Casal Jr//ABr)

Fans watching a soccer match at the 2010 World Cup. (Photo: Marcello Casal Jr//ABr)

De quelles manières les supporters du Sénégal montrent-ils leur soutien à l’équipe nationale ?

Les participations du Sénégal à la Coupe du Monde de 2002 et de 2018 ont été accompagnées de chants, d’hymnes, de poèmes et de slogans qui font désormais partie intégrante du discours national. Des acclamations telles que « Allez les Lions » et les fameux gestes de la main qui ressemblent aux griffes de lion sont visibles à chaque fois que l’équipe nationale est en compétition.  Cette année, les couleurs nationales du pays, jaune, rouge et vert couvrent Dakar, la capitale, et les stands en Russie. La Place du Souvenir Africain est une exposition nationale à Dakar qui met en lumière les réussites des Africains, notamment Nelson Mandela.  Bruno Metsu, l’entraineur du Sénégal en 2002, est également honoré sur un « Mur d’honneur ». .  D’anciens joueurs et d’autres encore en activité, comme Papa Bouba Diop, Henri Camara, Kalidou Kulybali, Lamine Gassama et M’baye Niang — pour n’en nommer que quelques-uns — ont un statut de quasi-divinité.

Le président sénégalais Macky Sall s’est rendu en Russie pour assister au match de son pays contre la Pologne.  À l’instar d’autres pays africains, le Sénégal promet souvent de fortes récompenses en espèces en cas de succès aux compétitions continentales et mondiales.  Pour autant, ces promesses de dons ne se matérialisent pas sans problèmes. Lors de la Coupe du monde de 2014, les joueurs du Ghana ont boycotté les entraînements jusqu’à ce que le gouvernement tienne son engagement de délivrer 3 millions de dollars. Les joueurs camerounais étaient arrivés en retard à cause de disputes relatives au paiement de bonus. Toutefois, des pays comme le Nigéria, le Rwanda et l’Afrique du Sud investissent de plus en plus sérieusement dans le développement du football, bien au-delà des offres d’argent ponctuelles. Ces dernières années, des efforts ont été faits pour investir dans le football des jeunes et dans la ligue nationale, grâce à des partenariats publics et privés.

Le Sénégalais Aliou Cissé est le seul entraîneur noir du tournoi. Pourquoi y a-t-il encore si peu d’entraîneurs africains à la Coupe du monde ?

Aliou Cissé, Senegal coach.

Aliou Cissé, Senegal coach.

Alors qu’il y a eu des entraîneurs noirs dans le passé, la plupart des équipes africaines sont désormais entraînées par des Européens. Cela s’explique de deux façons différentes. D’une part, la présence massive d’entraîneurs européens et sud-américains dans le staff des équipes nationales africaines est perçue par les Africains comme une indication que le football africain est pris au sérieux. Par ailleurs, de nombreux footballeurs professionnels en herbe considèrent les entraîneurs étrangers comme une opportunité de pouvoir jouer au niveau international.

En revanche, le nombre restreint d’entraîneurs africains témoigne d’un problème plus vaste affectant le football africain. Depuis les années 1990, la grande majorité des footballeurs africains ont émigré en Europe. Plus de la moitié des joueurs qui jouent dans la Coupe d’Afrique des Nations sont issus de la ligue française – une statistique énorme. Une grande partie du reste des joueurs provient des championnats allemand, espagnol et italien, tandis qu’un nombre croissant provient de ligues latino-américaines, dont la Liga MX mexicaine. Dans l’équipe nigériane actuelle, seuls deux joueurs viennent de ligues africaines. Au Sénégal, il y en a qu’un.

Malgré les talents énormes et bruts présents sur le continent, il y a eu un échec général dans le développement et l’accompagnement du football local. Certains joueurs des pays latino-américains jouent également en Europe, mais ils représentent une faible proportion de leurs équipes nationales qui constituent le cœur de leur talent. Entre 1930 et 1986, les équipes brésiliennes et mexicaines étaient composées exclusivement de joueurs issus de leurs championnats locaux. Aujourd’hui, le Mexique a plus de joueurs nationaux que le Brésil, et les deux ligues locales dominent la composition de leurs équipes nationales. Les équipes africaines, en revanche, dépendent presque totalement de talents étrangers. Ces joueurs ne sont pas contrôlés par leurs clubs de formation locaux. Ainsi, alors que les équipes nationales peuvent être des stars, il n’y a pas toujours de complicité entre les joueurs au niveau individuel, parce qu’ils ne passent pas assez de temps à s’entrainer en équipe. Deuxièmement, les talents locaux sont souvent négligés car les pays préfèrent des joueurs expérimentés sur la scène internationale. Par conséquent, l’impact des ligues locales sur la culture de l’équipe nationale, les méthodes tactiques et le moral est minuscule.

Y a-t-il une intersection du football et de la stabilité ?

Ce n’est pas une simple coïncidence si les pays les plus stables produisent les ligues les plus stables et les meilleures performances au niveau international. Le Sénégal, le Ghana, le Cameroun et le Nigéria n’ont pas connu de guerres civiles dévastatrices qui ont affecté de nombreux autres pays. L’Égypte a été une vedette dans toutes les éditions de la Coupe d’Afrique des Nations, et la Premier League égyptienne est l’un des championnats locaux les plus réussis et recherchés en Afrique. Cependant, les turbulences politiques et les troubles sociaux de ces dernières années ont eu un impact négatif sur le football égyptien. Ceci a rendu sa ligue nationale moins compétitive et a entravé ses perspectives internationales.

La performance de l’équipe nationale sur la scène internationale a également un impact direct sur l’humeur nationale, en particulier en période de difficultés économiques ou de tensions politiques. Au Sénégal, la population compte sur une bonne performance à la Coupe du monde pour oublier son quotidien marqué par des difficultés économiques, le meurtre d’un étudiant lors de manifestations contre les mesures d’austérité et des divisions accrues qui sous-tendent les élections présidentielles de l’année prochaine.