Depuis que le Kenya a amorcé sa transition vers un système démocratique multipartite en 1990, la violence électorale cyclique a été une caractéristique de toutes les élections sauf une. Cela a souvent été dû au fait que les politiciens kenyans mobilisaient leurs partisans en fonction de critères ethniques pour améliorer leurs avantages politiques. Le cas le plus frappant de violence électorale s’est passé pendant le cycle électoral de 2007–2008 lorsqu’une élection présidentielle contestée entraîna la mort de 1 300 personnes environ et le déplacement de plus de 600 000 autres, ce qui selon un jugement de la Cour pénale internationale était assimilable à un crime contre l’humanité.
L’examen de conscience provoqué par l’expérience de 2007-2008 a dynamisé le processus de révision constitutionnelle qui a abouti à la constitution largement acclamée du Kenya de 2010. La plupart de ces réformes avaient pour objectif de réduire le risque de futurs conflits, entre autres, en :
- Établissant un gouvernement à deux niveaux, avec 47 gouvernements de comté parallèlement au gouvernement national
- Déléguant les pouvoirs économique et décisionnaire aux gouverneurs et assemblées législatives des comtés élus
- Introduisant un système présidentiel avec des pouvoirs strictement encadrés par le pouvoir judiciaire et un parlement bicaméral composé d’une assemblée nationale forte et d’un sénat faible ayant pour mandat de protéger les gouvernements des comtés
- Renforçant un pouvoir judiciaire servile jusqu’à présent en protégeant son indépendance financière et administrative et en désignant la Cour suprême comme juridiction principale pour entendre et trancher les requêtes concernant les élections présidentielles
- Redécoupant les circonscriptions électorales et en appliquant une formule permettant de déterminer la taille de chaque circonscription, corrigeant ainsi les disparités régionales existant dans la représentation
Alors que le Kenya se prépare à mener sa deuxième élection générale dans le cadre de la Constitution de 2010, on entend à nouveau des mises en garde concernant un regain possible de la violence. La question primordiale, par conséquent, qui se pose est de savoir si les institutions désignées dans la constitution pour gérer les élections et résoudre les conflits s’y rapportant peuvent garantir la tenue d’élections libres et équitables pour les 1 882 sièges disputés, dont la présidence. Le présent document examine la place de ces institutions.
Commission électorale et de délimitation des circonscriptions indépendante
Historiquement parlant, les commissions électorales du Kenya ont toujours fait partie des institutions publiques les plus instables et les plus douteuses du pays. Après chaque cycle électoral, toutes les commissions sauf une ont dû remplacer leur président en raison de la pression soutenue du public à propos de leur manque d’impartialité. Outre le frein au développement institutionnel de la Commission électorale et de délimitation des circonscriptions indépendante (IEBC), l’éternelle absence de confiance dans la commission électorale du Kenya a suscité l’appréhension et l’instabilité de la société au moment de chaque élection présidentielle.
« La faiblesse historique de l’IEBC, en particulier vis-à-vis du parti au pouvoir, a entretenu le sentiment que la Commission n’était pas un arbitre impartial. »
Les inquiétudes concernant l’IEBC ne relèvent pas tant de ses capacités que du processus établi juridiquement pour gérer les élections. Par exemple, en raison d’allégations d’élections truquées, la commission qui a organisé les élections de 2007 opérait dans une telle opacité qu’il était difficile, de l’aveu même de son président, de confirmer que le titulaire avait gagné l’élection présidentielle. En 2013, l’échec des systèmes d’identification électronique des électeurs (EVID) et de transmission donnerait naissance à des allégations de bourrage d’urnes dans une élection remportée par plusieurs milliers de voix d’avance.
Afin d’apporter une plus grande clarté au mandat et aux limites de l’IEBC, la coalition des principaux parties d’opposition a engagé une série de procédures judiciaires au cours du cycle électoral de 2017.
Le rôle de l’IEBC s’applique au respect de la loi concernant les délits électoraux, une catégorie qui comprend des pratiques comme la corruption et l’intimidation des électeurs. Sans doute dans le but d’envoyer un message fort aux candidats, le Comité de résolution des conflits de l’IEBC a infligé des sanctions sévères, écartant certains candidats et imposant de lourdes amendes à d’autres. Un gouverneur en place et son opposant se sont vus imposer chacun une amende de 1 million de shillings (10 000 $) pour avoir incité leurs partisans à la violence, qui entraîna la mort d’un vendeur ambulant.
En dépit de ces mesures positives, la faiblesse historique de l’IEBC, en particulier vis-à-vis du parti au pouvoir, a entretenu le sentiment que la Commission n’était pas un arbitre impartial.
Tribunaux
La Constitution de 2010 a introduit des réformes en profondeur du pouvoir judiciaire, notamment des mesures destinées à garantir son indépendance administrative, opérationnelle et financière. En conséquence, le pouvoir judiciaire, qui est maintenant en mesure de gérer son propre budget, d’évaluer et de combler ses besoins en personnel et maintenir son indépendance parmi les branches politiques du gouvernement, peut s’enhardir.
Traditionnellement, les tribunaux ont entendu et jugé les recours électoraux, une fois les élections terminées. Au Kenya, les appréhensions concernant la fraude électorale ont conduit l’opposition a déposé proactivement des procédures judiciaires auprès des tribunaux sur les sujets de préoccupation. Les tribunaux ont, à leur tour, rendu toute une série de décisions qui ont clarifié le processus électoral, lui apportant sans nul doute un regain de crédibilité.
Dans l’une de ces affaires, la Haute Cour a décidé que les résultats lus dans chaque bureau de vote étaient définitifs et que l’IEBC ne disposait pas du pouvoir de changer les nombres après leur transmission à Nairobi, comme cela avait été le cas dans les élections précédentes. Cette décision fut confirmée par la Cour d’appel le 23 juin 2017, et acceptée par l’IEBC, bien que celle-ci fût fortement opposée à céder le contrôle dont elle disposait, bénéficiant en cela de l’appui du ministre de la Justice et de la coalition Jubilee au pouvoir.
Dans une autre décision importante rendue le 7 juillet, quatre semaines seulement avant les élections générales, la Haute Cour a annulé l’appel d’offres relatif à l’impression des bulletins de vote de l’élection présidentielle au motif que l’IEBC avait violé les lois et procédures sur les appels d’offres. La Haute Cour a ordonné à l’IEBC de lancer un nouvel appel d’offres relatif à la seule impression des bulletins de vote de l’élection présidentielle. L’opposition avait allégué que l’IEBC n’avait pas suivi la loi en confiant l’impression à un fournisseur unique, Al Ghurair Printing – une entreprise de Dubaï ayant des liens supposés avec la famille du président – et en ne favorisant pas la participation du public dans l’appel d’offres. La décision de la Haute Cour a été infirmée par la Cour d’appel au motif que la participation du public n’est pas obligatoire dans les marchés publics.
L’opposition a également déposé une requête constitutionnelle en vue d’obliger l’IEBC à publier un plan de secours pour identifier manuellement les électeurs et transmettre les décomptes de voix par les agents de l’IEBC en cas d’échec des systèmes d’identification électronique des électeurs (EVID) et de transmission électronique des résultats, comme cela fut la cas pour les deux tiers des bureaux de vote pendant les élections de 2013. En décembre 2016, la coalition au pouvoir a fait passer des amendements à la loi électorale permettant l’utilisation de registres manuels et la comptabilisation des résultats en cas d’échec de l’EVID. La publication en avance de ce système manuel introduirait plus de certitude à l’égard du processus en cas d’une pareille éventualité.
« En se prononçant sur des affaires qui clarifient la préparation des élections, les tribunaux ont accru la transparence du processus et la confiance dans la validité des résultats. »
Les tribunaux sont également devenus un moyen de recours pour les candidats individuels, soit pour remettre en cause le processus de nomination du parti ou l’attribution de la nomination à un candidat en particulier. La majorité de ces affaires est encore en attente de jugement plusieurs semaines avant l’élection. Et pourtant, les décisions rendues pourraient avoir des conséquences importantes sur le processus électoral et le futur leadership.
L’accroissement de l’indépendance du pouvoir judiciaire a un coût. Le président Uhuru Kenyatta et le vice-président William Ruto ont directement critiqué le président de la Haute Cour et le pouvoir judiciaire à la suite de la décision sur les bulletins de vote. Cela a provoqué des réactions violentes du public et la Law Society of Kenya, l’association des juristes professionnelles du pays, a prié la présidence de ne pas intimider le pouvoir judiciaire.
Même si la Haute Cour et la Cour d’appel ont eu à juger des litiges avant l’élection, on s’attend à ce que la Cour suprême et les tribunaux d’instance soient saisis après l’élection pour se prononcer sur des requêtes concernant les élections à la présidence et aux assemblées des comtés.
En bref, en se prononçant sur des affaires qui clarifient la préparation des élections, les tribunaux ont accru la transparence du processus et la confiance dans la validité des résultats. De manière plus générale, les affaires judiciaires démontrent le rôle potentiellement stabilisant d’un pouvoir judiciaire davantage capable et indépendant.
Tribunal du contentieux des partis politiques
La constitution de 2010 a en outre établi un Tribunal du contentieux des partis politiques (Political Parties Dispute Tribunal, PPDT) appelé à statuer en appel sur les décisions des commissions électorales des partis. Les commissions électorales des partis, qui doivent comme le veut la loi résoudre les conflits concernant la nomination des candidats de chaque parti, servent de premier interlocuteur pour les candidats lésés. Pour cette raison, les tribunaux sont indispensables pour éviter toute violence engendrée par les nominations.
Au cours du cycle électoral de 2017, le PPDT s’est prononcé dans plus de 260 affaires. Dans un cas, le PPDT a dissous la Commission électorale pour le comté de Kisumu du Parti démocratique Orange (Orange Democratic Party) à propos d’un présumé parti pris. Le PPDT a également ordonné la tenue de nouvelles nominations du parti dans plusieurs compétitions.
Le fait que le PPDT s’acquitte de son rôle en se prononçant sur des demandes concurrentes va probablement renforcer la légitimité du processus électoral et sa stabilité. Toutefois, l’efficacité du PPDT est limitée vu le peu de temps dont il dispose, étant donné les délais serrés imposés par l’IEBC dans le cycle électoral 2017. En conséquence, il s’agit d’un point important à tenir compte dans toute future réforme.
« Les réformes électorales introduites dans la constitution de 2010 ont eu un impact significatif sur le renforcement de la transparence et de la crédibilité du processus électoral. »
En résumé, les réformes électorales introduites dans la constitution de 2010 ont eu un impact significatif sur le renforcement de la transparence et de la crédibilité du processus électoral. La plupart de ces réformes n’en sont encore qu’à leur début, et une certaine résistance demeure. Néanmoins, l’indépendance nouvellement acquise des tribunaux kenyans a permis, en particulier, de crédibiliser les élections de 2017 et de renforcer d’une manière générale les institutions démocratiques du Kenya.
Experts du CESA
- Godfrey Musila, Chercheur universitaire
- Dorina Bekoe, Professeure associée, Spécialisée dans la prévention, l’atténuation et la résolution des conflits
Ressources complémentaires
- Dorina Bekoe, “Storm Clouds Gather in Kenya: Five Threats to Peaceful Elections,” Centre d'études stratégiques de l'Afrique, 17 juillet 2017.
- Centre d'études stratégiques de l'Afrique, “Past as Prologue in Kenya’s Elections? A Discussion with Peter Kagwanja,” video, 23 mai 2017.
- IEBC, Handbook on Elective Positions in Kenya, IEBC 2017.
- Linda Musumba and Collins Odote, Balancing the Scales of Electoral Justice: Resolving Disputes from the 2013 Elections in Kenya and Emerging Jurisprudence, IDLO, 2016.
- Kenya National Commission on Human Rights and the University of Nairobi Centre for Human Rights, “Audit of the Statute of Police Reforms in Kenya,” 2015.
- Independent Electoral and Boundaries Commission and Electoral Institute for Sustainable Democracy in Africa, Case Digest: Decisions of the IEBC Dispute Resolution Committee, 2014.
- Martin Andago, “The Technological Face of Kenyan Elections: A Critical Analysis of the 2013 Elections,” Kenya Law Reporting, 2013.
- Godfrey M. Musila (ed.), Handbook on Electoral Disputes in Kenya: Context, Legal Framework, Institutions and Jurisprudence, Law Society of Kenya, GIZ, et Judiciary Working Committee on Elections, 2013.
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