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Les migrations africaines financent les réseaux criminels et terroristes


Rescued migrants 2013

Le phénomène de la migration à destination de l’Europe par les terrains hostiles de l’Afrique du Nord n’est pas nouveau : les itinéraires ne le sont pas, les dangers non plus. Il y a une décennie, des experts estimaient que quelque 2 000 migrants se noyaient chaque année alors qu’ils tentaient de traverser la Méditerranée et qu’un nombre incalculable périssaient dans le désert. Mais après l’effondrement du régime Kadhafi en 2011, on a constaté une augmentation exponentielle du nombre de gens partant de Libye qui empruntaient la route de la Méditerranée centrale : leur nombre s’est accru de 277 % depuis 2013.

De fait, 60 % des migrants appréhendés alors qu’ils entraient illégalement en Europe en 2013 avaient fait cette traversée sur des bateaux partis de la Libye. Près de la moitié d’entre eux étaient des Syriens (39 651) et des Érythréens (33 559) auxquels a été accordé le statut de « personne protégée ». Du fait de ce statut, accordé aux personnes fuyant les conflits ou les persécutions ou pour d’autres raisons humanitaires, ces migrants obtiennent, entre autres avantages, un permis de séjour et un accès à l’emploi, à l’éducation et aux soins de santé.

Ce sont les migrants en provenance d’Afrique subsaharienne qui constituent la troisième cohorte par ordre de grandeur (26 340) à traverser la Méditerranée depuis la Libye. Seul un petit pourcentage d’entre eux se voit accorder le statut de personne protégée, les autres étant considérés comme des « migrants économiques », personnes dont la migration a simplement pour but une amélioration de leur niveau de vie.

Qu’ils fuient les conflits ou les persécutions ou qu’ils souhaitent améliorer leur niveau de vie, de nombreux migrants africains convergent sur la même route de la Méditerranée centrale (voir le graphique ci-dessous).

Étant donné que de nombreux pays subsahariens font face à une explosion de leur population jeune, il faut s’attendre à un accroissement du nombre de migrants africains au cours des années à venir. En fait, les jeunes migrants sont plus nombreux que jamais (notamment un nombre croissant de femmes et de mineurs dont certains n’ont que 14 ans) à entreprendre le périlleux voyage qui les mène aux côtes de la Libye.

Les réseaux criminels et terroristes transnationaux sont les premiers bénéficiaires des flux migratoires

Au cours des pérégrinations qui les amènent à traverser le désert et enfin la Méditerranée, les migrants sont exposés de plus en plus à l’exploitation et aux mauvais traitements aux mains de gangs criminels et de groupes extrémistes transnationaux. La traite et la torture de migrants érythréens sont bien documentés au Soudan et en Égypte. Et comme les groupes criminels et terroristes ont constaté à quel point le contrôle des itinéraires de contrebande et de trafic était lucratif, leur rôle dans ces activités illicites est, selon toute vraisemblance, appelé à se développer.

Source: Global Initiative against Transnational Organized Crime, 2015

En réponse à l’accroissement de la demande, l’économie du trafic illicite de migrants est florissante. Sur la côte libyenne, sa valeur estimée entre 255 et 323 millions de dollars par an dépasse considérablement celle de toutes les autres activités illicites de la Libye. Les sommes versées par les migrants pour être conduits jusqu’en Libye et au-delà ne rémunèrent pas seulement les petits passeurs. Divers groupes prélèvent également une « taxe de protection » pour toute personne qui traverse leur territoire. Les sommes versées par de nombreux migrants qui transitent par l’Afrique de l’Ouest se retrouvent entre les mains de groupes terroristes tels qu’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), Al-Mourabitoun (formé par Mokhtar Belmokhtar), Ansar Dine et Ansar Al-Charia, qui contrôlent de vastes étendues de territoire en Algérie, en Libye, au Mali et au Niger. Les migrants en provenance du Moyen-Orient rencontrent de plus en plus fréquemment des éléments de l’État islamique (EI) : ce groupe a attaqué des camps de réfugiés dans l’ouest de la Syrie de manière à accroître le flux de Syriens qui choisissent de fuir vers le sud en direction de l’Égypte, passant ainsi par des territoires contrôlés par l’EI, lequel se procure par là des revenus.

L’extorsion d’argent aux migrants n’est que l’un des moyens par lesquels les réseaux criminels et terroristes bénéficient de leur implantation dans des pays fragiles. Les dommages durables qu’ils infligent à ces sociétés en sont un autre. Lorsque les groupes criminels organisés prennent racine dans des zones où les forces de sécurité et les institutions judiciaires de l’État sont faibles ou corrompues, il devient considérablement plus difficile de s’en débarrasser. Pour beaucoup de ces zones, l’économie illicite apporte aux localités l’un des seuls moyens de subsistance. À terme, les communautés sont de plus en plus favorablement disposées à se livrer aux activités criminelles, aux dépens de l’état de droit.

Le solide enracinement des groupes criminels et terroristes dans les zones de vide résultant de la faiblesse du contrôle de l’État est une réalité déjà présente dans certaines régions du nord du Mali et du Niger, du sud de l’Algérie et en Libye. Cette situation a pour effet de réduire l’investissement économique (et les perspectives d’emploi) ainsi que l’espace disponible pour l’édification de structures étatiques, de la démocratie et de la stabilité.

Priorités d’action

L’attention accordée à la résolution de la crise de la migration par la Méditerranée centrale s’est portée en grande partie sur l’accroissement des efforts d’interception européens. De même, une grande partie de l’instabilité en Libye est perçue dans la perspective de l’influence croissante des groupes terroristes tels que l’État islamique. Toutefois, l’imbrication de la crise de la migration et des groupes terroristes fait apparaître la nécessité d’autres visées prioritaires telles que les suivantes :

Stabilisation. La stabilisation de la Libye est essentielle pour endiguer les actuels flux migratoires et pour contribuer à la résolution de la crise. Elle aura également pour effet direct d’éliminer une source importante de revenus pour l’État islamique et les autres  groupes terroristes et criminels qui exploitent la crise à leur profit.

La crise de la migration attire également l’attention sur le désespoir des populations qui vivent sous un régime répressif dans des États tels que l’Érythrée. Les interventions diplomatiques et humanitaires internationales dans ce pays ainsi que dans d’autres États africains à régime autoritaire peuvent également contribuer à traiter un élément clé de la crise de la migration en Méditerranée centrale à la source.

Accroissement des coûts du trafic des migrants. Les efforts extérieurs doivent également se concentrer sur la criminalisation du trafic de migrants et pas sur la criminalisation des migrants. Il sera essentiel dans ces efforts d’accroître les coûts et les risques pour les trafiquants. Le rétablissement d’une présence policière efficace, qui existait sous le régime Kadhafi, aurait un effet dissuasif sur les trafiquants, lesquels, dans la situation actuelle, n’estiment même pas nécessaire de dissimuler leur cargaison humaine. Le Niger a aussi imposé récemment aux « compagnies de transport » la responsabilité juridique de veiller à ce que les voyageurs soient porteurs de documents valides, les compagnies contrevenantes s’exposant à la confiscation de leurs avoirs.

Amélioration de l’information pour les communautés d’où proviennent les migrants. Il faut également offrir aux migrants et aux communautés par lesquelles ils transitent davantage d’information et d’aide directe. Le HCR, par exemple, a organisé des ateliers de formation professionnelle et de sensibilisation pour les migrants érythréens en Éthiopie, pour les dissuader de poursuivre leur voyage à destination de l’Europe. L’UE prévoit d’établir une présence à  Agadez, plaque tournante de la migration ouest-africaine, pour s’attaquer à l’économie du trafic de migrants qui s’est infiltrée dans tous les aspects de l’activité de cette ville du centre du Niger.

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