Le soir du 22 janvier 2017, Yahya Jammeh quittait Banjul à bord d’un avion pour la dernière fois en tant que leader de la Gambie, après 22 années au pouvoir. Son départ n’a pas été volontaire, mais plutôt le résultat d’actives pressions diplomatiques puis enfin militaires de la Communauté économique d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Une importante crise politique et humanitaire a ainsi été évitée dans la région. Bien que cet épisode ait été relégué au second plan du fait d’autres exigences pesant sur le continent, de précieuses leçons seront tirées du traitement de la crise en Gambie par la CEDEAO au profit de la coopération régionale sur la sécurité en Afrique.
Après avoir initialement accepté une défaite surprise aux élections présidentielles de Gambie en décembre, Jammeh a changé d’avis et décidé de rester, prétextant des irrégularités et déclarant une urgence nationale. Jammeh a par la suite annulé les résultats des élections et déployé des troupes pour saisir le siège de la commission électorale. Par craintes de violences généralisées, environ 45 000 Gambiens ont fui et traversé la frontière avec le Sénégal.
Les dirigeants de la CEDEAO ont déclaré fermement leur préférence pour une solution diplomatique tout en gardant la menace crédible de déploiement sur la table.
Les leaders de la CEDEAO ont fermement repoussé les tentatives de Jammeh de justifier une poursuite de son mandat. Tandis que les Gambiens fuyaient en masse vers le Sénégal par crainte de violences imminentes, les leaders de la CEDEAO, tout particulièrement Muhammadu Buhari du Nigeria, Ellen Johnson Sirleaf du Liberia et Nana Akufo-Addo du Ghana ainsi que son prédécesseur John Dramani Mahama, ont lancé une série d’initiatives diplomatiques pour persuader Jammeh d’abandonner le pouvoir. Ils ont cité la Charte de la démocratie, des élections et de la gouvernance de l’Union africaine, qui déclare que tout refus par un président sortant d’abandonner le pouvoir au vainqueur d’une élection démocratique, ou qui crée des amendements constitutionnels ou légaux qui violent les principes de la transition démocratique est considéré comme étant « des changements inconstitutionnels du gouvernement » qui entraîneront « des sanctions appropriées de la part de l’UA ».
Les antécédents démocratiques et la réputation internationale des leaders de la CEDEAO ont fourni une imposante légitimité au processus. Buhari, leader de longue date de l’opposition au Nigeria, est arrivé en poste en 2015 lors d’une élection démocratique, la première fois qu’un président sortant a été battu depuis le régime militaire qui a pris fin en 1999. Sirleaf fut la première chef d’un gouvernement élue démocratiquement au Liberia et la seconde femme lauréate du Prix Nobel de la Paix. La présence de Dramani Mahama au sein de l’équipe diplomatique régionale était un puissant symbole car il avait cédé le pouvoir à son successeur, Akufo Addo, moins d’un moins avant que les Gambiens se rendent aux urnes. La quasi totalité des 15 membres de la CEDEAO ont fait preuve de réels progrès en établissant des institutions démocratiques (le Togo étant l’exception notable).
Le 18 janvier, les leaders régionaux ont annoncé leur intention de déployer des forces en Gambie, sous la bannière de l’intervention militaire en Gambie de la Communauté économique d’Afrique de l’Ouest (ECOMIG) pour mettre en œuvre les résultats des élections. Le Conseil de sécurité de l’ONU a rapidement autorisé la demande d’intervention du Sénégal au nom de la CEDEAO. La décision invoquait le protocole supplémentaire de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance, qui autorise « zéro tolérance pour le pouvoir obtenu ou maintenu par des moyens inconstitutionnels ». Elle évoquait également l’Article 25 du mécanisme pour la prévention, la gestion, la résolution de conflits, le maintien de la paix et la sécurité de la CEDEAO, qui autorise une intervention militaire dans l’éventualité où « il est soudainement mis fin à la démocratie par un quelconque moyen ou dans le cas de fortes violations des droits de l’homme dans un État membre ».
ECOMIG a été mandaté pour « faciliter le départ de Yahya Jammeh, restaurer la volonté populaire du peuple gambien telle qu’exprimée lors des élections du 9 décembre, et créer des conditions visant à normaliser la situation politique et humanitaire en Gambie ». La force s’appuyait sur une structure de commandement de la CEDEAO, sous un commandant sénégalais à la tête de 7 000 troupes émanant du Sénégal, du Nigeria, du Ghana, du Mali et du Togo, ainsi que des éléments aériens et maritimes.
La prompte mobilisation de cette importante force en un court délai résultait de plusieurs facteurs. Le Sénégal entourant la Gambie sur une majeure partie de son pourtour, il était possible, d’un point de vue logistique, de déployer des éléments terrestres, aériens et maritimes. Les forces de la CEDEAO organisent régulièrement des entraînements communs et ont une bonne compréhension des forces en présence. De plus, la planification d’une éventuelle intervention régionale avait débuté à la suite d’un précédent exode de réfugiés dans la région. Enfin, la CEDEAO avait établi des instructions permanentes d’opérations après plusieurs interventions dans la région, dès 1989 avec le Liberia, et plus récemment, en 2011, quand la CEDEAO est intervenue en Côte d’Ivoire pour évincer le président Laurent Gbagbo, battu aux élections, et permettre au leader élu démocratiquement, Alassane Ouattara, de prendre son poste.
En Gambie, les possibilités de violence étaient réelles. Un état d’urgence a été déclaré, des représentants de haut niveau étaient partis en exil et le vainqueur des élections, Adama Barrow, était évacué vers le Sénégal. Récalcitrant, Jammeh a qualifié la décision de la CEDEAO de « déclaration de guerre » et a promis une riposte militaire. Toutefois, les leaders de la CEDEAO ont fermement déclaré leur préférence pour une solution diplomatique tout en gardant l’option d’une menace crédible de déploiement. Ils ont par ailleurs déclaré qu’ECOMIG n’était là que pour faciliter une issue pacifique et créer les conditions d’une transition politique. Ils soulignaient ainsi leur opinion selon laquelle la crise n’était pas de nature militaire mais politique.
L’Opération restauration de la démocratie évite une crise
Outre le fait de maintenir la stabilité dans la région, l’initiative de la CEDEAO en Gambie visait à faire respecter les limites de mandat présidentiel parmi les États membres, luttant contre une tendance qui se retrouve ailleurs en Afrique. De manière décisive, les leaders de la CEDEAO étaient désireux d’envoyer un autre message et acceptaient le risque de déployer les troupes sans le consentement de Jammeh. Les négociations et, au final, la conclusion pacifique sont le reflet de l’esprit de décision et de la ponctualité de l’intervention coordonnée.
L’action de la CEDEAO en Gambie a été un effort pour maintenir les limites du mandat présidentiel parmi les Etats membres, contre une tendance observée ailleurs en Afrique
Après l’annulation des scrutins par Jammeh, les planificateurs militaires régionaux ont été appelés en urgence auprès des forces armées nigérianes et du Collège d’état-major afin de préparer les options. (Le Nigeria tient lieu d’hôte du mécanisme de la force en attende de la CEDEAO). Dans le même temps, une délégation conduite par le Président Sirleaf était envoyée à Banjul, le 13 décembre, pour conclure une entente. Quand ces tentatives ont échoué, la CEDEAO a organisé un sommet d’urgence le 9 janvier qui demandait le départ de Jammeh et engageait l’organisation à employer « tous les moyens nécessaires » pour faire respecter les résultats des élections.
Quelques semaines plus tard, la CEDEAO a annoncé qu’elle enverrait une délégation présidentielle en Gambie qui participerait à la prestation de serment de Barrow le 19 janvier et qu’à cette date, elle cesserait de reconnaître Jammeh comme président. L’UA adoptait également cette position le 17 janvier, mettant Jammeh en garde contre « de graves conséquences dans l’éventualité où ses actions provoqueraient une crise qui pourrait entraîner un désordre politique ainsi que des catastrophes humanitaires et des droits de l’homme, notamment la perte de vies innocentes et la destruction de biens ».
Jammeh ne donnant aucun signe d’abandon du pouvoir, la CEDEAO a envoyé le président mauritanien, Mohamed Ould Abdel Aziz, à Banjul, ultime tentative pour persuader Jammeh de se retirer. La date butoir du 19 janvier approchait sans aucun espoir d’accord. Les forces terrestres du Sénégal, du Nigeria, du Ghana, du Mali et du Togo, avec le support aérien et maritime nigérian et l’artillerie de campagne sénégalaise, se sont massées à la frontière entre le Sénégal et la Gambie, déclarant leur décision d’avancer à moins qu’une solution politique ne soit trouvée. Le lendemain, quand les forces ont traversé la frontière avec ordre d’avancer sur Banjul, Jammeh a finalement abandonné son poste.
Bien que la menace crédible de la force s’est révélée décisive pour faciliter la sortie de Jammeh, cela faisait toujours partie d’un processus politique plus large.
Des leçons pour l’Afrique
Les leaders de la CEDEAO ont agi promptement et de manière décisive, conscients que, sans leur intervention, la crise gambienne aurait créé une tension humanitaire, économique et sur la sécurité pour toute la région. L’Opération restauration de la démocratie, reflet d’une importante avancée politique dans la région, était aussi conçue et exécutée afin de mettre en œuvre les normes démocratiques régionales et continentales émergentes. Les facteurs de cette initiative (le Ghana, le Liberia, le Nigeria et le Sénégal) convenaient que, si Jammeh avait ignoré les résultats des élections et était resté au pouvoir, leur région risquait de perdre toute crédibilité. La CEDEAO a assumé la direction politique, financière et militaire, et l’UA et l’ONU ont rapidement apporté leur soutien.
Bien que la menace crédible de la force s’est avérée être décisive dans le cas du départ de Jammeh, elle a toujours fait partie d’un plus vaste processus politique. Les pays de la région ayant fourni les troupes ont supporté leurs propres responsabilités financières en préparant, en déployant et en soutenant la force. L’action a ainsi été rapide et décisive sans recours à une assistance externe.
Adam Barrow étant à présent en poste, quelques éléments de la force de la CEDEAO ont adopté un rôle de conseil technique afin d’assister dans le cadre des principales exigences transitionnelles telles que la formation et la réforme du secteur de la sécurité. Dans l’intervalle, ces effectifs résiduels constituent une présence stabilisante qui permet aux processus de réforme de résister aux inévitables manœuvres de résistance de la structure institutionnelle de Jammeh. Toutes ces leçons ont des implications plus vastes pour d’autres parties du continent en proie à des crises politiques et de sécurité.
La réponse décisive et à propos à la crise en Gambie contraste vivement avec d’autres récentes crises politiques sur le continent. Au Burundi, par exemple, la Communauté d’Afrique de l’Est a été incapable de mobiliser suffisamment de soutien régional pour stopper les efforts de Pierre Nkurunziza de rester au pouvoir au terme de son mandat. Certains membres de l’UA ont soutenu le déploiement d’une force régionale. Le manque de consensus a fait échouer l’initiative, et l’absence de pression externe crédible a permis au Gouvernement du Burundi d’éviter les négociations. La crise au Burundi s’est ensuite envenimée, des acteurs régionaux accueillent actuellement plus de 400 000 réfugiés alors que se perpétuent des atrocités de masses et que s’étendent les risques d’un conflit régional.
Experts du CESA
- Joseph Siegle, Directeur de la recherche
- Dorina Bekoe, Professeure associée Spécialisée dans la prévention, l’atténuation et la résolution des conflits
En plus: Démocratisation Tendances de l’Afrique en matière de sécurité Burundi CEDEAO