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Les drones et les acteurs non étatiques violents en Afrique

Le risque de militarisation de la technologie des drones en Afrique représente un nouvel outil asymétrique que des acteurs non étatiques violents pourraient déployer pour étendre la portée de leur coercition, remodelant ainsi le champ de bataille africain.


A drone flying above Madagascar

Un drone volant au-dessus de Madagascar. (Photo : WFP/Adam Marlatt)

Fin 2016, l’État islamique (EI) a franchi une étape importante lors de la bataille pour sécuriser la ville de Mossoul, dans le nord de l’Irak. Dans ce que l’on pense être la toute première utilisation enregistrée par des acteurs non étatiques violents en contexte de guerre, l’EI a déployé un drone armé ou UAS (de l’anglais Unmanned Aircraft System ou système aérien sans pilote). L’engin, d’une portée d’environ deux kilomètres et demi, avait été construit et chargé d’explosifs et a explosé dans un champ de bataille urbain densément peuplé. L’impact a été à la fois physique et psychologique. Les civils se sont retrouvés piégés plus profondément dans la ville tandis que les Peshmerga kurdes et les milices chiites se joignant aux troupes gouvernementales irakiennes, luttaient pour reprendre le contrôle.

Depuis lors, l’utilisation d’UAS par des acteurs non étatiques violents a été observée dans d’autres contextes de conflit, notamment en Syrie, au Yémen et en Ukraine.

Développer les applications des drones en Afrique

En Afrique, la possibilité pour les groupes d’insurgés d’imiter des tactiques telles que celles observées en Irak n’a guère retenu l’attention. L’attention s’est portée sur la Libye, où des partisans mandataires de la coalition de milices des Forces armées arabes libyennes dirigée par Khalifa Haftar dans l’est du pays et du gouvernement d’entente nationale ont fourni des drones pour la surveillance et les frappes stratégiques à longue portée. Toutefois, c’est la récente escalade des hostilités dans la province de Cabo Delgado, au nord du Mozambique, qui a fait naître le spectre du déploiement de cette technologie par des acteurs non étatiques violents en Afrique.

Le ministre de l’Intérieur du Mozambique, Amade Miquidade, a signalé que des UAS ont été déployés par des groupes islamistes militants dans la province de Cabo Delgado où une force de stabilisation de la SADC a récemment été autorisée. Les forces armées du Mozambique combattent ces groupes militants qui opèrent sous le nom d’Ahlu Sunnah Wa Jama’a ou Ansar al Sunna depuis 2017.

« L’acquisition et l’amélioration informelles de drones dits « amateurs » disponibles dans le commerce sont également une tendance qui tend à s’accentuer en Afrique. »

Les tensions sont enracinées dans des griefs locaux établis de longue date et font partie de la bataille en cours pour contrôler une zone qui abrite le plus grand projet de gazoduc de gaz naturel liquéfié d’Afrique. Lors des attaques de fin mars et de début avril 2021 qui ont visé, entre autres, la ville de Palma, d’une importance stratégique, Miquidade a affirmé que les militants avaient utilisé des drones pour les aider dans leur ciblage de précision.

Ces informations concordent avec d’autres rapports non vérifiés de sociétés de sécurité privées opérant dans la région, selon lesquels des petits drones ont été déployés par des acteurs non étatiques armés à des fins de surveillance. Jasmine Opperman, ancienne analyste des services de renseignement sud-africains, a observé que « si l’on considère la facilité avec laquelle [les insurgés] se procurent des armes et montent des attaques contre l’armée, je ne sous-estimerai jamais la possibilité qu’ils commencent à utiliser des moyens technologiquement plus avancés, dont les drones ». Elle ajoute que « si l’on peut faire entrer des téléphones portables par centaines par des voies de contrebande illégales, qu’est-ce qui les empêche de faire entrer des drones ? »

L’expérience mozambicaine reflète d’autres rapports provenant d’Afrique. En Somalie, des entrepreneurs privés de sécurité ont décrit comment, au cours de l’année écoulée, le groupe extrémiste violent Al Shabaab a déployé des UAS à des fins de surveillance. Bien que les récits de témoins oculaires soient difficiles à vérifier, le colonel (en retraite) David Peddle, ancien militaire en Afrique du Sud et au Royaume-Uni, en contact permanent avec la Somalie, a confirmé que des acteurs non étatiques armés ont utilisé des UAS à des fins de surveillance et pense que ce ne sera qu’une « question de temps » avant le déploiement d’« essaims » ou de grappes de drones offensifs en Afrique, étant donné leur accessibilité et leur coût relativement faible.

La Libye est également devenue un terrain d’essai technologique pour des moyens aériens similaires, fournis par des forces extérieures, de sorte que les UAS sont désormais un pilier du conflit libyen. Mais l’acquisition et l’amélioration informelles de drones dits « amateurs » disponibles dans le commerce ou sont également une tendance qui pourrait s’accentuer en Afrique. De l’autre côté du détroit de Bab al Mandab, le Yémen a également signalé l’utilisation de systèmes aériens similaires par les rebelles houthis, où ils ont été déployés comme plateformes de frappe pour organiser des attaques contre des installations énergétiques.

A drone used for humanitarian work in Malawi

Un drone utilisé pour le travail humanitaire au Malawi. (Photo : EU/Anouk Delafortrie)

Le marché mondial des drones commerciaux devrait atteindre 43 milliards de dollars d’ici 2024, l’Afrique du Sud, le Nigéria et le Kenya étant les plus grands acteurs en Afrique. Outre les utilisations commerciales, les drones sont de plus en plus utilisés à des fins humanitaires. Les drones offrent également de nombreuses possibilités d’expansion dans d’autres domaines tels que la sécurité maritime et les opérations de police des frontières.

Pourtant, les conséquences involontaires de la prolifération des drones commerciaux ou amateurs et leur impact sur la sécurité africaine sont un domaine qui a fait l’objet de peu de recherches. L’annonce qu’une mission de formation de l’UE formera l’armée mozambicaine à l’utilisation de drones pour suivre les mouvements des militants témoigne de l’essor de l’écosystème des drones en Afrique, où les UAS militaires et commerciaux personnalisés côtoient les drones amateurs ou achetés en magasin.

L’usage des UAS représente une nouvelle forme d’utilisation de la technologie numérique. Le déploiement rapide de la technologie des téléphones portables et des smartphones a permis à des militants de faire exploser des engins explosifs improvisés dans des endroits reculés, comme les déserts du Mali, à l’aide de téléphones portables, alors qu’auparavant ils auraient eu recours à des fils de déclenchement. Les applications smartphone utilisées pour piloter les drones représentent à la fois une opportunité et une menace. Bien que la technologie des drones soit largement utilisée à des fins positives, la possibilité pour les individus de construire des drones avec des smartphones et des logiciels libres va s’accélérer, entraînant des conséquences plutôt déstabilisantes. En bref, les drones sont susceptibles de faire partie intégrante des futures guerres en Afrique.

Changer la nature des conflits en Afrique

Jusqu’à présent, la plupart des recherches sur l’utilisation des drones par des acteurs non étatiques violents ont été menées en dehors de l’Afrique. Toutefois, les analystes estiment que l’expérience du Moyen-Orient, où les drones ont été armés, « ouvre une certaine boîte de Pandore, car [l’EI] a démontré ce qui était possible avec un peu d’ingénierie malintentionnée ». Exemple susceptible d’être rapidement reproduit à grande échelle. Lorsque les forces irakiennes ont repris la majeure partie de Mossoul à l’EI en novembre 2016, elles ont trouvé un atelier de l’EI consacré à l’armement des drones. La capacité à passer à l’échelle était telle qu’au printemps 2017, il y avait entre 60 et 100 frappes aériennes de drones de l’EI chaque mois à travers l’Irak et la Syrie.

L’expérience du Moyen-Orient ne signifie pas nécessairement que les drones peuvent être utilisés de la même manière en Afrique. L’expérience en Libye, par exemple, suggère que l’utilité tactique des drones peut être limitée en tant qu’arme. Cependant, les drones sont potentiellement d’une valeur énorme pour la collecte de renseignements plus large, la collecte d’images et de matériel de propagande, et pour le ciblage de précision.

Image of a Mozambique coastal area captured by a drone.

Image d’une zone côtière du Mozambique capturée par un drone. (Photo : Vasco Santos)

Une étude sur les drones au Sahel et en Afrique de l’Est conclut que la facilité avec laquelle les drones achetés en magasin ou par des amateurs peuvent être acquis à travers l’Afrique suggère que l’innovation indigène semble plus probable que le transfert direct de technologie. Étant donné le contexte d’utilisation croissante des drones en Afrique, il y a une logique à cette conclusion.

En tant qu’outil difficile à détecter et encore plus difficile à abattre, les UAS peuvent offrir une certaine utilité aux acteurs non étatiques violents à des fins de surveillance et de ciblage sur terre et en mer. En effet, lors des récentes attaques dans le nord du Mozambique, des témoins oculaires ont décrit comment des engins aériens ont été utilisés lors de l’attaque de Palma. Néanmoins, à ce jour, aucune attaque de drone n’a été menée contre un élément d’infrastructure majeur tel qu’un hôtel ou un aéroport en Afrique. On peut soutenir que l’avantage psychologique que représente la menace de déployer un drone amateur disponible dans le commerce comme instrument d’intrusion ou comme arme peut donner aux acteurs non étatiques violents un certain pouvoir sur leurs adversaires et étendre leurs sphères de contrôle.

Priorités pour l’avenir

L’expansion de l’utilisation des drones en Afrique à des fins commerciales et humanitaires devrait amener les décideurs à envisager les dommages collatéraux. Cartographier l’utilisation de l’activité des drones à travers l’Afrique par des acteurs non étatiques violents pourrait être un outil important pour s’assurer que les programmes d’aide qui s’appuient sur des couloirs aériens à vocation humanitaire comme ceux établis par l’UNICEF au Malawi, ou les capacités de réponse d’urgence comme le Programme alimentaire mondial au Mozambique, ne sont pas compromis et les avantages des drones sapés.

« Les armées conventionnelles n’ont plus le monopole de l’appropriation des innovations technologiques qui façonneront les conflits armés futurs. »

Un tel exercice de cartographie profiterait également aux partenariats privés ou publics-privés à grande échelle, tels que les raffineries de pétrole et de gaz, les ports, les aéroports et les bases militaires, pour les aider à développer des contre-mesures techniques telles que des boucliers de défense ou des technologies de brouillage.

Bien que les décideurs politiques en Afrique ne puissent pas facilement contrôler la prolifération des drones commerciaux, il est possible d’envisager d’établir des systèmes d’alerte précoce pour signaler les envois importants de drones achetés et livrés dans des zones de conflit connues. Les recherches menées en Syrie et en Irak démontrent la chaîne d’approvisionnement des drones acquis par l’EI. En réponse, un système d’enregistrement similaire à celui utilisé pour les téléphones portables peut être envisagé pour les petits drones achetés en magasin qui ne sont pas soumis à l’obligation de demander une licence.

Il serait également possible d’envisager des régimes de contrôle des exportations tels que l’Arrangement de Wassenaar, qui régit l’exportation de technologies à double usage, et peut-être même le Régime de contrôle de la technologie des missiles (RCTM), qui a été conçu pour réglementer les missiles à capacité nucléaire capables de frapper à grande distance. Étant donné que les drones peuvent être utilisés comme des vecteurs d’armes, cela peut avoir une certaine utilité. Toutefois, les deux accords ont le défaut d’être non contraignants et leurs classifications sont considérées par certains spécialistes comme plutôt dépassées.

A Denel UAV Seeker 400 drone in South Africa

Un drone Denel UAV Seeker 400 en Afrique du Sud. (Photo : Bob Adams)

Au niveau international, le Forum mondial de lutte contre le terrorisme, dirigé par l’Allemagne et les États-Unis, a élaboré le Mémorandum de Berlin dans le cadre de l’Initiative de lutte contre les menaces liées aux systèmes aériens sans pilote. Il exhorte les États à respecter un certain nombre de résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, notamment la résolution 1540, qui interdit aux États de « fournir un appui, sous quelque forme que ce soit, à des acteurs non étatiques qui tentent de mettre au point, de se procurer, de fabriquer, de posséder, de transporter, de transférer ou d’utiliser des armes nucléaires, chimiques ou biologiques et leurs vecteurs ». La résolution exige également des États qu’ils mettent en place « des mesures efficaces afin d’établir des contrôles internes pour prévenir la prolifération des armes nucléaires, chimiques ou biologiques et de leurs vecteurs », les vecteurs incluant les UAS (c’est-à-dire les drones).

Le Mémorandum de Berlin recommande que ces « mesures efficaces » comprennent la réalisation par les gouvernements d’évaluations des risques afin d’identifier les vulnérabilités et d’anticiper les développements technologiques susceptibles d’être utilisés par des acteurs terroristes, des campagnes d’information du public pour préconiser une utilisation responsable des UAS, et des mécanismes de réponse aux crises, y compris des sanctions à la suite d’incidents liés aux UAS. En outre, les gouvernements sont invités à envisager le développement de contre-mesures tactiques et de solutions techniques, sans pour autant entraver les utilisations bénéfiques et légitimes des UAS.

Étant donné leur exposition croissante à la propagation de cette technologie, les décideurs africains devraient jouer un rôle actif dans l’élaboration de la future politique en matière de drones. Cette menace émergente démontre que les armées conventionnelles n’ont plus le monopole de l’appropriation des innovations technologiques qui façonneront les conflits armés futurs.

Karen Allen, ancienne correspondante étrangère de la BBC, est actuellement membre invité du département des études sur la guerre au King’s College de Londres et consultante à l’Institut d’études de sécurité de Pretoria, en Afrique du Sud.


Ressources complémentaires