- Premier défi : identité
- Deuxième défi : les lignes de faille
- Troisième défi : l’extrémisme
- Quatrième défi : Boko Haram
- Cinqième défi : Stratégies de lutte contre l’extrémisme
- Sixième défi : Le professionnalisme des forces armées
- Septième défi : Sécurité maritime
- Huitième défi : Gouvernance
Le déséquilibre économique et social entre le nord relativement sous-développé, historiquement marginalisé et principalement musulman, et le sud plus riche, plus industrialisé et à prédominance chrétienne constitue la ligne de faille dont on parle le plus. Les États du nord du Nigéria comptent à peu près 66 % des pauvres du pays, une disparité que l’on voit s’aggraver. Au niveau local, cette ligne de faille est la plus apparente le long de la ceinture centrale du pays, notamment dans les États du Plateau et de Kaduna où les musulmans haoussa-fulani et les chrétiens yoruba et igbo sont répartis en nombres égaux. Cette région a connu des conflits fratricides qui ont fait au moins 7 000 morts depuis 2001 en raison de la violence interreligieuse.
Il existe d’autres lignes de faille en dehors de ces constatations d’ordre général. Le militant nigérian Tolu Ogunlesi explique que dans le sud-est à prédominance chrétienne, « il persiste parmi de nombreux protestants un ressentiment concernant la domination perçue des catholiques romains. De même, dans le nord-est, des épisodes de violence entre les confessions et les sociétés soufies, sunnites et chiites ont fréquemment lieu. Ces conflits sectaires sont dus à de profondes inégalités socioéconomiques. Le conflit dans le delta du Niger, situé à l’extrême sud du pays, apporte des éléments d’explication à ces situations complexes. Le Mouvement pour l’émancipation du delta du Niger (MEND), qui est le plus important groupe militant dans la région, maintient qu’il lutte pour garantir que le produit des ventes du pétrole de la région soit restitué à ses habitants et pour obtenir des réparations de la part du gouvernement fédéral pour la pollution de l’environnement causée par cette industrie. Tandis que la violence s’est atténuée au cours des dernières années dans le delta du Niger, le MEND a fait savoir qu’il reprendrait sa campagne si Muhammadu Buhari, gagnant de l’élection présidentielle et originaire du nord, accédait au pouvoir. Bref, les nombreuses lignes de faille du Nigéria ne se prêtent pas à des explications simplistes.
Comment les lignes de faille du Nigéria sont-elles exploitées dans le processus politique ?
Selon le chercheur spécialiste de l’Afrique, John Campbell, si les dichotomies « Nord-Sud, musulman-chrétien » dissimulent un tableau des conflits beaucoup plus nuancé, elles sont de loin les plus invoquées par les hauts dirigeants politiques du pays qui s’en font encore davantage l’écho à l’échelle nationale. Ces différences sont exploitées par les leaders politiques dans la concurrence qui fait rage pour obtenir des fonctions publiques et contrôler les ressources susceptibles d’appuyer les vastes réseaux de clientélisme qui dominent la politique du Nigéria. Il est estimé que Boko Haram aurait reçu initialement l’appui et la protection de politiciens locaux cherchant à renforcer leur influence dans ces manœuvres politiques mais que la rébellion se serait finalement retournée contre eux jusqu’à se muter en un mouvement terroriste que nul ne semble capable de contenir.
La déclaration de l’état d’urgence dans les États de Borno, Yobe et Adamawa, situés dans le nord-est, par le président Goodluck Jonathan en décembre 2013 a entraîné le déploiement de milliers de soldats de l’armée fédérale dans cette région. Dans le cadre de la lutte contre Boko Haram, il a été largement affirmé que ces soldats auraient commis des violations des droits de l’homme à l’encontre de populations civiles innocentes dans le nord. Ainsi, de nombreux habitants du nord ont l’impression de vivre sous l’occupation d’une entité étrangère.
L’étude de ces lignes de faille montre que l’ethnicité et la religion ne sont pas la force motrice des conflits du Nigéria mais plutôt des discours qui ont été politisés aux fins de mobiliser un appui en faveur d’objectifs économiques, régionaux et politiques. Clement Mweyang Aapengnuo fait remarquer que « les gens ne s’entretuent pas à cause de différences ethniques ; ils se tuent lorsque ces différences sont mises en avant comme étant un obstacle au progrès et aux opportunités ».
Selon le célèbre écrivain nigérian lauréat du prix Nobel Wole Soyinka, cette situation est due en grande partie à l’incapacité d’instaurer un leadership éthique. En l’absence d’un tel leadership, des discours dominants et nocifs se sont ancrés dans le processus politique. En conséquence, pour de nombreux politiciens du nord, prendre le contrôle de la présidence semble constituer le seul moyen viable de « rattraper » le sud plus développé et plus riche. Pour leur part, de nombreux politiciens du sud soulignent que la plupart des dirigeants militaires du Nigéria depuis son accession à l’indépendance ont été des musulmans du nord. Il est donc nécessaire de « contrôler » le nord. Ces deux discours dominants sont utiles pour comprendre la dynamique des clivages qui accroît les risques de conflit au Nigéria.
Quelles tentatives ont été faites pour dépasser ces divisions ?
Avec le retour à un régime civil et la transition vers la démocratie au Nigéria en 1999, les élites politiques du nord et du sud du Parti démocratique populaire ont tenté de résoudre leurs approches à somme nulle en partageant le pouvoir politique. Ils ont conclu un accord informel pour faire alterner la présidence entre le nord et le sud. Conformément à cet accord, Olusegun Obasanjo, originaire du sud, a dirigé le pays de 1999 à 2007. Puis Umaru Musa Yar’Adua, qui venait du nord, a succédé au président Obasanjo, mais il est décédé au cours de son mandat en 2010. Alors vice-président, le chrétien du sud Goodluck Jonathan a pris la direction de son parti dont il a obtenu l’investiture pour se présenter à l’élection présidentielle de 2011, qu’il a remportée. Aigries, bon nombre des élites du nord l’ont accusé de ne pas respecter l’alternance, notamment en marginalisant leur région qui, selon elles, avait seulement détenu les rênes du pouvoir politique pendant trois des quinze dernières années à cause de « la manipulation par les habitants du sud ». Compte tenu de la victoire de Muhammadu Buhari, il est possible que ces griefs s’atténuent, mais pour dissiper la suspicion qui existe depuis des années entre les populations du nord et du sud, il faudra que l’ensemble des leaders politiques accordent une attention concertée à cette question.
Hormis la question du partage du pouvoir, le Nigéria a tenté de mettre en place des mesures institutionnelles et juridiques pour atténuer les préoccupations des minorités eu égard à leur exclusion du processus politique et à leurs griefs concernant le manque de prestations de services publics fondé sur l’appartenance ethnique et religieuse. Toutefois, ces mesures ont enregistré des résultats mitigés. Preuve en est la Federal Character Commission (Commission du caractère fédéral, FCC), un organisme indépendant créé en 1996 pour prendre des mesures de discrimination positive et promouvoir l’équité dans le recrutement dans la fonction publique. Cette commission a autorisé des officiels locaux à délivrer des certificats attestant de la qualité « d’indigène », une pratique reconnue par la Constitution du Nigéria. En vertu de ce système, les habitants « indigènes » d’une région spécifique jouissent de droits dont ne bénéficient pas les personnes n’ayant pas cette qualité.
Parmi ces droits, l’on compte ceux de posséder des terres et d’accéder à l’éducation et à la fonction publique. La détention d’un certificat attestant de la qualité « d’indigène » contribue donc à l’avancement socioéconomique ; il est donc très recherché et peut faire l’objet d’abus. L’attribution de ces certificats relevant de la discrétion des autorités locales, il est possible pour une famille de résider dans un secteur pendant des générations tout en étant toujours considérée comme « un colon ». C’est pourquoi les dirigeants politiques locaux sont plutôt incités à se servir de ces certificats très convoités comme instruments aux fins de consolider des majorités religieuses et ethniques.
Par conséquent, les communautés minoritaires des 36 États du Nigéria se sentent de plus en plus privées de leurs droits et lésées. Selon M. Kwaja, le cœur du problème est que les systèmes nigérians de partage du pouvoir politique et d’affectation des ressources ne font que durcir davantage les nombreux clivages dans le pays. Seules des réformes en profondeur permettront de résoudre ces problèmes.
Le volet suivant de cette série abordera la façon dont ces lignes de faille ont contribué à alimenter l’extrémisme et la rébellion au Nigéria.
Aller plus loin
- John Campbell, “Why a Terrifying Religious Conflict in Raging in Nigeria,” The Atlantic, 10 juillet 2013
- Tolu Ogunlesi, “Nigeria’s Internal Struggles,” New York Times, 23 mars 2015.
- Chris Kwaja, “Nigeria’s Pernicious Drivers of Ethno-Religious Conflict,” CESA Briefing sur la sécurité 14 (juillet 2011).
- Jideofor Adibe, “The 2014 Elections in Nigeria: Issues and Challenges,” (Washington DC: Brookings Institution, mars 2015).
- Clement Mweyang Aapengnuo, “Misinterpreting Ethnic Conflicts in Africa,” CESA Briefing sur la sécurité 4 (avril 2010).
Experts du CESA
- Dorina Bekoe, Professeur de la prévention des conflits, d’atténuation et de résolution
- Raymond Gilpin, Doyen
En plus: Boko Haram Nigeria