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Les défis de sécurité fondamentaux que le Nigéria doit relever. Sixième défi : Le professionnalisme des forces armées


Des troupes tchadiennes et des mercenaires sud-africains se sont trouvés en première ligne des efforts déployés au début de 2015 pour chasser Boko Haram des villes que ce groupe occupait dans le nord-est du Nigéria. Dans certains cas, comme dans le bastion du groupe à Damasak (État de Borno), Boko Haram a été délogé en une journée, ce qui a révélé la faiblesse militaire du groupe qui a tenu l’armée nigériane en échec pendant des années.

Le président tchadien Idriss Déby a pris note de l’absence de l’armée nigériane, déplorant qu’il ait fallu plusieurs jours dans certains cas pour que les Nigérians reprennent possession des agglomérations libérées. Pour autant, l’insurrection de Boko Haram qui s’intensifie depuis 2011 avait mis en lumière la détérioration des capacités des forces armées nigérianes, alors que ces dernières étaient autrefois vantées comme les plus compétentes de l’Afrique.

Pourquoi le Nigéria n’avait-il pas réussi à maîtriser Boko Haram ?

Olusegun ObasanjoLe Nigéria a une longue histoire de gouvernements militaires. Ce n’est qu’en 1999, sous le régime de l’ancien général de l’armée Olusegun Obasanjo, que le Nigéria s’est engagé sur le chemin de la démocratie. Toutefois, son élection n’a pas fait disparaître des intérêts politiques entretenus durant des décennies de régime militaire. En effet, des personnalités des précédentes administrations militaires continuaient d’exercer une influence. Pour contrer la menace d’un autre coup d’État, le nouveau gouvernement démocratique a entamé une politique progressive de sous-financement des forces armées mais qui ne lésait pas les cadres.

Cette tendance a persisté, même lorsque le gouvernement a accru son financement en faveur de l’armée pour combattre Boko Haram. Entre 2011 et 2015, les dépenses militaires annuelles ont augmenté pour passer de 2 milliards de dollars à près de 6 milliards de dollars, ce qui en a fait l’un des trois plus gros budgets de la défense en Afrique. Toutefois, seuls environ 600 millions de dollars ont été affectés à l’équipement (armes et matériel militaire). Le reste a été consacré aux quartiers généraux et à des membres de l’état-major des forces armées ou il a été utilisé à des fins personnelles par divers responsables militaires et gouvernementaux, sous prétexte de renforcer la sécurité.

La formation des cadres demeure un axe majeur, ce qui explique pourquoi les élèves nigérians d’écoles militaires excellent souvent dans les académies militaires étrangères et pourquoi les établissements d’enseignement militaire professionnel du pays attirent beaucoup d’autres pays africains. Toutefois, lorsqu’il s’agit des opérations, c’est une autre histoire. Dans le nord, l’armée nigériane manquait des capacités opérationnelles nécessaires pour mener sa mission à bien. Ceci s’expliquait, entre autres, par les ressources limitées qui étaient affectées aux troupes. (En octobre 2014, l’ancien président Jonathan a cherché à obtenir un prêt d’un milliard de dollars supplémentaires destinés à l’acquisition de matériel pour les troupes postées dans le nord.)

Sujet posant tout autant problème, le fait que l’armée possède une structure et une mission militaires qui ne correspondent pas aux enjeux de sécurité du pays. La mentalité de l’armée nigériane est de nature conventionnelle, axée sur un ennemi extérieur et servant dans le cadre de missions de maintien de la paix de l’UA et de l’ONU. Toutefois, la police et d’autres segments du secteur nigérian de la sécurité étant incapables de maîtriser Boko Haram, l’armée a été contrainte de servir de force de sécurité intérieure, tâche pour laquelle elle est mal équipée et mal formée. Ses ripostes parfois musclées aux attaques de Boko Haram ont fait de nombreuses victimes dans la population civile et semé la peur à l’égard des militaires parmi la plupart des habitants du nord du Nigéria. Ne possédant pas de liens solides avec les communautés locales, l’armée n’a pas pu accumuler beaucoup de connaissances sur son adversaire, ce qui en limite d’autant plus l’efficacité.

Problèmes de commandement et de contrôle

L’échec des forces armées nigérianes – de leur incapacité à traduire leur mission dans les faits, leur mauvaise gestion des ressources et du faible moral des troupes, aux violations des droits de l’homme à l’encontre des civils – semble indiquer que la haute hiérarchie n’assure pas un commandement et un contrôle solides.

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Les politiques militaires officielles n’ont pas grand-chose à voir avec les actes des hommes de troupe sur le terrain. Les hauts responsables de l’armée ont été incapables d’expliquer les violations des droits de l’homme perpétrées par leurs troupes dans le nord bien qu’ils comprennent à quel point la violence aveugle à l’encontre des populations civiles ébranle les efforts de l’armée au sein des populations locales. Le fait que les forces armées nient la responsabilité de ces actes ou qu’elles rejettent la faute sur d’autres acteurs perpétue une culture de l’impunité qui mine leur réputation parmi les civils et encourage un comportement déviant au sein des troupes.

En dépit de la menace toujours croissante de Boko Haram, les achats de nouvelles armes ont été rares. Les forces armées acquièrent habituellement du matériel remis à neuf auprès de pays tiers ou bien cannibalisent des systèmes existants pour obtenir des pièces détachées. L’ancien ambassadeur des États-Unis John Campbell rappelle qu’il arrive que « des munitions et des armes soient budgétées et payées, mais [que] celles-ci ne parviennent pas toujours à la ligne de front, soit parce qu’elles sont détournées sur le marché noir soit parce que l’argent est allé remplir les poches d’un acheteur ». Dénués de formation, de conditions de vie, de matériel ou de solde adéquats, les hommes de troupes sont découragés. Ainsi, les forces armées ont dû faire face à des soldats mutins. L’armée nigériane, l’une des plus importantes de l’Afrique, est devenue une coquille vide.

Absence de reddition de comptes

Le système de clientélisme, qui a divisé le pays en différents fiefs à l’avantage des politiciens locaux et nationaux, a également pris au piège des segments du secteur de la sécurité. Tandis qu’il existe de nombreux officiers du corps militaire qui respectent des normes rigoureuses, d’autres souscrivent à cette forme de récupération.

Au Nigéria, comme dans de nombreux pays africains, il est rare que les parlements supervisent le processus budgétaire de l’armée. De plus, la conclusion des contrats est une affaire opaque fréquemment caractérisée par une surveillance insuffisante des pratiques de passation des marchés militaires. Les transactions secrètes d’armes autorisées par le conseiller à la sécurité nationale du Nigéria, alors que les troupes de l’armée étaient équipées d’un arsenal de qualité inférieure et inadéquat, illustrent bien cette situation.

Les signalements de contrats de sécurité frauduleux, de commandants détournant une partie de la paie des soldats et d’utilisation des troupes par les candidats sortants dans les élections locales sont monnaie courante. Le système bien documenté des « votes de sécurité », qui permettent aux gouverneurs des États et à d’autres élus d’obtenir un décaissement de crédits publics non affectés aux fins de renforcer localement la sécurité sans qu’il soit nécessaire de rendre compte des dépenses, a permis à des politiciens de financer leurs intérêts personnels sans devoir se soumettre à des contrôles. Certains de ces fonds ont probablement été directement versés à des membres de Boko Haram. Entre-temps, ce sont les soldats sur le terrain et les populations civiles qui subissent les conséquences de cette situation.

Muhammadu Buhari

Muhammadu Buhari

En dernier ressort, la politisation du secteur de la sécurité par le gouvernement et le silence de la haute hiérarchie militaire concernant le dégarnissement du budget de la défense par des collègues en ont compromis l’efficacité, tout en minant encore davantage la confiance du public envers les forces armées nigérianes.

Durant la campagne électorale, le président élu Muhammadu Buhari a promis de s’attaquer aux menaces qui pèsent sur la paix et la stabilité dans le pays. La reconstruction du professionnalisme des forces armées devra figurer en bonne place dans la liste des priorités.

Aller plus loin

Experts du CESA:

  • Dan Hampton, Professeur de pratique, études de sécurité
  • Thomas Dempsey, Professeur adjoint et président académique, études de sécurité

[Photo credits: Africa Progress Panel, Chatham House]