En Afrique, les forces de sécurité, notamment les armées et la police, possèdent des niveaux variables de professionnalisme. Dans les pays où il fait défaut, les coûts sont élevés : instabilité persistante, vulnérabilité aux acteurs extérieurs malveillants, pauvreté chronique, faible taux d’investissements et démocratisation fragilisée. Ce manque de professionnalisme se reflète dans les récits d’instabilité du continent : coups d’État, effondrement des armées face aux attaques de forces irrégulières, corruption, pillage, participation à des activités de trafic illicite et violations des droits humains.
« Ça ferait comme une carte blanche pour le gouvernement de ne pas jouer le rôle régalien qui est le nôtre en tant que commission et en tant parlement ».
À travers le continent, les pays africains consacrent environ 6%, de leurs budgets nationaux, en moyenne au secteur de la défense, mais ces dépenses sont souvent opaques et mal surveillées. Ce soutien au secteur de la sécurité représente donc un investissement important de la part du contribuable africain, au-delà des implications sécuritaires qu’il implique.
Le Centre d’études stratégiques de l’Afrique s’est entretenu avec l’Honorable Bertin Mubonzi, président de la commission de Défense et de sécurité de l’Assemblée nationale de la République démocratique du Congo, pour nous expliquer le rôle des parlements et des commissions parlementaires en matière de redevabilité du secteur de la sécurité.
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Pourquoi les parlements et les commissions parlementaires sont-ils si importants pour la gouvernance, la surveillance, la transparence, la redevabilité, la légitimité, et l’efficacité du secteur de la sécurité ?
Notre rôle est important parce que, tout simplement, ça ferait comme une carte blanche pour le gouvernement de ne pas jouer le rôle régalien qui est le nôtre en tant que commission et en tant parlement.
Tout d’abord, le parlement a une obligation de mettre à la disposition des institutions des moyens suffisants pour mettre en œuvre la politique du gouvernement. Mais le parlement a ensuite l’obligation de contrôler comment ces moyens sont mis en œuvre, afin de s’assurer, dans le cas des institutions de sécurité que nous surveillons, que les choses sont en train de se faire de telle sorte à ce que la sécurité non seulement de nos frontières, mais aussi de la population, que nous représentons, nous, au niveau de l’Assemblée nationale, soit assurée.
Quel est le rôle particulier des commissions de défense dans la construction d’un secteur de la sécurité légitime et redevable ? Comment cela renforce l’efficacité et le professionnalisme du secteur de la sécurité et la sécurité des citoyens ?
Le rôle de la commission de défense et de sécurité et de son président s’apparente à celui d’un ministre la sécurité et de la défense au niveau de l’Assemblée nationale. C’est un rôle de développement du budget et de gestion, ainsi qu’un rôle de surveillance et de contrôle des dépenses et des activités. Les travaux de la commission sont remontés vers le bureau de l’Assemblée nationale, pour qu’ils soient ensuite traités en plénière, avec tous les autres membres du Parlement.
L’un des rôles les plus importants de la Commission et du Parlement est de voter le budget de l’État. Mais avant que ce budget ne soit voté au niveau de la Commission de défense, la commission tient des réunions avec tous les intervenants dans le système de sécurité et de défense. Donc, la commission et son président ont par exemple des réunions avec l’équipe budgétaire de l’armée, de la police, de la direction générale de migration, mais aussi des services de renseignements. Cela nous permet de relever ensemble les besoins. Évidemment, ils viennent généralement avec leurs propres budgets. Ensuite, avec nos collègues de la commission économique et financière, qui gère généralement la partie budgétaire, nous essayons de voir comment harmoniser pour que nous puissions ressortir le budget que nous allons allouer au système de sécurité et défense. Et donc, cette année, notre travail nous a permis de doubler le budget de la défense. C’est un travail qui a été fait au niveau de l’Assemblée nationale.
Deuxièmement, dans notre budget national, qui n’est pas très grand, il nous est très difficile de contenir tous les besoins des services de sécurité. Et c’est comme ça, qu’au niveau de la Commission, avec le ministre de la Défense, nous avons réfléchi sur la création d’un code spécial d’affectation pour la défense. Et nous avons décidé de commencer à l’alimenter de deux façons : d’abord avec les dons de pays amis et surtout avec des prélèvements que nous avons décidé de ponctionner sur toutes les taxes que nous avons dans notre pays. Cela nous permettra d’avoir un budget additionnel pour ces besoins qui ne dépende pas forcément du budget national de la RDC.
Quels sont des moyens concrets par lesquels la surveillance parlementaire des dépenses de défense contribue à un secteur de la sécurité plus redevable et efficace ?
Notre parlement dispose de plusieurs moyens pour obtenir des informations, contrôler et tenir redevables les dirigeants du secteur de la sécurité.
Le contrôle se fait à travers les interpellations mais aussi à travers les commissions d’enquête. Les interpellations permettent de poser des questions aux ministres concernés, notamment le ministre de la Défense ou le ministre de l’Intérieur. Ils peuvent ainsi nous dire clairement comment ils gèrent le budget que nous avons mis à leur disposition.
« Avant que ce budget ne soit voté au niveau de la Commission de défense, la commission tient des réunions avec tous les intervenants dans le système de sécurité et de défense. … Cela nous permet de relever ensemble les besoins ».
Ensuite, le deuxième mode de contrôle pour un parlement est la commission d’enquête. Je suis à la tête aujourd’hui, tout en étant président de la commission défense et sécurité, d’une commission mise en place par le bureau de l’Assemblée nationale pour enquêter sur le fond de l’État congolais orienté à la défense. Cette commission s’attelle à répondre aux questions suivantes : Est-ce que ce fond est utilisé comme il se doit pour permettre à notre armée, à notre police et à tous les services de sécurité, de fonctionner de manière à nous garantir la paix et la sécurité dans le pays ?
Si cette commission a été créée, c’est parce que des informations nous sont parvenues faisant état du fait que nous déplorons des détournements au sein de la chaine de commandement de l’armée et des autres services de sécurité. En effet, il arrive que nous décaissions de l’argent et que les officiers supérieurs, ils s’y servent à des fins personnelles, mais que le militaire qui est au front, n’ait rien par la suite.
L’objectif final de la commission d’enquête est donc de démanteler les réseaux criminels qui existent dans les systèmes de sécurité et de défense, au niveau de l’armée, de la police, et de tous les autres services. En effet, depuis longtemps, des éléments des forces de sécurité ont été impliqués dans le trafic de minerais, et certains sont accusés de soutenir les groupes rebelles et d’abus graves des droits humains. Mais les démanteler ne sera possible que si nous avons d’abord tous les éléments et ensuite le soutien du commandant suprême, du président de la République, qui a la volonté de voir les choses évoluer positivement.
Ce grand travail est par ailleurs très sensible, car les militaires se sont habitués, au fil des années, à se servir. Quand une commission arrive pour couper cela, identifier les personnes responsables et les sanctionner, il faut être très prudent et veiller à notre propre sécurité.
Mais les commissions d’enquête produisent des résultats concrets : en effet, lorsque le militaire sait que le l’œil du parlement le surveille, et quand on dit parlement, c’est en fait la population, quand il y a l’œil du parlement sur ce qu’ils font, et la manière dont ils le font, il a y un peu comme un filtre. Ils ont un peu de retenue dans ce qu’ils font. Mais s’il n’y avait aucun contrôle, et qu’ils savaient qu’ils sont libres de faire ceux qu’ils veulent, ça serait vraiment la foire. Et du coup, on aurait aucun résultat dans le domaine de la sécurité. C’est donc ce contrôle, cette surveillance, qui contribue à améliorer la performance, l’efficacité, et la redevabilité des services de sécurité.
Ces manquements sont aussi une raison pour laquelle nous travaillons aussi d’arrache-pied à la réforme du secteur de la sécurité, pour que nous puissions réformer tous les services de sécurité. Il faut avoir une chaine de commandement qui est vraiment filtrée et aérée.
Tout récemment ici, j’ai réalisé une grande formation de tous les officiers de la police sur les valeurs, soutenu par une organisation internationale.
Quelles sont les leçons à tirer de l’expérience congolaise dans le rôle des commissions parlementaires dans la surveillance du secteur de la sécurité ? Quelles sont les leçons à tirer dans la création et le fonctionnement de ces commissions ?
Lorsqu’on a une telle charge, en termes de responsabilité, il faut avoir une certaine sagesse. Je gère quand même des dossiers qui ont attrait à la souveraineté de la République et qui touchent à la sécurité de mon pays. Et donc, il y a des choses que je ne peux pas dire ou faire. Souvent, c’est compliqué et on reste politicien quand même, que l’on soit de la majorité ou de l’opposition. Ça devient complexe quand certains sortent des informations sur la place publique qui sont censées être top secret. Je gère cela car la commission a aussi des membres de l’opposition et ils viennent parfois dans des rencontres, et ils ont accès à des informations sensibles et par moment, ils ne savent pas se contenir. Et on le retrouve à la radio en train de faire des interviews et dire des choses terribles publiquement. Alors parfois, je suis obligé de dire à mes collègues de laisser leurs téléphones dehors, de récupérer les documents sur lesquels nous devons travailler à la fin de la réunion.
« C’est donc ce parlementaire contrôle, cette surveillance, qui contribue à améliorer la performance, l’efficacité, et la redevabilité des services de sécurité ».
L’expérience à tirer ici, c’est qu’il faut savoir s’approprier le processus électoral en Afrique. Quand vous choisissez vos représentants, vous devez choisir les meilleurs d’entre nous. Quand ils arrivent au parlement, il faut que ça soit des personnes qui sont liées au résultat et qui peuvent à un certain moment être redevables et dire « voilà, depuis que vous m’avez envoyé là-bas, voici ce que j’ai fait et réalisé ».
Dans le cas contraire, vous pouvez avoir une commission défense et sécurité, avec un président, mais après il n’y a rien. Il est là et il attend la fin de son mandat.
Y a-t-il des moyens pour les soldats, qui se savent mieux surveillés, de signaler si jamais leur paie ou les équipements promis n’arrivent pas ?
Vous savez, les militaires, ils travaillent sous ordre. Tous ce qu’ils font c’est « à vos ordres », et donc, généralement, dans cette perspective de la discipline, on ne se plaint pas. Ça c’est déjà un problème. Mais, peut-être pourrions-nous créer une ligne téléphonique, ouverte, qu’ils pourraient appeler pour signaler les abus. Je crois que ça serait peut-être une première en République démocratique du Congo. Encore faut-il que l’idée passe. Comme ça, ils pourraient appeler et dire, je suis là, ça fait trois mois que je n’ai pas été payé, ou deux semaines que je n’ai pas mangé. Mais sinon pour le moment, ils le font de manière discrète. Moi, mon téléphone c’est comme un call center. Ça sonne de partout et il est possible de faire un petit rapport rapide en toute discrétion.
Avant mon retour à Kinshasa, j’ai déjà adressé une correspondance au bureau de l’Assemblée nationale pour solliciter que la commission de défense et de sécurité puisse visiter les camps militaires. Il nous faut voir dans quel état vivent les familles des militaires qui sont au front. En effet, je ne vois un militaire être à l’aise au front quand il sait que son épouse, ses enfants ne sont pas pris en charge par la république pour l’école, les soins médicaux, la nourriture, etc. Ce sont des progrès réels, de pouvoir dire, après que nous avons fait une descente officielle, « le parlement est arrivé voir comment nous vivons. » Nous allons certainement rencontrer des problèmes terribles et cela nous permettra de savoir ce qui est faisable pour y remédier et prendre en charge convenablement ces familles.
Quels sont les besoins, notamment en formation, des parlementaires et de leurs collaborateurs ?
Les présidents de commission défense et sécurité pourraient bénéficier de formation spécifique dans ce domaine particulier et leur permettre de faire leur travail comme il se doit. Ils pourraient suivre par exemple une formation du type que votre Centre propose, ou ils pourraient être nommés pour suivre un cours au Collège de hautes études de stratégie et de défense de Kinshasa, où j’ai moi-même pu bénéficier d’une formation, et par où, tout officier qui est promu général, doit passer. Mais ce genre de formation serait très utile.
Pour leurs collaborateurs, ces besoins expliquent pourquoi j’ai aussi organisé la formation par la MONUSCO de tous les administratifs du parlement, qui gèrent les archives de la commission, et qui soutiennent ses activités. Munis de cette formation, et d’un certificat, cela construit le professionnalisme et une certaine fierté d’être un professionnel de son secteur.
Vous êtes aussi le président du REPAM-CDS Réseau des parlementaires africains membres des commissions défense et sécurité. Quels sont le rôle et les objectifs de cet organisme ? Comment ce réseau contribue-t-il a une surveillance et une gouvernance améliorée du secteur de la sécurité ?
Le REPAM-CDS est un forum africain consacré aux débats sur des questions de défense et de sécurité en Afrique. Il a été mis en place il y a environ cinq ans et compte aujourd’hui 26 pays membres.
- De renforcer les capacités des parlementaires en matière de contrôle démocratique des forces de défense et de sécurité ainsi que dans la lutte contre le terrorisme et les autres formes de violence et contre la prolifération des armes, etc.
- D’instituer et d’entretenir un dialogue permanent entre les parlementaires africains afin de partager les expériences et les bonnes pratiques.
- D’établir et d’entretenir un dialogue permanant avec les institutions nationales et internationales chargées de la défense et du secteur de la sécurité, la gestion des passations de marchés de l’armement, les mécanismes internationaux et régionaux de lutte contre la prolifération des armes de petit calibre, la défense des droits humains, et tous les acteurs et partenaires intéressées par le problème du contrôle démocratique des forces de défense et de sécurité.
- De contribuer à sensibiliser les populations et de renforcer la confiance, et le lien entre armée et nation dans les pays d’Afrique.
- De contribuer, via ces consultations permanentes, à renforcer les actions visant à la mise en place efficace des traités et des lois sur le terrorisme, les passations de marchés etc.
- D’évaluer et de surveiller les politiques nationales de défense et de sécurité.
Nous nous étions rendu compte que les problèmes sécuritaires sont presque tous les mêmes dans tous les pays d’Afrique. Ensuite, les parlementaires ont un langage vraiment diffèrent des politiques gouvernementales. Donc, en formant ce réseau, nous avons la possibilité de parler entre nous, en tant que parlementaires. Et nous pouvons nous comprendre. Et nous avons la possibilité d’influencer la politique de nos pays respectifs sur le plan sécuritaire et sur le plan de la défense.
Quelles sont certaines des principales leçons que le REPAMS-CDS a pu observer en Afrique ?
À chaque fois que nous nous retrouvons, nous discutons et nous parvenons à crever des abcès et de résoudre des problèmes entre les États. Quand nous nous rencontrons, entre collègues présidents de la commission défense de pays voisins nous entamons une diplomatie parlementaire, un lobbying pour trouver des solutions. Le processus de gestion du réseau est formel puisqu’il implique non seulement les parlementaires, mais aussi le bureau du président de la République, du premier ministre, des ministères etc.
Si le président visite par ensuite le pays accompagné par les députés de la commission, des décisions peuvent être prises pour résoudre le problème. L’impact que nous avons est donc aussi au niveau des relations entre les États.
Tout récemment, nous avons reçu le président de la commission défense de la France, et j’en ai profité pour discuter avec lui de la condition de notification de l’embargo sur les armes, sur laquelle la France venait encore de mettre son veto pour nous maintenir dans cet embargo. J’ai eu un entretien très franc avec lui, puis avec l’ambassadeur de France en RDC, puis avec les deux ministres de la défense, et par la suite, la France a déclaré officiellement, clarifier sa position. La décision de notifier a été levée. On est maintenant en mesure d’acquérir du matériel militaire sans problème.
Donc notre travail est diplomatique, mais il contribue aussi à une surveillance accrue du secteur de la sécurité.
Ressources complémentaires
- Centre d’études stratégiques de l’Afrique, « Renforcer la culture du professionnalisme militaire en Afrique », Éclairage, 21 décembre 2022.
- Centre d’études stratégiques de l’Afrique, « Les établissements d’enseignement professionnel militaire en Afrique », Infographie, 11 mars 2022.
- Risa Brooks, « Beyond Huntington: US Military Professionalism Today », Parameters 51, no. 1 (2021).
- Joseph Siegle, « Les coups d’État en Afrique et le rôle des acteurs extérieurs », Éclairage, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, 3 janvier 2022.
- Steve Maguire, « Professional Military Education Needs Reform. Here’s Why and What to do », Wavell Room, 13 octobre 2021.
- Pat Paterson, « Measuring Military Professionalism in Partner Nations: Guidance for Security Assistance Officials », Journal of Military Ethics 18, no. 2 (2019).
- Kwesi Aning et Joseph Siegle, « Évaluation des attitudes de la prochaine génération de professionnels du secteur de la sécurité en Afrique », Rapport d’analyse n. 7, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, août 2019.
- Abel Esterhuyse and Benjamin Mokoena, « The Need for Progress in an Era of Transformation: South African Professional Military Education and Military Effectiveness », Stability: International Journal of Security & Development 7, no. 1 (2018).
- Hubert de Reviers, « L’École de Guerre et la formation des élites militaires », Revue Défense Nationale No. 798 (2017).
- Émile Ouédraogo, « Renforcer le professionnalisme militaire en Afrique », Rapport d’analyse n. 6, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, juillet 2014.