La promesse de la démocratie persiste en Tunisie. Le second tour du 13 Octobre qui a vu Kais Saied, un professeur de droit relativement peu connu, gagner une victoire écrasante (73 % des votes) sur Nabil Karoui magnat des médias au style flamboyant, renforce la réputation du pays comme étant une source d’espoir dans un paysage régional autrement désolé, dévasté par l’autoritarisme, la violence et la guerre. En effet, l’une des leçons principales à l’issue du scrutin est le degré de normalisation de la politique électorale. Il s’agit du cinquième vote national et de la deuxième élection présidentielle organisés par la Tunisie depuis le renversement du président Zine el Abidine Ben Ali en janvier 2011. Des élections libres et équitables en ont été dans une large mesure, les caractéristiques déterminantes. Cela revêt une importance particulière cette année où plusieurs personnalités de haute renommée, dont le Premier ministre Youssef Chahed, le ministre de la Défense Abdelkrim Zbidi et l’ancien Président par intérim, Moncef Marzouki, étaient candidats.
Une autre leçon importante de ce résultat du premier tour de l’élection présidentielle est que l’esprit du Printemps tunisien de 2011 est bel et bien vivant. Les courants qui ont créé la révolution tunisienne – notamment la frustration qui bouillonne de longue date à travers la population face à l’inégalité des richesses, à la stagnation économique et à la corruption – ne se sont jamais estompés. Au contraire, ils ont été amenés à l’ébullition par deux nouveaux arrivants aux conceptions très différentes de la manière de rendre la démocratie tunisienne plus réactive aux besoins du citoyen sur la scène politique.
La saison électorale achevée, la Tunisie fait dorénavant face à une tâche plus difficile après la tenue de ces scrutins, celle de former une coalition. Le paysage politique auquel le président-élu fait face est fracturée. En effet, les élections législatives du 6 octobre se sont soldées par un parlement divisé, aucun parti n’obtenu plus de 24 % des votes. Saied ne dirigeant pas de parti politique, il devra donc, malgré sa victoire résonante, construire de toutes pièces une coalition parlementaire. Il a le soutien du parti Islamiste Ennahda, qui a gagné 52 des 219 sièges, alors qu’il en avait obtenu 69 en 2014, ce qui requiert donc qu’il étende sa coalition afin d’obtenir une majorité qui lui permettra de gouverner.
« L’esprit du printemps tunisien de 2011 est bel et bien vivant ».
Saied devra aussi traduire son mandat populaire dans des politiques à même de venir à bout des inégalités économiques dévastatrices qui ont conduit l’électorat tunisien à favoriser un changement radical par rapport au statu quo.
Ce moment politique pourrait offrir à la Tunisie l’opportunité d’avancer dans une direction plus inclusive et plus efficace, et ainsi lui fournir une meilleure gouvernance économique tout en prouvant que la démocratie est la meilleure option pour le faire. Il pourrait cependant aussi mener à la stagnation, à la désillusion et à un clivage entre les citoyens et la classe politique, ouvrant ainsi la voie aux tenants d’un autoritarisme opportuniste se ventant comme prometteur de résultats décisifs.
Une vague de mécontentement électoral en Tunisie
La vague contestataire qui secoua la politique tunisienne lors du premier tour du 15 septembre est survenue 4 jours après le décès de l’autocrate Ben Ali, dont la destitution en janvier 2011, a inspiré le mouvement connu comme le Printemps arabe. Les électeurs désabusés se sont tournés vers des personnalités en marge du monde politique parce que les principaux partis n’avaient pas pris toutes les mesures nécessaires pour répondre à la colère de la population face à un chômage élevé, en particulier chez les jeunes (36 % ), aux inégalités régionales persistantes de sécurité sociale, et à une inflation galopante (7%) qui avait atteint son niveau le plus élevé depuis 1990.
La grande coalition islamo-laïque qui a gouverné la Tunisie au cours des huit dernières années a peut-être réussi à calmer les affrontements idéologiques qui ont troublé la politique et menacé la stabilité du pays. Mais alors même que cette expérience de consensus politique s’éternisait, ses principaux protagonistes semblaient s’arroger des privilèges indus, se retrancher dans un monde à part et montrer une indifférence grandissante aux besoins, peurs et angoisses de nombreux Tunisiens. Même le parti islamiste Ennahda, qui, depuis sa légalisation en 2011, s’est transformé en une organisation politique puissante et efficace, a vu son influence se réduire graduellement au fil de scrutins régionaux et d’élections nationales successifs. En sa qualité de partenaire minoritaire au sein de coalitions gouvernementales composées de membres de l’ancien régime, le parti n’a pu faire adopter aucune des mesures législatives qu’il avait promis de mettre en œuvre en matière de lutte contre la corruption et de réduction des disparités économiques et régionales. Il a également dû souscrire aux politiques économiques conventionnelles auxquelles un nombre appréciable de Tunisiens imputent la perpétuation des inégalités. Il avait accepté de soutenir la loi controversée d’amnistie pour les crimes économiques et de paralyser le processus de justice transitionnelle, le tout au nom de la préservation de son alliance tactique avec le parti au pouvoir, Nidaa Tounès. Tout cela a porté atteinte à l’autorité et à la légitimité révolutionnaire du parti.
En fin de compte, l’incapacité à offrir de meilleures perspectives économiques et sociales à la majorité des Tunisiens a porté préjudice à l’ensemble de la classe politique. Parmi le président par intérim du parlement, l’islamiste Abdelatif Mourou (12,9%), le ministre de la Défense Abdelkrim Zbidi (10,7%) et le Premier ministre Youssef Chahed (7,4%), aucun n’a réussi à se qualifier pour le second tour. (Ces résultats mettent également en évidence la fragmentation de l’électorat tunisien.)
Mais les signes avant-coureurs d’une nouvelle remise en cause de la donne politique tunisienne dans la foulée de la révolution de 2011 étaient visibles avant même cette démonstration de faiblesse de la part des candidats de la classe dirigeante. Cela fait plusieurs années que les sondages d’opinion révèlent un déclin inquiétant de la confiance du public dans les partis politiques et le parlement. Les manifestations contre la marginalisation et la détérioration des conditions économiques sont également devenues monnaie courante. Tant Kais Saied, qui a remporté le scrutin avec 18,4 % des votes, et Nabil Karoui, qui a recueilli 15,6 % des suffrages, ont su tirer parti de ce réservoir de ressentiment pour se positionner avec succès comme des personnalités radicales en marge du monde politique, prêtes à bouleverser l’ordre politique, social et économique.
Un duel atypique
Le phénomène Karoui en particulier a, pendant les mois qui ont précédé le scrutin, troublé la classe politique. Alors même qu’il fréquentait des politiciens affairistes et des ploutocrates, il réussit à se positionner comme un insurgé capable de bousculer l’ordre politique, en partie en assaillant régulièrement ses anciens amis. La popularité croissante de ce magnat des médias âgé de 55 ans est fermement ancrée dans l’utilisation stratégique qu’il fait de son réseau de télévision Nessma afin de promouvoir son image d’homme d’affaires avisé aux nombreuses initiatives philanthropiques. L’expérience révolutionnaire de Karoui est certes mince, mais sa rhétorique politique centrée sur les griefs économiques des électeurs, associés à des activités caritatives destinées à son autopromotion, ont conforté sa position de sauveur autoproclamé des pauvres. La renommée de ce millionnaire n’a fait que s’accentuer avec son arrestation pour délit de blanchiment d’argent et d’évasion fiscale à quelques semaines seulement des élections du 15 septembre. Les premières accusations avaient été portées à son encontre en 2016 par I Watch, la branche tunisienne de Transparency International. Toutefois, le moment choisi pour son arrestation a suscité de vives inquiétudes quant aux motivations politiques qui y auraient contribué. La décision de le libérer quelques jours seulement avant le second tour, suivi de la reconnaissance de sa défaite, ont éliminée tous les doutes quant à la crédibilité du processus électoral. En dépit de sa défaite, l’ascension politique de Karoui montre que les électeurs tunisiens qui se considèrent dans une situation économique difficile étaient prêts à placer leurs espoirs en tout dirigeant susceptible à leurs yeux de soulager leur souffrance économique.
L’ascension surprise de Kais Saied, 61 ans, démontre que le retour de bâton que subit la classe politique tunisienne, ne répond pas à un schéma unique. Saied est en effet l’antithèse du flamboyant Karoui. Candidat atypique, sans prestige, parti politique ou ressource financière, il mena une campagne politique minimaliste et sans grande visibilité ; sa candidature ne fut pas prise au sérieux par grand monde. Les médias ont délaissé sa campagne alors même que les sondages pré-électoraux le révélaient comme un candidat de premier plan. Avec a, la dissection de Saied et de son éventuel mandat présidentiel a commencé. Plusieurs étiquettes lui sont d’ores et déjà appliquées pour tenter de l’affilier à tout prix à quelconque mouvance politique ou idéologique. Certains le soupçonnent d’être un loup islamiste déguisé en agneau alors que d’autres le dépeignent comme un nationaliste arabe radical, marxiste ou anarchiste. La réalité est beaucoup plus complexe et nuancée. La politique et l’idéologie de Saied défient toute catégorisation facile. Son succès réside dans son aptitude à bâtir une coalition de jeunes instruits et issus de milieux ouvriers, qui se considèrent trahis dans les attentes qu’ils avaient placées dans la révolution de 2011 en terme de dignité, d’emploi et de justice sociale qu’elle aurait suscités.
La renommée de Saied a pour origine ses premières apparitions à la télévision nationale entre 2012 et 2013 en tant que commentateur expert et critique des travaux de l’Assemblée constituante de la Tunisie. Mais suite aux élections de 2014, il disparaît du radar des médias. Depuis lors, il mène une campagne locale à travers le pays, visant à démanteler le modèle d’État centralisé tunisien pour le remplacer par les principes et pratiques de la démocratie directe. Ses propositions, visant à déléguer le pouvoir aux conseils locaux élus et de tenir ces élus responsables de leurs actions par le biais de scrutins de rappel potentiels, ont séduit des islamistes désabusés, des étudiants de gauche et des militants sociaux. Le défi auquel Saied sera confronté consistera à déterminer comment mettre en œuvre ses propositions, en particulier celles qui nécessitent des réformes politiques fondamentales. Le fait qu’il ne soit affilié à aucun parti politique rendra plus difficile pour lui la tâche de forger un nouveau bloc politique pour combattre les intérêts représentés au sein du nouveau parlement.
S’adapter à la réalité post-2019
La réaction dirigée contre la classe politique a été longue à venir. Maintenant qu’elle est indéniable, de nombreux Tunisiens espèrent que le gouvernement pourra remettre en marche l’économie du pays. L’avenir de la stabilité démocratique de la Tunisie dépend toutefois aussi de la capacité des nouveaux dirigeants élus, contrairement à leurs prédécesseurs, à améliorer de manière substantielle la prestation de services. La leçon à tirer tant du phénomène Karoui, qui promet de rétablir une présidence plus puissante et plus efficace, que de la vision de Kais Saied qui envisage une dévolution du pouvoir permettant de rendre les institutions politiques plus démocratiques et réactives, est que les Tunisiens réclament le changement. Celui-ci semble à présent se préparer.
Le ferment révolutionnaire de 2011 a fourni à la Tunisie la première occasion de rendre le processus politique plus conforme à leur désir de représentation populaire. Au premier abord, les objectifs semblaient clairs (établir une constitution et les institutions nécessaires à bâtir une démocratie) et les perspectives de réforme semblaient prometteuses. Mais la transition s’est vite enlisée dans des débats entre ceux qui désiraient une rupture nette avec l’ancien régime et ceux qui considéraient la révolution comme une continuité plutôt qu’une rupture. Les partisans de la rupture ont perdu l’initiative suite à des batailles idéologiques qui ont entravé la transition démocratique et accéléré le retour de certaines élites de l’ancien régime. Le rapprochement islamo-laïque a permis de calmer les pressions idéologiques et les tensions sociétales mais a échoué à faire avancer la justice sociale et l’égalité économique.
Aujourd’hui, la Tunisie se retrouve ainsi à nouveau point critique de sa transition et sur une route jonchée d’opportunités et d’embûches. Les élections parlementaires du 6 octobre ayant produit une assemblée fragmentée, la Tunisie risque de devenir plus difficile à gouverner et se trouver incapable à fournir les remèdes socio-économiques contre l’inégalité que réclament les Tunisiens. Un tel scénario risque non seulement d’exacerber la désaffection et la colère des citoyens, mais également de renforcer l’argument des nostalgiques d’un retour à un régime autoritaire plus « efficace », dominé par une présidence forte. Apres les élections, le jeu des alliances post-électorales s’intensifie. Kais Saied devra surmonter l’obstacle majeur de former de nouvelles alliances susceptibles de redessiner la carte du paysage politique tunisien et de lui permettre de délivrer les résultats promis à ces supporters, en particulier le près de 90 % de jeunes qui ont voté pour lui.
Cet Éclairage a été mis à jour le 30 octobre 2019.
Ressources complémentaires
- Frédéric Bobin, “Le retour du <<refoulé>> de la revolution,” Le Monde, 18 septembre 2019.
- Hamza Meddeb, “Ennahda’s Uneasy Exit from Political Islam,” Centre Carnegie pour le Moyen-Orient, 5 septembre 2019.
- Joseph Siegle, “Democratization Trend in Africa: Protests, Crackdowns, and Breakthroughs,” présentation vidéo dans le cadre du programme des Dirigeants émergents du secteur de la sécurité au Centre d’études stratégiques de l’Afrique, 14 juin 2019.
- Sarah Yerkes and Marwan Muasher, “La décentralisation en Tunisie : Autonomiser les villes, engager les citoyens,” Cahier Carnegie, mai 2018.
- Anouar Bouhkhars, « Les rebords fragiles du Maghreb », Bulletin de la sécurité africaine, N° 34, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, mars 2018.
- Centre d’études stratégiques de l’Afrique, « L’Afrique et le printemps arabe : Une nouvelle ère d’espoirs démocratiques », Rapports spécial, N° 1, novembre 2011.
En plus: Démocratisation la Tunisie