Le brouillage des frontières entre ethnicité, gouvernance et stabilité au Soudan du Sud


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A herd of cows on the road to Bor South Sudan. (Photo: BBC World Service)

Un troupeau de vaches sur la route de Bor au Soudan du Sud. (Photo: BBC World Service)

Lorsque le Soudan du Sud a accédé à l’indépendance en 2011, l’Armée/le mouvement populaire de libération du Soudan (APLS/SPLM) et son dirigeant, Salva Kiir Mayardit, s’emparent d’un système de gouvernance qui dépassait les frontières entre les secteurs formels et informels, les élites militaires et civiles, les acteurs gouvernementaux et non-gouvernementaux ainsi que les sources de revenus licites et illicites. Le Soudan du Sud est régi par des liens personnels et familiaux complexes dont la fluidité engendre l’incertitude plutôt que par des lois, règles, règlementations et droits. Une aristocratie militaire qui maintient sa puissance à travers un patrimoine acquis par la confiscation des ressources fut établie.1 L’APLS/le SPLM s’est doté d’une légitimité de libérateur et les chefs de guerre des factions rebelles se sont retrouvés à la tête d’une classe au pouvoir définie selon des critères ethniques.

L’absence de processus politiques légitimes, conjuguée à un système de gouvernance monétarisé et militarisé signifiaient que la stabilité allait toujours être menacée par les exigences concurrentielles de ceux qui peuvent recourir à la violence pour démontrer leur pouvoir politique.2 Lorsque les fractures existantes au niveau de la gouvernance se sont ouvertes en décembre 2013, elles se sont manifestées et continuent à se manifester à travers la violence ethnique. Cette étude sur l’ethnicité et la gouvernance au Soudan du Sud explore des stratégies d’intervention potentielles destinées aux acteurs internationaux souhaitant entreprendre un travail de stabilisation dans cette nation en proie au conflit.

Ethnicité et classe sociale

L’instrumentalisation de l’ethnicité au service d’intérêts politiques a souvent lieu dans les contextes où des acteurs puissants estiment que la mobilisation en fonction des ethnies et des classes sociales est plus pertinente et plus efficace. Cette méthode est souvent liée à un manque d’intérêt de la part de la classe au pouvoir pour un changement systémique ainsi qu’à la préférence accordée par les élites – à différents  niveaux de la société – au maintien de systèmes de production et de consommation définis par des considérations ethniques. Ainsi, l’ethnicité devrait être interprétée comme une identité politique fondées sur les structures sociales et reproduite par les institutions étatiques.

A Mundari fisherman carrying smoked fish in Terekeka, Central Equatoria State.

Un pêcheur Mundari, à Tekeka, État d’Equatoria Central. (Photo: UK Department for International Development)

Sous l’État colonial, les Sud-Soudanais étaient des sujets répartis dans des chefferies investies d’un mélange de pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire accordés par l’État colonial aux fiefs ethniques.3 L’administration coloniale utilisait une forme de fédéralisme ethnique faisant coïncider les frontières culturelles et politiques pour gérer les populations indigènes, un système très similaire à celui adopté par l’Éthiopie et le Nigéria aujourd’hui. Les systèmes de fédéralisme ethnique font coïncider les divisions ethniques et territoriales, créant ainsi des opportunités pour plus d’autonomie locale tout en laissant une marge de manipulation à l’État central.

Dans un Soudan indépendant, le double héritage de l’État colonial était reproduit au niveau de la division ethnique afro-arabe, créant ainsi une opposition ethniquement diverse mais unie contre l’État racialisé. Toutefois, des tensions internes au sein du mouvement de libération ont été facilement exploitées et Khartoum a pu déracialiser le conflit et diviser l’opposition en un assortiment ethniquement fragmenté d’acteurs armés, dont certains ont été cooptés.

Très vite, le Soudan du Sud indépendant commença à reproduire la structure de classe sociale du Soudan, où un petit groupe d’élites militaires exercent le pourvoir par la violence et le clientélisme fondé sur les liens familiaux élargis et ethniques. La profondeur de ces liens est mise en évidence par la facilité avec laquelle les acteurs vont et franchissent les frontières entre l’État et le non-État d’un côté et le gouvernement et la population, de l’autre.

Ethnicité et droits

Pour les acteurs au niveau local, la négociation des droits attribués comme privilèges par les élites militaires est un processus continu. Depuis la création de l’État colonial, les chefs jouent un rôle important comme des représentants de la communauté capables de communiquer avec l’État. Un point important à noter est que ce rôle était fondé sur un déni des droits au sein d’un système autoritaire de gouvernance et doté d’un pouvoir local trop limité pour avoir un impact sur l’accès aux ressources et aux avantages. Pour les citoyens, compter sur une administration établie sur des critères ethniques est souvent plus pratique que de rechercher des institutions non ethniques, surtout lorsqu’il s’agit de l’accès à la justice, la sécurité et les marchés. Lorsque les institutions de l’État ne sont pas en mesure d’assurer l’équité et la prévisibilité dans leur façon d’administrer les droits, les institutions locales franchissent la dialectique du « formel » et du « traditionnel », entraînant ainsi l’émergence de lois et de la gouvernance.

Ethnicité et identité

Dans les sociétés africaines, l’identité est souvent créée à partir de systèmes ethniques et ceux fondés sur les marchés, deux éléments profondément liés de par la nature même du clientélisme.4 Lorsqu’on observe l’ethnicité et les transferts de richesse, on comprend les rôles centraux de la propriété et de la capacité à faire des « cadeaux », en particulier par le biais de la richesse et la dot de la mariée, dans le maintien du système de gouvernance actuel. Alors que le déplacement forcé de la population et le dépouillement d’actifs entraînent des crises humanitaires apparemment sans fin, ces tactiques sont des preuves visibles de la façon dont la richesse est constamment consommée et transférée.

A l’heure de l’indépendance, l’APLS était déjà devenue l’espace principal d’accumulation des ressources et de la dissémination des richesses des dirigeants de l’APLS en faveur de leurs réseaux familiaux, souvent par le biais du bétail et du mariage. Au lieu d’être un authentique mouvement de libération, l’APLS est devenue un agent de déprédation, de pillage et de conquête destructrice. Fonctionnant plus come une force d’occupation que comme un mouvement de libération ou une armée nationale, l’APLS comptait sur l’appui des commandants locaux ou les  « hommes d’affaires de la guerre » qui pouvaient mettre la pression sur les institutions locales et les coopter en matière d’administration, de fiscalité et de recrutement.5

Ethnicité et gouvernance : Les recommandations qui en découlent

Quatre recommandations émergent du constat du rôle de l’ethnicité sous le prisme de la gouvernance des ressources :

Les droits humains sont au cœur de l’interaction entre l’État et les citoyens. Un enjeu fondamental de tout programme de stabilisation est d’orienter les interventions afin de renforcer le cadre des droits humains aux niveaux local et national. La protection et la promotion des droits humains assurent un rempart contre les excès de l’État tout en offrant un moyen aux citoyens de revendiquer des avantages sociaux à travers les campagnes de pression, les plaidoyers ainsi que les procès. Toutefois, la dynamique actuelle du pouvoir nécessite plus que le simple respect de l’État de droit ou qu’un pouvoir judiciaire independant. Pour qu’un changement soit significatif, il doit procéder de changements fondamentaux dans l’interaction entre l’État et les citoyens. Les approches technocratiques institutionnelles et de renforcements des capacités devront s’intégrer à des dynamiques de pouvoir extrêmement complexes aux niveaux local et national.

Les ressources sont importantes pour séparer l’ethnicité de la gouvernance. Considérer le Soudan du Sud à travers les identités ethniques et celles axées sur les marchés fournit des moyens pour séparer l’ethnicité de la gouvernance car les élites militaires sont créées et nourries par des relations profitables et non seulement à travers l’identité sociale. Dans cette optique, il existe la possibilité d’explorer les liens entre la production et l’ethnicité ainsi que les institutions qui pérennisent ces identités ou qui s’y opposent.

Il est nécessaire de se concentrer sur la ténacité, la résistance et l’innovation au niveau des institutions locales.

Le fonctionnement des institutions locales est essentiel. Dans de nombreuses régions du Soudan du Sud, l’État a non seulement infiltré les contrées rurales mais a également essayé d’anéantir le pouvoir relatif de ces espaces domestiques à travers le déplacement forcé et le dépouillement des actifs. Il s’agit ici d’une guerre de domination menée par un noyau au sein de l’APLS et le parti au pouvoir, lesquels imposent l’ethnicité politisée par le recours à la violence et déstabilisent l’ordre public.6 Alors que l’État poursuit une stratégie de dominance militaire et ethnique, il est nécessaire de se concentrer sur la ténacité, la résistance et l’innovation au niveau des institutions locales.7 L’attention ne devrait pas se porter sur l’ethnicité ou la représentation ethnique mais plutôt sur le rôle des institutions locales dans la protection des droits et des ressources et, chose importante, sur le fonctionnement de ces institutions au sein et au-delà du seuil entre l’État et le non-État.

Le rôle de la décentralisation de l’accès ne saurait être sous-estimé. La dominance ethnique est rendue possible par l’absence de décentralisation des fonctions liée à l’organisation territoriale de l’État et de ses unités administratives. Quel que soit le nombre d’États, la division du Soudan du Sud en unités administratives de l’État naît du pouvoir et de la diversité. Toutefois, étant donné la géographie et les moyens de subsistance du Soudan du Sud, la diversité dans les fiefs ethniques ne pourra jamais être contenue. En revanche, l’organisation interne devrait rechercher de moyens d’optimiser les interactions entre les peuples tout en entretenant et contrôlant les besoins locaux d’autonomie. Il faut donc de se concentrer, non pas sur les lignes figurant sur la carte mais plutôt sur la décentralisation physique et les liens intercommunaux fonctionnels. Douglas Johnson note que le fédéralisme ne peut prospérer que dans des conditions favorables car il s’agit d’un système de gouvernance et non d’un système politique.8 Dans le système politique actuel fondé sur la militarisation, la monétarisation et le chaos, le système fédéral n’est guère que la différence entre être gouverné par un tyran ou par plusieurs petits tyrans.

L’attention ne devrait pas se porter sur le nombre d’États ou la position de leurs frontières mais plutôt sur la façon de créer des communautés économiquement et politiquement viables capables de fonctionner au-delà des frontières ethniques. Des normes d’identité nationale et de coopération naîtront d’interactions fonctionnelles entre les populations et de plateformes de participation porteuses de sens. La centralisation et la domination des réseaux ethniques d’élites existent à cause des choix limités qui s’offrent aux personnes dans leurs interactions. Même avant la crise de 2013, les banques n’existaient pas dans toutes les capitales régionales, ainsi les citoyens ne pouvaient pas épargner ou accéder au crédit par le circuit officiel. Dans le conflit actuel, l’accès aux marchés est très limité à des groupes restreints.

La décentralisation doit physiquement élargir l’éventail de choix qui s’offre au public pour pouvoir se détourner des réseaux économiques s’appuyant sur le clientélisme qui agissent au sein d’unités établies sur des critères ethniques. Il est vrai que de nombreux Sud-Soudanais affirment que l’obstacle le plus évident à l’unité nationale est l’exclusion de la plateforme nationale, en particulier l’exclusion fondée sur des critères ethniques.9 Formaliser les termes commerciaux, réglementer le comportement du marché et élargir l’accès au crédit, en particulier, sous forme de banques de bétail, pourraient permettre de diluer l’importance du patrimoine et de l’ethnie en matière d’accès. Dans les économies illicites et informelles, les bénéfices sont générés et conservés au sein de réseaux fermés qui sont souvent définis selon des critères ethniques.

A cattle auction in Lankien, South Sudan (Photo: Aimee Brown/Oxfam)

Une enchère de bétail à Lankien au Soudan du Sud. (Photo: Aimee Brown/Oxfam)

Conclusion

Séparer la politique et l’ethnicité pourrait permettre d’assurer la stabilité mais le fondement de la relation entre la politique et l’ethnicité réside dans la façon dont la classe au pouvoir s’est servie du système d’octroi des ressources et des droits pour créer cette dynamique. Cela est dû en partie à la façon dont l’accumulation de ressources fait obstacle à la politique non-violente et dé-ethnicisée. On ne saurait minimiser la pertinence de l’ethnicité dans ce conflit sans parler des systèmes matériels qui ont permit l’enracinement d’un extrémisme ethnique. Le projet d’État est en crise au Soudan du Sud. Soit l’extrémisme ethnique violent qui est devenu le symbole du régime au pouvoir continue sa trajectoire de domination et de destruction, soit les exclus défavorisés trouveront une harmonie avec les modérés de l’autre côté afin de bâtir un pays fondé sur le respect mutuel, les droits et les règlements. De telles plateformes de coopération pourraient s’avérer essentielles.

Lauren Hutton travaille en indépendante comme analyste politique et consultante en communication stratégique.

Notes

  1. Clemence Pinaud, “South Sudan: Civil war, predation and the making of a military aristocracy,” African Affairs 113, no. 451 (2014), 192-211.
  2. Alex de Waal, “When kleptocracy becomes insolvent: Brute causes of the civil war in South Sudan,” African Affairs 113, no. 452 (2014), 347-369.
  3. Cherry Leonardi, Dealing with Government in South Sudan: Histories of Chiefship, Community and State (Suffolk: James Currey, 2013).
  4. Mahmood Mamdani, “Political identity, citizenship and ethnicity in post-colonial Africa,” Working Paper presented at the World Bank Arusha Conference “New Frontiers of Social Policy: Development in a Globalizing World,” in Arusha, Tanzania, 12-15 décembre 2005.
  5. Peter Adwok Nyaba, The Politics of Liberation in South Sudan: An Insider’s View (Kampala: Fountain Publishers, 1997), 51.
  6. Madut Kon, “Institutional Development, Governance, and Ethnic Politics in South Sudan,” Journal of Global Economics 3, no. 2 (2015), 147.
  7. Sharon E. Hutchinson and Naomi R. Pendle, “Violence, legitimacy, and prophecy: Nuer struggles with uncertainty in South Sudan,” American Ethnologist 42, no. 3 (2015), 415-430.
  8. Douglas H. Johnson, “Federalism in the history of South Sudanese political thought,” RVI Research Paper No. 1 (London/Nairobi: Rift Valley Institute, 2014).
  9. See Jok Madut Jok, “Diversity, Unity, and Nation Building in South Sudan,” Special Report No. 287 (Washington DC: United States Institute of Peace, 2011).