Print Friendly, PDF & Email

La stratégie antiterroriste de la Tunisie évolue

Pour tirer parti de ses progrès importants dans le domaine de l’antiterrorisme, la Tunisie doit faire encore plus d’efforts de prévention et renforcer ses mécanismes de contrôle, afin d’éviter les des abus de ses forces de sécurité.


Tunisian soldiers in Tunis

Militaires de l’armée tunisienne à Tunis. (Photo : World Armies)

Les renforcements stratégiques du dispositif de sécurité de la Tunisie ont produit des progrès remarquables, notamment dans le démantèlement des cellules terroristes, le resserrement de la surveillance des frontières poreuses du pays, la dégradation des capacités des groupes extrémistes violents liés à Al-Qaïda au Maghreb islamique et à l’État islamique (ISIS), et la lutte contre le financement du terrorisme. Cette dernière amélioration a été récompensée en octobre 2019, lorsque le Groupe d’action financière (GAFI) – une organisation intergouvernementale mise en place par les pays du G7 afin de protéger contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme – a retiré la Tunisie de sa liste noire. En plus de réduire le nombre d’incidents liés au terrorisme, ces réformes ont contribué à une amélioration notable de la situation sécuritaire en Tunisie.

Cependant, comme cela a été prouvé de nombreuses fois dans le domaine en constante évolution de l’antiterrorisme, de tels succès peuvent être fugaces. L’expérience de la Tunisie offre néanmoins une occasion de prendre la mesure des progrès effectués, ainsi que de faire le point sur les dispositifs pouvant être améliorés.

Amélioration des capacités de l’antiterrorisme

« L’armée tunisienne a fait des progrès notables dans la révision de sa doctrine, l’amélioration de sa disponibilité opérationnelle et ses aptitudes au combat ».

La Tunisie a fait des progrès importants dans la détection et la prévention des attaques terroristes telles que les attaques de 2015 sur le Musée national du Bardo et sur la plage de Sousse, ou que la prise d’assaut de la ville de Ben Guerdane au sud-est de la Tunisie en 2016 par des militants tunisiens affiliés à ISIS en Libye.

Du fait de la menace terroriste grandissante depuis le milieu des années 2010, amplifiée par la fragmentation de la Libye et dans le cadre d’une approche multidimensionnelle envers la sécurité, la Tunisie a réalisé qu’elle devait recalibrer sa stratégie de défense et la structure de ses forces antiterroristes,–. Parvenir à ces objectifs exigeait de se débarrasser d’une posture militaire conventionnelle obsolète, et de pratiques antiterroristes inadaptées face à des adversaires plus mobiles et flexibles.

L’armée tunisienne – auparavant marginalisée, mal équipée et dont les moyens de coordination faisaient défaut – a fait des progrès importants notamment dans la révision de sa doctrine, l’amélioration de sa disponibilité opérationnelle et de ses aptitudes au combat. L’assistance à la sécurité, comprenant des formations tactiques et opérationnelles, des conseils, du matériel et des échanges pédagogiques a contribué à améliorer l’efficacité de l’armée. Les États-Unis, la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’OTAN ont joué un rôle important dans ces efforts d’amélioration du professionnalisme et de l’état de préparation de l’armée. De ce fait, l’armée est aujourd’hui plus dynamique, mieux équipée, mieux formée, et plus efficace dans l’exécution de ses diverses missions et opérations.

Ras Ajdir border post

Le poste-frontière de Ras Ajdir, le terminus nord de la barrière anti-terrorisme de la Tunisie. (Photo : Dmitry Kiyanovsky)

À la frontière instable du sud de la Tunisie et de la Libye, le gouvernement a construit une barrière anti-terrorisme de 200 kilomètres. L’armée a par ailleurs assumé des missions de maintien de l’ordre qui relevaient auparavant du ministère de l’Intérieur. Au cours de ce processus, l’armée a progressivement appris à associer l’emploi de la force aux opérations centrées sur la population afin d’ obtenir le soutien des Tunisiens qui vivent dans les communautés frontalières isolées. L’armée est également parvenue à un haut niveau d’efficacité lors d’opérations d’antiterrorisme effectuées conjointement avec les forces algériennes et américaines. Avec la consolidation de ces progrès, les dirigeants militaires ont résister à s’impliquer dans l’arène politique.

Collecte et analyse de renseignements

Des améliorations dans la collecte et l’analyse des renseignements ont accompagné cette évolution progressive de l’armée. L’effondrement du régime autoritaire en janvier 2011 a stimulé les efforts de revitalisation des services de renseignement, en commençant par dépolitiser un secteur longtemps utilisé pour surveiller et museler la dissidence. Dans le cadre de ce processus, le gouvernement post-révolutionnaire de la Tunisie a d’abord dissous et démantelé plusieurs des anciens services de renseignement de l’ancien régime, en particulier la Direction centrale des renseignements généraux, la Direction générale de prévention antiterroriste et le Comité commun des renseignements et des frontières. Le gouvernement a alors commencé un processus visant à mettre en place de nouveaux organismes pour faire face aux défis grandissants de la sécurité et de l’extrémisme violent. En novembre 2014, le gouvernement du premier ministre de l’époque, Mehdi Jomaa, a créé une nouvelle agence du renseignement militaire, l’Agence des renseignements et la sécurité pour la défense. Le même mois, le ministère de l’Intérieur a mis en place une Unité de planification stratégique, afin d’améliorer « son efficacité et son efficience », et « d’aborder les menaces à la sécurité par la planification ».

Coordination interministérielle

En décembre 2014, le gouvernement a créé deux pôles de mise en réseau – l’unité de la sécurité et l’unité judiciaire – afin d’améliorer la coordination entre les agences sur les questions de sécurité nationale telles que le terrorisme et la criminalité organisée. Le pôle de la sécurité—qui fonctionne comme un centre de regroupement—est intégré au ministère de l’Intérieur et a pour fonction d’analyser et de partager les renseignements exploitables avec les services de sécurité de la Tunisie. Le pôle judiciaire regroupe les procureurs, les juges d’instruction et d’autres personnels du secteur afin de permettre une instruction plus précise des cas de terrorisme, et d’accélérer les procédures judiciaires.

The Tunisia Ministry of Defense

Le ministère de la Défense de Tunisie. (Photo : Google Maps)

Le ministère de la Défense a lui aussi créé une nouvelle plate-forme de partage d’informations, un « centre de fusion », qui permet de rationaliser les opérations et de diffuser rapidement les informations, en particulier les renseignements tactiques aux commandements militaires sur le terrain. L’objectif a en outre été d’étendre la coopération avec les forces de sécurité du ministère de l’Intérieur, en particulier la brigade antiterrorisme et l’unité spéciale de la Garde nationale. Cet effort a également l’ambition d’améliorer la coordination au sein des forces opérationnelles interarmées qui patrouillent dans les zones frontalières de la Tunisie, et dans les zones d’exclusion militaire faiblement peuplées. Ces efforts ont contribué à des améliorations de la coopération entre les unités tactiques du ministère de la Défense, qui ont la responsabilité de la détection, de l’interruption et des arrestations dans les zones tampons militaires, et le ministère de l’Intérieur dont la mission est de surveiller et de déjouer les complots dans les zones frontalières plus peuplées, avec un « renfort militaire à la demande ».

En 2016, les autorités tunisiennes ont créé le Centre national du renseignement, qui témoigne de l’importance croissante de l’échange de renseignements et de la coordination opérationnelle entre les différents services de sécurité dans la lutte contre le terrorisme. Ce service de renseignements national n’est cependant toujours pas pleinement opérationnel, ce qui illustre concrètement la difficulté de passer outre les politiques administratives et les vieilles habitudes de thésaurisation des informations.

Approches globales

La création en 2015 de la Commission nationale de lutte contre le terrorisme (CNLCT) et l’adoption en 2016 d’une Stratégie nationale de lutte contre le terrorisme ont aussi renforcé l’architecture antiterroriste de la Tunisie. Le CNLCT est non seulement le point central de la stratégie d’antiterrorisme de la Tunisie, il est aussi en capacité de geler les avoirs des personnes ou des organisations suspectées de fournir un support matériel au terrorisme. Le gouvernement et ses partenaires internationaux ont également travaillé à contrer l’extrémisme violent par le développement et la mise en place de plusieurs programmes nationaux qui couvrent un éventail allant de campagnes de messages ciblés en ligne visant les narratifs violents et extrémistes, jusqu’à l’établissement de centres de réintégration communautaires pour les extrémistes à leur sortie de prison. Parmi les autres efforts remarquables, on trouve des investissements du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique, visant à renforcer la base de connaissances des causes de la violence extrémiste en Tunisie. Le CNLCT a également mis en place, dans le cadre d’un partenariat avec des acteurs internationaux, une série d’initiatives permettant d’impliquer la société civile et le secteur privé dans une réponse proactive au défi posé par l’extrémisme violent.

Lacunes restantes

Bien que la Tunisie ait fait des progrès importants dans le renforcement de ses capacités d’antiterrorisme, la pérennité et l’efficacité finale de ces réformes dépendra de l’élaboration de politiques intégrées et du traitement des causes – plutôt que des symptômes – du terrorisme et de l’extrémisme violent.

« Les structures de la défense n’ont toujours pas de cadre d’ensemble ou de livre blanc qui définisse clairement les rôles, les missions et les objectifs de l’armée en matière d’antiterrorisme ».

Dans le domaine militaire, les forces armées du pays ont de meilleures capacités et plus d’agilité, mais les structures la défense n’ont toujours pas de cadre d’ensemble ou de livre blanc qui définisse clairement les rôles, les missions et les objectifs de l’armée en matière d’antiterrorisme. Par exemple, les rôles de l’armée sur la frontière sont encore mal définis, tout comme ses opérations centrées sur la population. Ceux-ci doivent encore être « formalisés par une doctrine et par la formation ». L’armée manque aussi de politiques efficaces lui permettant de faire face aux conséquences de la militarisation de la frontière avec la Libye, qui a négativement affecté les populations pastorales et les échanges transfrontaliers informels. La perturbation de ces activités, faute de résoudre des taux de chômage élevés, a mis à rude épreuve les relations des militaires avec les éleveurs, les agriculteurs et les commerçants. Une plus grande détérioration de ces relations saperait les efforts à développer la confiance avec les communautés frontalières, qui sont une source d’informations vitales sur les questions de sécurité qui les touchent.

Les processus eux-mêmes, ainsi que leur réalisation, ont souffert de plusieurs défauts. Les rédacteurs de la stratégie d’antiterrorisme n’ont pas su élaborer des mécanismes de coordination en mesure d’encadrer sa mise en œuvre. Cette stratégie n’a pas été conçue de manière transparente, inclusive et multidisciplinaire, et n’a par conséquent pas bénéficié des contributions de divers acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux. Les changements de dirigeants civils ont entravé la continuité de la mise en place de la stratégie.

La rédaction et la mise en œuvre de la Stratégie nationale de lutte contre l’extrémisme et le terrorisme en est le meilleur exemple. Les premiers travaux sur cette stratégie ont débuté sous Moncef Marzouki, qui a été président par intérim entre 2011 et 2014. Des centaines d’universitaires et de représentants des ministères, agences et institutions concernés ont contribué à la rédaction de ce document. Cependant, le parti au pouvoir à la suite des élections de 2014 a préparé sa propre stratégie, invalidant une partie du capital intellectuel et de la large participation interministérielle mobilisés lors du processus précédent.

Renforcement de l’action antiterroriste par l’amélioration de la surveillance

Le développement d’une nouvelle stratégie de sécurité nationale et la mise en œuvre de sa stratégie d’antiterrorisme présente pour la Tunisie une occasion de s’éloigner de ce qui jusqu’ici a été une approche de la sécurité au sens strict dans la lutte contre le terrorisme. Un des éléments-clés de ce processus sera de mettre un frein aux détournements ou aux abus des lois et des mesures mises en place pour la lutte contre le terrorisme. En 2017, le Rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste des Nations Unies avait appelé à prendre des « mesures immédiates pour cesser la pratique abusive et internationalement illégale de prolongation des pouvoirs extraordinaires accordée aux forces de l’ordre dans le cadre de l’état d’urgence ». Début 2019, le Rapporteur spécial avait de nouveau exprimé des inquiétudes concernant les abus de droit persistants relatifs à l’état d’urgence, notamment les détentions préventives prolongées et les accusations de mauvais traitements et de torture.

A Tunisian citizen talking to a member of the national guard

Un citoyen tunisien discute avec un membre de la Garde nationale. (Photo : World Armies)

Amnesty International, l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) et les autres organisations de défense des droits humains ont également exprimé une inquiétude croissante concernant l’utilisation excessive de mesures administratives de contrôle opaques par le ministère de l’Intérieur, qu’ils estiment imposées « de manière discriminatoire et disproportionnée » et sans le moindre contrôle judiciaire. Même les juges ignorent les critères de désignation d’une personne sur une liste de surveillance. Au départ, les mesures telles que la fameuse procédure S17 ont été mises en place pour surveiller et contrôler les personnes soupçonnées de liens avec l’extrémisme violent, et n’étaient appliquées qu’aux points de passage des frontières de la Tunisie. Cependant, avec le temps la police et la Garde nationale les ont utilisées pour tendre un filet qui a piégé de nombreux Tunisiens, certains sur la seule base de leurs croyances religieuses, de leur code vestimentaire ou de leurs liens familiaux avec des personnes qui avaient rejoint des organisations terroristes. Le Monde décrit un système kafkaïen, qui a mis des dizaines de milliers de Tunisiens sous surveillance policière constante et leur impose des restrictions telles que l’interdiction de voyager, la mise en résidence surveillée, et des convocations incessantes à se présenter au poste de police – en l’absence de la moindre autorisation judiciaire.

Les personnes arbitrairement soumises à de telles restrictions font face à des obstacles pratiquement insurmontables pour les contester, en particulier du fait qu’elles ne sont pas assorties d’avis écrits et que le ministère de l’Intérieur n’offre aucune justification à ces décisions administratives. Les rares personnes qui ont réussi a une suspension temporaire des restrictions d’une cour administrative, , n’ont jamais pu obtenir confirmation du ministère de l’Intérieur que la procédure S17 avait vraiment été levée. D’après l’OMCT, « le ministère de l’Intérieur ne respecte souvent pas ces décisions judiciaires », perpétuant « un déséquilibre évident entre un système de sécurité omnipotent et un système judiciaire relativement impuissant lorsqu’il s’agit de protéger les droits et les libertés des citoyens ».

Le ministère de l’Intérieur justifie ces mesures extraordinaires comme nécessaire à la lutte contre le terrorisme. Mais leur efficacité est sapée par le fait que ces actions ne sont pas conformes aux principes de nécessité et de proportionnalité tels que décrits à l’article 49 de la constitution de la Tunisie, et par les lois internationales sur les droits humains que le pays a ratifiées. Ces mesures n’ont pas de base légale claire, et ne sont pas soumises à une surveillance judiciaire, aboutissant à une absence de responsabilité et une impunité réelle en cas de fautes de la police. Cette impunité bien ancrée contribue à aggraver les plaintes des milliers de Tunisiens qui se sentent traumatisés et stigmatisés par leurs rencontres avec le secteur de la sécurité.

« Les autorités tunisiennes doivent renforcer le contrôle judiciaire et les mécanismes de responsabilité ».

Pour restaurer la confiance envers les institutions de sécurité et de justice, et empêcher la résurgence de la radicalisation et du recrutement par des groupes extrémistes violents, les autorités tunisiennes doivent renforcer le contrôle judiciaire et les mécanismes de responsabilité afin de protéger contre les abus liés aux mesures d’urgence mises en place pour lutter contre le terrorisme. À cette fin, le Parlement doit modifier la loi d’état d’urgence ainsi que la loi antiterroriste de 2015, afin de garantir la protection des droits humains dans le contexte des mesures de lutte contre le terrorisme. Cela exige que toutes les restrictions de sécurité soient conformes à la loi et soumises à un contrôle judiciaire. Quant à elle, loi antiterroriste devra réduire la durée excessive des détentions préventives.

Les autorités tunisiennes doivent aussi améliorer leurs programmes de réhabilitation et de réintégration, puisque des centaines de prisonniers détenus pour des faits liés au terrorisme doivent être libérés au cours des trois prochaines années. Une grande partie de ces 2 200 détenus « a dû faire face à des conditions qui pourraient les mener à la récidive – y compris des abus – et leurs perspectives de réhabilitation sont réduites ».

Bien que la Tunisie ait remarquablement évolué dans ses efforts de lutte contre le terrorisme, il reste énormément à faire du point de vue de l’aspect qualitatif de cette démarche, pour que ces progrès soient consolidés. Il faudra trouver un équilibre entre la prévention et l’élimination du terrorisme et donc étendre la coopération entre les responsables de l’autonomisation des jeunes, de la culture et des affaires sociales. Au-delà de mieux articuler et mettre en œuvre la Stratégie nationale de lutte contre le terrorisme révisée, la Commission nationale de lutte contre le terrorisme (CNLCT) aura un rôle important à jouer en encourageant une plus grande coordination et une meilleure compréhension au sein de la société tunisienne afin de renforcer l’inclusion et le soutien à ces initiatives de sécurité vitales.


Ressources complémentaires