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Droits de l’homme clé pour la sécurité: une conversation avec Ibrahim Wani

Malgré la méfiance historique entre le secteur de la sécurité et les communautés de défense des droits de l'homme, ces objectifs sont en fait complémentaires à la sécurité durable, a déclaré un distingué expert en droits de l'homme.


Existe-t-il un compromis entre les droits de l’homme et la sécurité? « C’est un faux débat », déclare le Dr Ibrahim Wani. Dans un entretien avec le CESA, le Dr Wani discute des tensions historiques entre les institutions des droits de l’homme et du secteur de la sécurité et la façon d’aligner les politiques sur leurs objectifs communs. Étant donné que la sécurité en Afrique dépend souvent de bonnes relations communautaires, l’accent mis sur les droits de l’homme peut renforcer la confiance et la coopération entre les acteurs du secteur de la sécurité et les citoyens. Les pays africains les plus stables ont tendance à avoir des sociétés civiles solides, note-t-il.

Le Dr Wani est un consultant indépendant qui a déjà été chef de la Division de la recherche et du droit au développement au Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme; Le Représentant régional au Bureau du Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme en Ethiopie; Et Doyen académique au Centre d’études stratégiques de l’Afrique.

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Transcription

QUESTION : Professeur Wani, je suis très heureux que vous soyez de retour au Centre d’Études stratégiques sur l’Afrique. En tant qu’ancien doyen du Centre africain, vous participez aux activités du Centre depuis sa création. Vous avez parlé de l’alignement de la  politique des droits humains dans le contexte du secteur de sécurité.

La question principale à l’esprit est : y-a-t-il un échange entre les droits humains et la sécurité ? Puisque c’est une discussion qu’on avait et qu’on a sur le continent africain et ailleurs—est-elle fausse ?  Y-a-t-il un choix entre l’un ou l’autre? Quelle est votre opinion ?

WANI : Non, je veux dire que vous avez tout à fait raison.  C’est un sujet qui arrive souvent. Les gens se demandent souvent s’il faut choisir entre les droits humains ou la sécurité et ainsi de suite. A mon avis, la réponse simple est, si, c’est un faux débat. Je pense que c’est le résultat d’une série d’idées fausses et de malentendus sérieux en ce qui concerne les droits humains, en particulier, mais je dois dire que cela vient aussi de la communauté des droits humains.

Je pense que si vous la regardez analytiquement, l’objectif des droits humains et l’objectif de la sécurité ne sont pas différents. Les droits humains concernent la dignité humaine.  Il s’agit de beaucoup de droits que les citoyens particuliers d’un pays possèdent. Qu’il s’agisse de votre liberté, du droit de ne pas subir la torture, de la liberté de se déplacer, ou, bien sûr, de l’inviolabilité de la vie ou de n’importe quoi. La sécurité n’est pas très différente de cela. La sécurité existe pour permettre à une société de jouïr de ces choses. Donc, d’une part, ils sont complémentaires, d’autre part, ils essaient plus ou moins d’accomplir les mêmes types de buts.

Maintenant, je dis qu’il s’agit d’une idée fausse parce que je pense que les gens caricaturent parfois les droits humains. Ils les réduisent à certaines idées simples, très simplistes, et puis, cela produit la négativité. Je pense que souvent quand les gens qui veulent mettre en œuvre la sécurité pensent à des méthodes et à des approches qui ne sont pas forcément conséquentes avec même l’état de droit et donc, quands les gens qui s’occupent des droits humains viennent et disent «Mais alors, vous ne pouvez pas faire ceci. Vous ne pouvez pas faire cela. Que c’est inacceptable. Vous ne pouvez pas garder un individu en prison indéfiniment parce que la Constitution le dit.» La réaction immédiate est : «Vous affaiblissez la sécurité.»

Mais, en fait, je pense qu’il y a un moyen d’atteindre les deux buts.

QUESTION : Maintentant, comme vous le dites, ces idées sont très, très complémentaires : les droits humains et la sécurité sont très complémentaires. Pour cette raison, qu’est-ce que les professionnels prometteurs du secteur de sécurité du continent africain—qu’est-ce qu’ils devraient savoir sur cette complémentairité et comment est-ce qu’ils devraient l’aborder?

WANI : Bien, je pense qu’il y a peut-être beaucoup de points généraux dont je parlerai très brièvement. D’abord, je pense que c’est un problème de comprendre les objectifs corrects de la sécurité—il faut commencer avec une éducation professionnelle ou avec quelque chose d’analogue. Quel est le but du secteur de sécurité? Comment allons-nous le faire? Quels sont le but et l’objectif des droits humains?

Si vous le regardez historiquement, je pense qu’une bonne partie du problème se lève ici parce qu’on croyait parfois que la communauté des droits humains et la communauté de la sécurité étaient en conflit l’un avec l’autre. Nous nous disputions et ceci est le résultat d’événements historiques pendant un régime militaire, par exemple, quand un régime commettait des excès et les gens qui s’occupaient des droits humains combattaient ces excès.

Pour cette raison, les droits humains avaient une connatation très politique. De la même manière, la communauté des droits humains se méfiait un peu—réellement pas un peu. [La communauté des la sécurité] se méfiait de la communauté des droits humains et la soupçonnait, et je pense que c’est cela qui a crée ce fossé.

Donc, il faut d’abord que les gens de la sécurité comprennent mieux les dimensions, les perspectives et les buts de la sécurité, et bien sûr que la communauté des droits humains les comprenne aussi. En suite, je pense qu’il nous faut bien considérer où cette tension se lève. C’est normalement au niveau opérationnel—comment traiter les communautés et les règles d’engagement ? Je pense que nous avons certains exemples où nous avons examiné ce cas. En Ouganda, par exemple, il y avait une période pendant laquelle la FDPO [la Force de défense du peuple ougandais] faisait face à des allégations très graves en ce qui concernait un programme de désarmement au Karamoja au nord-est d’Ouganda. On l’a beaucoup accusée de torture ou de ceci ou de cela. La communauté des droits humains est intervenue et je pense que ceci illustre bien comment on peut le faire.

A la fin, dès que vous éliminez une partie de cette méfiance et de ce soupçon, il devient très clair que les buts—il y avait un problème très grave au Karamoja, il y avait des questions graves en ce qui concernait les petites armes, l’effet de ces petites armes dans la sécurité de la région et, en fait, le problème du désarmement n’était pas un si mauvais but. La question est de savoir comment on le fait et comment peut-on être conséquent avec les droits humains. A la fin de la journée, le FDPO a réellement établi un bureau sur les droits humains pour essayer de faire face à cette question. Je pense qu’ils ont entrepris une éducation très large des militaires. Je crois qu’ils comprennaient  bien mieux comment faire leur travail—comment ramasser les armes des gens. Comment pouvez-vous passer d’un processus volontaire à une manière obligatoire de le faire et quand vous le faites, comment traitez-vous les communautés? Comment réagissez-vous aux gens chez eux?  Comment est-ce que vous allez cesser les pratiques comme ramasser toute une famille ensemble et peut-être tirer par hasard sur des gens et ainsi de suite.

Je pense que d’une perspective opérationnelle, on peut trouver définitivement des manières acceptables d’atteindre les objectifs de la sécurité conséquentes avec l’idéal des droits humans.

QUESTION : D’accord. Maintenant, aujourd’hui vous avez parlé de fossés institutionnels et une chose que vous avez dite est que vous avez souvent de très bons documents, de très bons dossiers stratégiques. Vous savez, les dossiers stratégiques sur les droits humains, par exemple, que les institutions du secteur de sécurité pourraient avoir. Mais sous ces dossiers, vous n’en avez pas réellement la capacité. Vous ne pouvez pas la mettre en œuvre et ces institutions ne sont pas vraiment organiques et elles sont un peu déplacées. Je me demande si vous pourriez en parler un peu plus amplement.

WANI : Ouais, bien je pense que ceci est devenu en fait la plus grande question et le plus grand défi dans le développement. Le point initial est pourquoi est-ce qu’on ne peut pas mettre en œuvre des politiques bien conçues et raisonnables—des choses élémentaires ? Certaines personnes citent même l’exemple du fonctionnement d’un bureau de poste. Tout le monde sait comment on doit le faire. Il faut livrer du courrier et on a mis en place des protocoles très élémentaires pour essayer de s’assurer qu’on le fait.

On fait une comparaison entre les sociétés de niveaux très différents et je pense qu’il y a des résultats très très intéressants. Dans des sociétes avec des institutions très fortes et capables—qui sont normalement celles dans lesquelles il y a aussi un niveau assez élevé de développement et ainsi de suite—si on adapte une politique en ce qui concerne la livraison du courrier, on dit quand un mauvais courrier arrive dans votre bureau de poste, qu’est-ce que vous en faites ?  Il y a une règle de trois jours pour le retourner. Dans l’ensemble, ces sociétés font ces choses. Elle le retournent.

A l’autre extrême,  quand vous allez aux pays avec de très mauvais indicateurs de développement—les pays mal organisés—on pourrait établir un bureau de poste. Il ressemble à un bureau de poste dans n’importe quelle autre partie du monde. Il y a des fonctionnaires postaux, il y a des boîtes aux lettres.  Vous vous rappelez la situation en Ouganda. Vous avez le numéro d’une boîte aux lettres quand vous y arrivez—mais, il est probable qu’on ne met jamais en oeuvre ces types de choses.

Et puis, l’énigme est pourquoi ? Pourquoi est-ce que si vous prenez l’exemple simple d’un bureau de poste ou peut-être d’un établissement de santé. J’ai lu dans un Journal en Ouganda, aujourd’hui réellement, à propos de la Présidente du Parlement qui est revenue à sa région natale à Kamuli et s’est mise en colère—Je pense que c’était pendant le weekend—parce qu’elle avait livré certaines machines à rayons X et des choses comme ça à l’établissement de santé—à l’hôpital dans sa ville. Elle est revenue un an plus tard et on n’avait pas mis en oeuvre ces machines-là. Elles ne fonctionnent pas et on a renvoyé des gens. Si l’on vous recommande un rayon X diagnostique, vous devez aller à un fournisseur de services privés, payez pour le rayon X et puis, le rapportez à l’établissement de santé et il se peut que vous ne fassiez pas ça. C’est simplement un exemple très simple.

Bien, dans ce cas, vous avez un établissement de santé en place, vous avez probablement des médecins et des infirmières-là. Ils se sont donné la peine d’y apporter la machine à rayons X et, je suppose que ce qui est requis pour utiliser la machine devrait être aussi en place. Et pourtant, on n’a pas encore mis la machine en œuvre.

C’est ce que nous appelons «le dilemme institutionnel.» . Beaucoup de ces pièces vont ensemble. Et à propos des institutions, je pense qu’une partie de ce que je ne pouvais pas discuter dans la discussion précédente est qu’il y a un concept bien plus nuancé que le fait d’avoir un bâtiment, quelques membres du personnel en place et des règles de procédure là, mais c’est réellement comment ils fonctionnent en pratique. Comprennent-ils leur tâche ? Veulent-ils vraiment le faire ? Sont-ils suffisamment motivés pour faire cela? Est-ce qu’ils rendent compte des résultats ? Et je pense que ceci est le point très fondamental qu’on présente ici: que nous avons l’apparence d’institutions mais qu’elles ne fonctionnent pas vraiment de la façon dont elles sont censées fonctionner pour délivrer les résultats requis.

QUESTION : Maintenant de cette perspective, quel devrait être le rapport entre les partenaires internationaux et les partenaires locaux, en termes de l’avancement des droits humains? Dans le contexte du secteur de sécurité, comment réunir les droits humains et le secteur de sécurité ? Mais dans le contexte de ces fossés institutionnels, quel devrait être ce rapport-là? Qu’est-ce que les acteurs internationationaux devraient faire ? Comment est-ce qu’ils devraient aborder le problème?

WANI : Je pense que nous apprenons certaines leçons très fondamentales. D’abord, ce que j’appelle un type d’approche «copier-coller» ne marche pas. Cette notion des «meilleures pratiques»—elles sont importantes mais on ne devrait pas les considérer comme quelque chose qui suggère que vous devriez les copier entièrement et commencer à les intégrer. Je pense que nous n’y sommes pas encore, en termes de la capacité de déconstruire une pratique. Ceci marche bien ici. Pourquoi est-ce que cela marche bien ? Quelles sont les choses spécifiques qui lui permettent de fonctionner?  Le contexte en fait certainement partie. Il y a beaucoup d’autres choses intangibles qui sont très critiques et pertinentes ici.

Mais une partie du grand problème et des erreurs auxquels nous faisons face est de copier tel quel un modèle, une loi modèle de ceci ou de cela, qui a bien marché dans le pays A et de l’appliquer à un pays avec un environnement totalement différent et de le mettre en œuvre. Je pense qu’il est très important de reconnaître ceci—ce qui veut dire certainement que vous en comprenez bien la dynamique institutionnelle. Pourquoi est-ce que certaines institutions marchent mieux que d’autres ? Quelles sont les parties différentes qui le rendent possible?

Certaines personnes prétendent que l’intégrer dans le contexte est très important parce qu’une chose que nous apprenons aussi est que si vous mettez une chose dans un contexte, elle fonctionnera d’une manière, mais si vous la mettez dans un contexte different, l’environnement-là a une influence énorme sur la façon dont les choses marchent.

Je vous ai donné un exemple—vous voulez peut-être aller chercher votre titre foncier. Vous arrivez au bureau du cadastre. Tout est en place pour le bon fonctionnement. Il y a un registre des propriétés, il y a des règles et des processus sur ce sujet, il y a un processus pour prouver que vous êtes réellement le propriétaire de cette terre-là, il y a peut-être une copie conforme, il y a des provisions disponibles et il y a des bureaux qui sont censés traiter cela.  Mais dans un environnement particulier, on peut y entrer.

La semaine dernière, je suis allé au Département de Véhicules automobiles en Virginie. Il m’a fallu 30 minutes pour enregistrer une voiture que je venais d’acheter—une nouvelle voiture—et je pensais, «Si je rapporte cette voiture en Ouganda, est-ce que je pourrais en sortir après 30 minutes avec l’enregistrement de cette voiture ?» [il rit] Probablement pas. En fait, vraisemblablement, non. Je ne pourrais pas faire cela. Et ceci soulève une question très intéressante. Je pense qu’on ne devrait pas l’écarter à cause d’un manque de capacité et ceci et cela. Je pense qu’on a besoin de comprendre correctement la dynamique qui fait que ce système répond différemment à ces règles pour leur permettre de bien fonctionner.

Je pense que l’argument que je présente ici n’est pas seulement le contexte mais aussi la question de la propriété. Et pour retourner spécifiquement à votre question, ceux qui viennent avec des propositions et des suggestions merveilleuses doivent considérer aussi le contexte, et je pense que l’adaptation de ces choses est quelque chose qu’on ne peut faire que peu à peu.

J’ai parlé aussi de «sauter.»  Franchement, j’en viens à la conclusion que peut-être nous avons malheureusement, je dois dire, negligé cet élément des processus et des mécanismes d’intégration d’une manière assez profonde. Considérer l’idée des droits humains. Cela semble assez simple. Nous avons des Constitutions qui ont des Déclarations de droits. Nous avons des lois spécifiques en ce qui concerne le genre, l’intégration et la non-discrimination. Dans beaucoup de pays nous avons adopté et incorporé la Convention contre la torture. Il y a des lois contre cela. Et pourtant, la pratique sur le terrain est totalement différente. Cela arrive très régulièrement à travers le continent.

Cela veut dire qu’il ne suffit pas d’adopter ces règles et ces processus. Il ne suffit pas d’adopter un projet de loi. On a besoin de pouvoir l’intégrer suffisamment dans le contexte d’un pays, et ce qui est plus important, cela veut dire aussi que vous avez besoin d’aller au-delà du niveau de l’élite. Certaines personnes prétendent maintenant qu’en fait ce qui arrive largement est que cette conversation a lieu à un niveau très, très limité de la société en haut. Donc les opérateurs très critiques, votre policier local ou votre agent de la circulation, ne les comprennent pas et ils répondent à un ensemble des stimulations très différentes. Ce ne sont pas les mêmes. Et dans ce contexte-là, ce qui est très bien intentionné et qui semble très bon ne marche pas réellement.

QUESTION : Bien, c’est certainement un défi énorme sur le continent et vous savez, nous aimerions continuer assurément cette discussion et j’aimerais vraiment vous remercier pour votre temps et nous allons assurément …

WANI : J’apprécie beaucoup cela. C’est intéressant, je veux dire. Je pense que le point que je trouve très fascinant est que nous faisons cette affaire depuis combien de temps—et les gens qui parlent du développement disons peut-être depuis 50 ou 60 ans—et pourtant, la conversation a beaucoup avancé. Et je pense à un adage très, très important—je ne sais pas dans quelle chanson—mais que quand on vous continuez à essayer, vous finirez par réussir. Cela semble être la devise, mais ce n’est pas forcément la façon dont les choses marchent en réalité.  A un certain point, vous devez dire «Hé! J’ai essayé ceci très souvent! Ceci ne marche pas!»  C’est peut-être le moment de faire marche en arrière et de reconsidérer cela.

Mais, merci beaucoup! C’était un plaisir de vous parler.