L’assassinat du général Adolphe Nshimirimana, personnage sans doute le plus puissant du Burundi après le président de la République, est venu ajouter un élément nouveau à la crise politique burundaise depuis l’annonce en avril par le président Nkurunziza de son intention de briguer un troisième mandat. Au cœur de la crise se situe la question de la protection de l’Accord d’Arusha, cadre de mesures politiques auquel a été largement attribué le mérite d’avoir extrait le Burundi des troubles civils qui y ont sévi de 1993 à 2005. Un élément indicateur de l’importance primordiale de ces accords a été la formation d’une coalition politique d’opposition à large base, qui a pris le nom de Conseil national pour le respect de l’Accord d’Arusha.
Mais à quoi au juste les accords d’Arusha doivent-ils leur importance primordiale ? Où le CNDD-FDD se situe-t-il, dans une perspective historique, par rapport à ces accords ? Et quelles en sont les implications pour la crise actuelle ?
Qu’est-ce que l’Accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation au Burundi ?
L’Accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation au Burundi, également connu sous le nom d’accords d’Arusha, a été signé en août 2000 après de longues négociations auxquelles ont apporté leurs bons offices l’ancien président de la Tanzanie Julius Nyerere et l’ancien président de l’Afrique du Sud Nelson Mandela. Il a mis fin à 12 ans de guerre civile et de massacres cycliques, y inclus un génocide, remontant à l’accession du Burundi à l’indépendance en 1960. La guerre a opposé des rebelles hutus à une succession de régimes dominés par des Tutsis. « Pour de nombreux Tutsis, le contrôle des forces armées était perçu comme d’une importance vitale pour leur survie même en tant que minorité, alors que pour les Hutus majoritaires, l’armée dominée par les Tutsis était le principal obstacle s’opposant à la réalisation de leurs droits politiques », indique le professeur Nicholas Haysom, l’un des membres clés de l’équipe de médiation du président Mandela. « Lorsque le président Nyerere a lancé les pourparlers en 1998, nous nous sommes concentrés sur l’assassinat du premier président hutu élu démocratiquement, Melchior Ndadaye, commis en 1993 par des officiers tutsis, explique Joseph Butiku, l’un des principaux membres de l’équipe de médiation du président Nyerere. Dans un premier temps, nous avons essayé de parvenir à un certain accord sur le rétablissement des institutions démocratiques qui avaient été renversées, mais il nous est apparu peu à peu que nous devions approfondir notre examen pour déterminer la nature fondamentale du conflit, puis élaborer des modalités de restructuration de l’État burundais de façons qui correspondaient aux causes profondes du problème. »
« La victoire de Ndadaye en 1993 était symbolique pour les Hutus », précise Willy Nindorera, expert burundais sur le processus de paix d’Arusha, qui explique que beaucoup de gens étaient convaincus qu’il était alors possible d’obtenir une représentation accrue sans faire appel aux armes. L’assassinat du président a porté atteinte à cette conviction et l’a remplacée par une impression généralisée que les forces armées dominées par les Tutsis étaient déterminées à s’opposer à la démocratie. Ces réalités ont façonné la stratégie de médiation engagée par Nyerere et poursuivie par Mandela. Les deux équipes de facilitation savaient l’importance qu’il y avait de convaincre les membres de l’opposition hutus que les pourparlers de paix offraient une autre voie possible de résolution du conflit. Les facilitateurs étaient conscients, de même, de la nécessité d’amener les élites tutsis à renoncer à leur calcul et à la vision selon laquelle le contrôle des forces armées était la seule garantie qui protégeait leur communauté de l’anéantissement. Les événements survenant au Rwanda voisin influaient fortement sur ce calcul, a indiqué Howard Wolpe, diplomate américain aujourd’hui décédé qui œuvrait en étroite coopération avec les deux médiateurs.
Tout au long des pourparlers, les équipes de médiation se sont efforcées de concilier deux questions d’une extrême complexité. La première était de savoir comment l’on pouvait garantir la pleine participation politique de la population tutsie minoritaire alors même qu’il y avait peu de probabilité qu’elle remporte des succès électoraux dans un proche avenir. La deuxième était de déterminer les mesures à prendre pour atténuer la profonde méfiance de la majorité hutue à l’égard des forces années. Ces questions ont été réglées au moyen de quatre trains de mesures essentiels :
- Une formule de partage du pouvoir fondée sur une surreprésentation de la minorité et sur des coalitions
- Des protocoles pour assurer la participation équitable de tous les partis aux trois branches du gouvernement et à toutes les institutions nationales, y inclus aux entreprises publiques
- Des freins constitutionnels pour éviter la concentration du pouvoir au sein d’un même parti ou d’un groupe de partis alignés
- Des modalités d’intégration des anciens ennemis dans des forces armées plus représentatives
Toutes ces dispositions ont fait l’objet de négociations distinctes et, une fois le cessez-le-feu accepté et l’accord signé, ont été intégrées à la constitution du Burundi. En conséquence, aucun groupe ethnique ne constitue plus de 50 % des forces de défense et de sécurité. De même, aucun groupe ethnique ne détient plus de 67 % des postes locaux, cantonaux et municipaux. Au sein de tous les ministères, du service diplomatique et des institutions appuyant la démocratie, telles que la Commission électorale nationale indépendante (CENI), la Cour constitutionnelle, l’Assemblée nationale et la Commission nationale des droits de l’homme, la représentation du parti au pouvoir ne peut pas dépasser 60 %.
Les accords d’Arusha menacés
Bien que ces compromis aient entraîné la formation de coalitions et contribué à atténuer les vieux antagonismes, certaines parties ont eu des réactions négatives aux restrictions imposées. « Les durs du parti au pouvoir remettent ces dispositions en question … et semblent déterminés à accroître leur contrôle sur les institutions politiques et militaires, chose que les accords d’Arusha interdisent expressément », fait remarquer Thierry Vircoulon, spécialiste du Burundi. Selon lui, « la véritable question dans la crise actuelle est de décider s’il faut ou non maintenir le cadre d’Arusha ». Domitien Ndayizeye, ancien président du Burundi, opine : « Le plus gros problème n’est pas le troisième mandat en soit, mais les efforts déployés par le parti au pouvoir pour éliminer les références à l’Accord d’Arusha. »
Les événements précurseurs de la crise valident un grand nombre de ces préoccupations. En février 2014, le premier vice-président et haut responsable de l’UPRONA, Bernard Busokoza, a été démis de ses fonctions après s’être opposé à une décision du ministre de l’Intérieur nommé par le CNDD-FDD de destituer le dirigeant du parti UPRONA et de le remplacer par un sympathisant du CNDD-FDD. Trois ministres de l’UPRONA ont immédiatement présenté leur démission, mettant ainsi fin au rôle du parti en tant que partenaire minoritaire de la coalition, un mécanisme de partage du pouvoir en place depuis 2005. Depuis, de facto, le CNDD-FDD gouverne seul le pays. En mars 2014, il a tenté sans y parvenir de faire adopter des dispositions législatives qui auraient modifié les arrangements de partage du pouvoir, comportant notamment une proposition d’abolition des postes des deux vice-présidents (l’un pour le parti au pouvoir, l’autre pour l’opposition) et de les remplacer par un premier ministre puissant nommé par le parti au pouvoir. Il n’est pas non plus parvenu à faire adopter une proposition qui aurait autorisé le président à briguer un troisième mandat.
Suite à sa défaite au parlement, le CNDD-FDD a soumis la question du troisième mandat aux membres du parti au début avril 2015 et a fini par obtenir l’approbation de ceux-ci, mais après la démission de plusieurs membres influents pour manifester leur opposition. Dans son annonce du 24 avril 2015 faisant savoir que le président Nkurunziza se présenterait pour un troisième mandat, le CNDD-FDD a affirmé que « certaines des dispositions d’Arusha ne sont pas valides et ne sauraient être invoquées pour résoudre la crise actuelle … ces dispositions ont été déclarées nulles et non avenues par l’Accord global de cessez-le-feu ». Le parti se référait à l’accord de cessez-le-feu conclu par l’entremise de l’Afrique du Sud auquel le CNDD-FDD avait souscrit en 2003 alors qu’il était encore un groupe rebelle. Toutefois, le médiateur en chef, l’ancien président de l’Afrique du Sud Thabo Mbeki, disconvient de cette interprétation en expliquant que les dispositions relatives au cessez-le-feu découlent des accords d’Arusha et doivent être lus conjointement avec eux. Selon lui, les Burundais ne peuvent pas se permettre de dissocier les dispositions des accords les unes des autres, car cela risquerait de déboucher sur la guerre civile.
Facteurs historiques déterminant la perspective du CNDD-FDD sur les accords d’Arusha
Il est indispensable pour comprendre la crise actuelle de connaître l’évolution du CNDD-FDD. Le mouvement s’est formé au lendemain de l’assassinat du premier président hutu élu démocratiquement, Melchior Ndadaye, commis en 1993 par des Tutsis membres des forces armées. Ses racines idéologiques plongent toutefois dans les purges des officiers et des intellectuels hutus aux mains de chefs militaires tutsis durant les troubles des années 1960 et 1970, troubles qui ont atteint leur paroxysme en 1972 à la suite d’une tentative manquée de putsch par des officiers hutus.
Les représailles ont provoqué un exode de Hutus, qui a mené à la formation en exil du Parti pour la libération du peuple hutu (PALIPEHUTU), dont les principes étaient inspirés par l’idéologie du « pouvoir hutu » du Parti du mouvement de l’émancipation hutu (PARMEHUTU), à l’époque parti au pouvoir au Rwanda. Ces événements historiques pèsent lourd sur la conscience collective burundaise. Pour les Hutus, ils symbolisent la subjugation ; pour les Tutsis, ils évoquent les souvenirs des représailles ethniques par leurs voisins hutus.
La guerre civile s’est véritablement déclenchée après l’assassinat de Ndadaye. Le CNDD-FDD, tout comme les autres mouvements armés parmi lesquels le PALIPEHUTU, s’est perçu comme étant un champion de la cause hutue. Toutefois, il a subi de nombreux remous internes provenant de divergences de vues en matière d’idéologie, de stratégie et de tactique. Ses membres initiaux étaient des partisans de Ndadaye et de son Front pour la démocratie au Burundi (FRODEBU). La crise de 1993 était, à leurs yeux, de nature politique et non pas ethnique, et ils ont adopté une vision pluriethnique étroitement associée à la politique de Ndadaye.
D’autres membres du CNDD-FDD, principalement les défectionnaires du mouvement PALIPEHUTU plus radical, s’en sont tenus à une interprétation du conflit burundais dans son ensemble fortement influencée par l’appartenance ethnique. D’autres encore se sont ralliés à une vision pluriethnique, mais en maintenant que c’étaient les Hutus, et pas les Tutsis, qui devraient être les premiers participants à la lutte. Ces divergences idéologiques ont eu des effets sur la cohérence du mouvement. Sur certaines questions, l’élément ethnique a été plus prononcé que sur d’autres, ce qui s’est reflété par exemple dans des attaques contre des civils tutsis pour se venger des représailles commises par les forces armées envers des Hutus. Sur d’autres points, les tendances modérées ont prévalu, ainsi qu’en ont témoigné par la suite des initiatives réussies du mouvement pour s’attirer les bonnes grâces des Tutsis.
Lorsque le président Nyerere a lancé le processus de paix d’Arusha en 1998, le CNDD-FDD s’était scindé en trois factions et Pierre Nkurunziza, alors commandant en chef du mouvement, se battait pour s’adjuger le contrôle de la plus grande d’entre elles. L’équipe de médiation lui a interdit l’accès à la table de négociation jusqu’à ce qu’une réconciliation ait eu lieu au sein de son mouvement et qu’il négocie d’une seule voix, exigence jugée « condescendante » par ses collègues commandant les autres factions. Les relations du mouvement avec l’équipe de médiation ainsi qu’avec les autres pays de la région sont devenues de plus en plus acrimonieuses. Cette évolution est venue renforcer une aversion aigüe pour ce qui était perçu comme un « harcèlement » régional, ce qui est emblématique de la répugnance fortement ancrée dans la culture burundaise à l’égard des ingérences de l’extérieur.
En conséquence, le mouvement s’est tenu à l’extérieur des négociations d’Arusha et n’a pas signé les accords. Il n’a jamais cessé de rechercher un autre cadre de médiation, ce qui lui a valu des sanctions de la part d’autres pays de la région. Pendant un certain temps, le Kenya a limité les déplacements sur son territoire des membres du CNDD-FDD. L’Initiative régionale pour le processus de paix au Burundi, dirigée par l’Ouganda, a qualifié le mouvement de « force négative », l’exposant ainsi théoriquement à une action militaire régionale. La Tanzanie a limité l’accès du mouvement aux camps de réfugiés burundais établis sur son territoire, lesquels constituaient une importante source de revenus et d’appuis. À un certain moment même, elle a accordé aux forces armées burundaises le droit de poursuite de combattants du CNDD-FDD qui avaient pénétré en territoire tanzanien. Ces pressions, alliées aux habiles actions diplomatiques de Nelson Mandela, puis de son successeur Thabo Mbeki, ont incité le CNDD-FDD à négocier et à conclure de bonne foi un cessez-le-feu en 2003.
Le mouvement, voyant là une occasion de remporter de futures élections, s’est présenté sous un jour modéré et a recruté plusieurs intellectuels tutsis respectés en tant que membres de son équipe de négociateurs. Après s’être joint au Gouvernement de transition à la fin 2003, il s’est employé à se faire accepter en tant qu’alternative au PALIPEHUTU et s’est acquis les faveurs de nombreux sceptiques. Il a inclus au nombre de ses hauts dirigeants plusieurs Tutsis en vue et a fait campagne avec un programme pluriethnique. Nkurunziza s’est aligné sur cette perspective idéologique modérée, au point de se voir attribuer le sobriquet « Umuhuza » (l’unificateur). Toutefois, ce changement de perspective du parti n’a guère plu aux éléments plus conservateurs du parti. Ceux-ci ont de même peu apprécié les pressions régionales accumulées et ont régulièrement exprimé depuis lors leur mécontentement à l’égard des accords d’Arusha. « Ces gens nous ont traités comme des petits garçons », a déclaré un haut dirigeant du CNDD-FDD peu satisfait après que le parti eut remporté les élections parlementaires de 2005.
Qu’en est-il de la position future du CNDD-FDD sur l’Accord d’Arusha ?
La victoire du CNDD-FDD aux élections de 2005 a calmé certaines de ses appréhensions concernant le processus d’Arusha. Conformément aux dispositions de l’Accord, la composition ministérielle du gouvernement du parti était impressionnante par son inclusivité ethnique, son professionnalisme et son expérience. Ainsi donc, bien que n’étant pas signataire de l’Accord d’Arusha, le CNDD-FDD s’est créé une image de mouvement pluriethnique. Il s’est tourné vers la société civile et les médias, et certains éléments de ceux-ci ont donné leur adhésion à la nouvelle vision du parti et contribué à la propager dans tout le pays.
Au fil des ans, toutefois, la recherche du consensus est devenue de plus en plus difficile. Ceci est sans doute attribuable à deux facteurs. Le premier facteur, et le plus immédiat, est que le vaste système de freins et de contrepoids prévu par l’Accord, opposait un obstacle gênant à la quête d’un troisième mandat et d’un contrôle politique accru. Le second facteur est axé sur le ressentiment inspiré au sein du CNDD-FDD par la nécessité même d’accepter de partager le pouvoir. Les partisans de cette position ont perçu la possibilité d’institutionnaliser la domination du parti, le raisonnement étant que la survie du parti ne saurait avoir de meilleure garantie qu’un contrôle politique accru, même si cela signifiait de revenir sur l’Accord d’Arusha.
Des signes de crise ayant trait à l’Accord d’Arusha se sont toutefois manifestés dès les élections contestées de 2010 qui, comme celles de 2015, ont été boycottées par l’opposition et marquées par des violences. Il y a donc eu de multiples occasions manquées d’affronter le CNDD-FDD sur son manque d’adhésion aux dispositions d’Arusha avant la crise du troisième mandat.
Un rapport publié par l’International Crisis Group en 2012 s’exprime en des termes qui auraient fort bien pu être rédigés en 2015 : « Le contrôle de toutes les institutions par le parti au pouvoir enlève toute pertinence au système de partage du pouvoir défini par Arusha … les seuls freins et contrepoids sont les médias et la société civile. » Les principales différences, en 2015, sont que les médias ont été en grande partie détruits, que les politiciens de l’opposition en exil sont bien plus nombreux, que plus de 200 000 réfugiés ont fui le pays et que de nombreux membres de l’opposition songent à présent à une lutte armée.
« Le gouvernement burundais et les autres parties prenantes doivent trouver une solution politique consensuelle à la grave crise à laquelle leur pays fait face », a lancé en avertissement la présidente de la Commission de l’Union africaine, Nkosazana Dlamini-Zuma. La façon dont seront respectés les principes d’Arusha fera beaucoup pour déterminer s’il sera possible de forger un tel consensus.
Aller plus loin
- “Burundi: Bye-Bye Arusha?” International Crisis Group, Africa Report No. 192, October 25, 2012.
- Adelin Hatungimana, Jenny Theron and Anton Popic, “Peace Agreements in Burundi: Assessing their Impact,” Africa Center for the Constructive Resolution of Disputes (ACCORD), Conflict Trends, Issue 3, 2007
- Willy Nindorera, “The CNDD-FDD in Burundi: The Path from Armed to Political Struggle,” Berghof Foundation, Transition Series from Liberation Movements to Political Parties, No 10, 2012.
- Kristina A Bentley and Roger Southall, “The Arusha II Negotiations: From Nyerere to Mandela” in An African Peace Process: Mandela, South Africa and Burundi, Human Sciences Research Council of South Africa (HSRC), 2005
[Photos: UNPhoto, Iwacu-Burundi, Mark Garten, Evan Schneider, Antônio Milena/ABr, Martine Perret, Penangnini Toure]
En plus: Burundi État de droit leadership