Les incidents violents impliquant des groupes armés ont presque triplé l’an dernier dans l’État de Kaduna, au nord-ouest du Nigeria. Selon l’ACLED (Armed Conflict Location & Event Data Project, projet regroupant les données et les lieux des conflits armés), les 220 événements violents ont provoqué presque 1 000 décès. De plus, environ 400 personnes ont été enlevées pour des demandes de rançon et des centaines de communautés ont été détruites, provoquant le déplacement de plus de 50 000 individus. Au cours de l’année dernière, le Kaduna a enregistré le nombre le plus important d’événements de violence politique et de décès du nord du Nigeria, à l’exception de l’État de Borno—l’épicentre de l’insurrection de Boko Haram.
La crise sécuritaire au Kaduna pivote autour de trois menaces différentes mais qui se superposent. La première concerne le conflit entre les éleveurs et les fermiers, qui entraîne des tensions croissantes entre les communautés au sujet de l’accès à la terre et son usage. La seconde menace vient des bandes armées engagées dans des activités criminelles, y compris les enlèvements avec demande de rançon, le trafic d’armes, le vol de bétail et le brigandage. Une flambée similaire des bandes criminelles a touché les États voisins, y compris le Katsina où plus de 300 écoliers ont été enlevés puis libérés en décembre 2020. La dernière menace découle de l’extrémisme violent. Cette menace a de nouveau émergé en 2020 lorsqu’Ansaru, un groupe islamiste militant qu’on croyait disparu, a tendu une embuscade complexe, suivie d’une série d’autres attaques.
En réponse à la situation sécuritaire défaillante au Kaduna, le gouvernement nigérian a mis en place une Force militaire mixte spéciale, sous le mandat de l’Opération Accord. Ces forces de sécurité ont participé à une réponse militaire ciblant les groupes armés qui agissent dans l’État, avec un certain succès. Cependant, l’augmentation constante des décès et l’instabilité croissante au Kaduna suggèrent que les gains tactiques obtenus contre ces groupes sont insuffisants pour restaurer la stabilité et pour protéger les communautés.
L’échec de la différenciation et de l’élaboration de réponses locales adaptées à chacune des menaces qui sous-tendent l’insécurité au Kaduna risquent d’encore exacerber cette crise qui s’intensifie. Si le Kaduna devait suivre une trajectoire similaire à celle menée par le Borno au nord-est du Nigeria dans le combat contre Boko Haram, cela aurait des implications pour tout le nord-ouest du Nigeria.
Comprendre les menaces de déstabilisation au Kaduna
Situé juste au nord du Territoire de la capitale fédérale du Nigeria, Abuja, le Kaduna est le quatrième État le plus peuplé du pays, avec une population de 12 millions de personnes. C’est le siège politique de la région du nord-ouest du Nigeria, ainsi que le centre de ses activités commerciales et industrielles. Avec la population du nord majoritairement composée de musulmans Hausa et Fulani, alors que la population du sud regroupe des chrétiens d’ethnies diverses, le Kaduna n’est pas seulement géographiquement central, mais il chevauche également les divisions ethniques et religieuses du Nigeria. La position centrale du Kaduna rend la résolution de ses défis de sécurité encore plus impérative.
Le conflit entre éleveurs et agriculteurs. Le conflit entre éleveurs et agriculteurs qui s’intensifie au Kaduna découle de l’expansion de milices principalement d’origine pastorale, et à la prolifération d’armes de petit calibre au nord-ouest du Nigeria. Les attaques de ces milices qui revendiquent des terres de pâturage pour leurs troupeaux ont provoqué des représailles de la part des groupes de surveillance communautaires qui veulent protéger leurs fermes, aboutissant à d’autres ripostes de la part des milices. Ce cycle de conflits s’est accéléré avec la raréfaction des pâturages résultant de la pression démographique et de la dégradation environnementale au nord du Nigeria. Pendant que les éleveurs recherchent des terres de pâturage de plus en plus loin, les agriculteurs et leurs colonies s’étendent aussi sur de nouvelles zones pour semer leurs cultures. Cette double expansion a rapidement augmenté la compétition autour de l ;usage des terres, une ressource qui ne fait que diminuer dans l’État de Kaduna.
Les communautés d’éleveurs et d’agriculteurs qui s’affrontent au Kaduna utilisent de plus en plus des armes de petit calibre introduites au nord-ouest du Nigeria en contrebande par des trafiquants d’armes qui les vendent et les distribuent sur des marchés illégaux. La facilité relative d’accès aux armes a encouragé les éleveurs et les fermiers à s’armer, engendrant encore le cycle de la violence au Kaduna.
« L’association d’une présence de sécurité réduite et d’un taux de chômage de 40 % facilite le recrutement par les bandes criminelles ».
Bandes Criminelles. Les bandes criminelles organisées ont exploité l’absence d’une présence sécuritaire solide. Ces bandes embusquent les voyageurs sur les routes, enlèvent des personnes contre rançon, volent du bétail aux éleveurs et imposent des amendes et des taxes sous forme « d’impôt » aux agriculteurs. Ces activités exacerbent encore plus les tensions entre les éleveurs et les agriculteurs, que les bandes aggravent encore par l’achat et la vente d’armes sur les marchés noirs qu’elles contrôlent. Les opérations militaires de 2016 et du début 2017 ont éliminé certains groupes criminels qui sévissaient au Kaduna. Cependant, ces campagnes n’ont pas été suffisamment longues pour assurer un contrôle du territoire. Cela a permis aux bandes criminelles de se réorganiser et de revenir.
L’association d’une présence de sécurité réduite et d’un taux de chômage de 40 % au Kaduna (l’État le plus au nord du Nigeria) facilite le recrutement par des groupes criminels. Avec pratiquement 44 % de résidents qui vivent sous le seuil de pauvreté, le taux de pauvreté au Kaduna est trois fois plus important que celui de l’Anambra au sud-est du Nigeria, et dix fois plus important que celui de Lagos.
La résurgence d’Ansaru. Suivant 7 années d’inactivité, le groupe islamiste militant Ansaru a élaboré une embuscade complexe en janvier 2020, ciblant le convoi de l’Émir de Potiskum et tuant des douzaines de militaires nigérians. Ansaru a ensuite revendiqué plusieurs attaques qui ont principalement eu lieu dans le nord du Kaduna. Cependant, il est difficile de distinguer ces attaques de celles d’autres groupes criminels. La résurgence d’Ansaru semble liée à la capacité du groupe à exploiter les amertumes liées à l’insécurité et aux conditions socio-économiques au Kaduna. La campagne idéologique d’Ansaru présente la règle démocratique comme étant corrompue et incompatible avec l’Islam, tout en offrant des armes et des opportunités économiques pour recruter des membres. Ce groupe extrémiste semble rencontrer un grand succès pour recruter des membres de la communauté peule. Les efforts de ce groupe pour s’étendre du Kaduna vers les États voisins et sa capacité à viser les militaires nigérians soulignent la menace de sécurité qu’Ansaru pose à toute la région.
Évaluer l’efficacité de l’Opération Accord
Lorsqu’il a été confronté à des menaces de sécurité domestique complexes, le gouvernement nigérian a mis en place une Force militaire mixte (FMM) qui associe l’armée et les autres organismes de sécurité de l’État. Créée à Kaduna en juin 2020, l’Opération Accord est un exemple de FMM qui associe forces nationales et forces des États. De façon plus spécifique, la police de l’État et les forces de renseignement locales ont collaboré avec le renseignement aérien, les ressources de reconnaissance et de surveillance pour soutenir les opérations de nettoyage de l’armée et les patrouilles surveillant les embuscades. Les services des renseignements locaux et le soutien aérien aux opérations terrestres ont permis a ces forces de mieux s’orienter sur le terrain difficile qui caractérise les périphéries du Kaduna.
Par ces efforts, l’Opération Accord a rencontré des succès notables. Les forces de sécurité ont lancé des offensives terrestres et aériennes basées sur les renseignements reçus des communautés locales. Cela a abouti à l’arrestation et à la mort de voleurs de bétail, de trafiquants d’armes et de membres de bandes criminelles. Cela a également mené à la destruction de campements et de bases militants, dont au moins une d’Ansaru. Ces opérations de sécurité ont permis de sauver des personnes enlevées et de récupérer des munitions illégales détenues par des bandes criminelles et des milices pastoralistes.
En dépit de ses succès, l’Opération Accord a été minée par diverses insuffisances opérationnelles. Une approche trop étroite a entravé sa capacité à limiter l’insécurité croissante au Kaduna et à restaurer la sécurité, en particulier dans les communautés rurales. Ces insuffisances peuvent être globalement définies comme suit :
Une stratégie unidimensionnelle. La stratégie de l’Opération Accord s’est basée sur la force de l’armée pour traiter un environnement de sécurité complexe au Kaduna, sans prendre en compte la nature multidimensionnelle des menaces. Au lieu de développer les ressources locales pour contrôler les menaces spécifiques et de soutenir une présence sécuritaire autour de la population, les forces de sécurité fédérales ont, par moments, employé une tactique brutale et sans discrimination. Bien que ces opérations aient été un relatif succès du point de vue militaire, elles n’ont pas eu des conséquences de longue durée. Au cours des 5 dernières années, le gouvernement du Kaduna a dépensé environ16 milliards de nairas (41,4 millions de dollars) en financement et logistique pour diverses agences de sécurité. Cependant, ces efforts n’ont pas incorporé une stratégie à plus long terme qui aurait développé des forces de sécurité locales capables d’empêcher le retour des bandes criminelles et des groupes extrémistes.
« La stratégie de l’Opération Accord s’est basée sur la force, sans prendre en compte la nature multidimensionnelle des menaces ».
La vision centrée sur une action militaire a résulté en de moindres financements pour les initiatives locales telles que la Kaduna State Peace Commission (KAPECOM) (Commission de paix de l’État de Kaduna) qui propose des voies permettant de soulager la crise de sécurité au Kaduna. Pour ce qui est du conflit entre éleveurs et agriculteurs, par exemple, la KAPECOM a proposé plusieurs programmes qui favorisent la tolérance et la résolution paisible des conflits intercommunaux. Ces projets encouragent la coopération et le dialogue entre les acteurs locaux, contribuant à traiter des inquiétudes telles que l’accès en diminution aux ressources foncières et la détérioration des conditions socio-, avant que les membres de la communauté n’aient recours à la violence. De telles formes de dialogue et d’engagement visent également à réduire les activités criminelles et le recrutement militant islamiste.
Manque de confiance envers la communauté locale. L’Opération Accord a aussi été entravée par des failles de sécurité et par un manque de confiance entre les soldats et certaines communautés locales. Par conséquent, les dirigeants de l’Opération Accord ont donné peu d’informations au public concernant leurs activités afin de réduire les fuites d’informations sécuritaires. Cela a réciproquement réduit la coopération communautaire avec les services de renseignements locaux. Dans certains cas, lorsque des membres de la communauté ont partagé des informations, les forces de sécurité ont répondu avec délai ou n’ont pas répondu, provoquant une suspicion encore accrue de la part des communautés locales envers les forces de sécurité. Ces tensions ont exacerbé la crise de sécurité au Kaduna.
Manque de troupes et de matériel. En dépit de l’envoi de troupes et de ressources supplémentaires, un manque de personnel et un matériel inadapté n’ont pas permis de répondre rapidement aux attaques des groupes armés. Les pastoralistes et les bandes criminelles se déplacent rapidement, à l’aide de motos, sur un terrain difficile. Les forces de sécurité de l’Opération Accord, pendant ce temps, ont manqué de véhicules tout-terrain et de motos, nécessaires pour patrouiller les zones inaccessibles sans ces équipements. Davantage d’hélicoptères de transport de troupes sont également nécessaires pour un déploiement rapide dans les zones éloignées. Ces limitations à la mobilité, en particulier pour l’accès aux communautés les plus isolées, a été une faiblesse de l’Opération Accord, résultant parfois en une réponse lente. Par conséquent, les chefs communautaires et religieux ont continué à critiquer la présence limitée des forces de sécurité dans certaines parties de l’État de Kaduna.
La mise en place de forces de sécurité locales qui pourraient constituer une présence après les opérations militaires pourrait pallier au redéploiement dans les mêmes zones des forces armées du Nigeria, déjà surengagées. Cela exigerait cependant une stratégie plus large, avec un accent sur les communautés locales.
Adapter la vision stratégique de l’Opération Accord
Les défis de sécurité rencontrés au Kaduna ont de multiples facettes. Les efforts de sécurité mis en œuvre lors de l’Opération Accord doivent être incorporés dans une stratégie globale qui prend en compte la diversité des menaces et leurs diverses sources. Un premier changement de cap possible serait donc de recenser les milices, les groupes criminels et les menaces du militantisme islamiste—et de dimensionner les réponses de sécurité individuellement pour chaque élément.
La réduction de la violence liée au conflit entre éleveurs et agriculteurs, par exemple, exigera moins d’action militaire et plus d’efforts de dialogue et de réconciliation. Des recommandations en ce sens ont déjà été rédigées par KAPECOM. De telles actions engendreraient de la bienveillance envers le gouvernement de la part des communautés locales, et démonteraient sa détermination à résoudre ces tensions.
Des initiatives parallèles sont nécessaires pour stimuler la création d’emplois. Réduire le comportement prédateur des groupes criminels qui intimident et extorquent les éleveurs et les agriculteurs aurait naturellement un avantage économique majeur et direct sur la région.
Les succès militaires de l’Opération Accord ont un impact dans l’amélioration de la sécurité au Kaduna, mais ils ne sont pas suffisants pour conserver ces gains en matière de sécurité. Les principales limitations sont liées au maintien d’une présence de sécurité suffisante pour tenir le territoire, à l’accès à du matériel permettant la mobilité et au renfort de la confiance avec les communautés locales.
L’établissement de forces locales pour tenir le territoire repris aux groupes criminels et extrémistes peut contribuer à combler cette lacune. Cela permettrait aussi à l’Opération Accord de se focaliser sur ses capacités militaires et notamment d’user de ses ressources limitées pour confronter les milices, les groupes criminels et les extrémistes. Pour ce faire, l’Opération Accord devra renforcer ses capacités expéditionnaires afin de maintenir la pression sur des militants qui se déplacent en petit nombre sur un terrain accidenté.
Les responsables fédéraux et de l’État pourraient aussi élargir la mission de l’Opération Accord afin de concevoir une stratégie de sécurité centrée sur la population, destinée à rétablir la confiance avec les communautés locales. La création formelle de mécanismes de réponse et d’alerte précoces, intégrant les communautés dans un plus large réseau de sécurité, permettrait de mieux protéger ces communautés. Ce qui, en retour, permettrait de favoriser et de rebâtir la confiance dans les forces de sécurité étatiques.
Une priorité utile en ce sens serait d’identifier des responsables locaux de confiance pouvant servir de « points d’ancrage » ou de point de liaison communautaire, et d’améliorer leurs capacités à rassembler les renseignements sur les attaques à venir. Cela faciliterait un maintien de l’ordre populaire, soutenu par les responsables locaux. Une telle stratégie cependant dépend fondamentalement d’une collaboration proche et continue avec l’appui militaire, une chose qui a manqué dans l’État de Kaduna lors de l’Opération Accord.
Une approche globale basée sur les succès de l’Opération Accord pourrait contribuer à maintenir ses bénéfices, tout en renforçant la capacité du gouvernement et des responsables des communautés locales à réduire les nouveaux recrutements des les bandes criminelles et d’Ansaru. Une stratégie plus large, de plus, pourraient renforcer la coopération du gouvernement avec les collectivités locales—la principale clé d’une sécurité durable.
Olajumoke (Jumo) Ayandele est consultante de recherches pour l’ACLED (Armed Conflict Location & Event Data Project, projet regroupant les données et les lieux des conflits armés). Ses recherches concernent les interférences dynamiques entre les conflits en Afrique, le développement humain et la stabilité politique. Elle est titulaire d’un doctorat en affaires mondiales, avec une spécialisation en sécurité humaine de la Rutgers University.
Ressources complémentaires
- Centre d’études stratégiques de l’Afrique, « Boko Haram et l’État islamique en Afrique de l’Ouest ciblent les autoroutes du Nigeria », Infographie, 15 décembre 2020.
- International Crisis Group, « Violence au Nord-Ouest du Nigeria : Sortir du chaos », rapport 288, 18 mai 2020.
- Centre d’études stratégiques de l’Afrique, « Réduire la violence entre agriculteurs et éleveurs au Mali », Éclairage, 8 août 2019.
- Centre d’études stratégiques de l’Afrique, « Priorités en matière de sécurité pour le nouveau gouvernement nigérian », Éclairage, 8 mars 2019.
- Leena Koni Hoffmann, « Violence in Southern Kaduna Threatens to Undermine Nigeria’s Democratic Stability », Chatham House, 15 février 2017.
- Michael Sodipo, « Atténuer le radicalisme dans le nord du Nigeria », Bulletin de la sécurité africaine n 26, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, août 2013.
- Chris Kwaja, « Les moteurs pernicieux du conflit ethnico-religieux au Nigéria », Bulletin de la sécurité africaine n° 14, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, juin 2011.
En plus: Contrecarrer l’extrémisme Identité et Conflits L'environnement et la sécurité Nigeria