Bulletin de la sécurité africaine N° 36

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Répondre à l’essor de l’extrémisme violent au Sahel

Par Pauline Le Roux

14 janvier 2020


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Inverser l’escalade de la violence des groupes islamistes militants au Sahel nécessitera une présence sécuritaire renforcée accompagnée d’un engagement plus soutenu avec les communautés locales.

Mali soldiers on patrol in Gao the day after a suicide attack. (Photo: AFP)

Des soldats maliens en patrouille à Gao après un attentat-suicide. (Photo: AFP)

Points Saillants

  • Les violences impliquant des groupes islamistes militants au Sahel—principalement le Front de libération du Macina, l’État islamique au Grand Sahara et Ansaroul Islam—ont doublé chaque année depuis 2015.
  • Faisant usage de tactiques asymétriques et d’une coordination étroite, ces groupes militants ont amplifié les frustrations locales et les différences intercommunautaires afin de stimuler les recrutements et d’encourager les sentiments antigouvernementaux au sein des communautés marginalisées.
  • Compte tenu des dimensions sociales complexes de cette violence, les États sahéliens devraient déployer des efforts plus concertés pour renforcer la solidarité avec les communautés touchées, tout en affirmant une présence sécuritaire plus robuste et plus mobile dans les régions contestées.

Au cours des cinq dernières années, le Sahel a connu une hausse des violences plus rapide qu’aucune autre région en Afrique. Les incidents violents liés à des groupes armés terroristes ont doublé chaque année depuis 2015. L’année 2019 a vu plus de 700 de ces événements violents. Parallèlement, le nombre de victimes causées par ces attaques est passé de 225 à 2000 au cours de la même période (voir Figure 1). Cette augmentation des violences a provoqué la fuite de plus de 900.000 personnes, dont plus de 500.000 rien qu’au Burkina Faso.

Trois groupes, le front de libération du Macina (FLM, ou katiba Macina)1, l’État islamique au Grand Sahara (EIGS)2, et Ansaroul Islam,3 sont responsables de pratiquement les deux tiers de la violence terroriste dans le centre du Sahel4. Leurs attaques sont largement concentrées dans le centre du Mali, au nord et à l’est du Burkina Faso, et à l’ouest du Niger (voir Figure 2). De nombreuses réponses sécuritaires et de développement ont été lancées pour tenter de juguler cette crise. Mais en dépit de certains progrès enregistrés, la hausse continue des violences illustre la nécessité d’amplifier ces efforts.

Figure 1 - Tendances dans les activités des groupes islamistes militants au Sahel

Source des données : Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED)

Enseignements des stratégies du FLM, de l’EIGS et d’Ansaroul Islam

Même s’il existe de nombreux liens entre elles, la katiba Macina, l’EIGS et Ansaroul Islam sont des organisations autonomes, agissant sur des zones géographiques distinctes et selon un fonctionnement hiérarchique et des modalités différentes. Néanmoins, certaines caractéristiques communes émergent très clairement de l’analyse de leurs modes d’action.

Exploiter les frustrations vers la radicalisation

Chaque groupe, en particulier la katiba Macina et Ansaroul Islam, a entrepris d’exploiter les frustrations locales et de les intégrer à un discours de recrutement sophistiqué, adroitement centré sur la marginalisation réelle ou ressentie par certaines communautés. Ces efforts ont fréquemment ciblé les jeunes bergers peuls, en utilisant leur sentiment d’injustice et le profond ressentiment que certains nourrissent à l’égard de leur gouvernement. En dépit de l’absence d’un soutien populaire massif, les groupes armés terroristes ont employé cette théorique à outrance pour susciter la révolte et radicaliser les partisans.

Le FLM, comme Ansaroul Islam, ont su tirer profit du charisme, de leur idéologie structurante et de l’engagement personnel de leur chef pour attirer de nouveaux partisans. Le fondateur du FLM, Amadou Kouffa, s’est radicalisé au cours de voyages et de liens noués à l’étranger avec des individus qui promouvaient une vision radicale de l’Islam. À son tour, il joua un rôle direct dans la radicalisation d’Ibrahim Malam Dicko, qui fonda ensuite Ansaroul Islam au Burkina Faso. Tous deux prêcheurs peuls à l’origine, Kouffa et Dicko ont utilisé l’aura dont ils bénéficiaient localement pour promouvoir leur vision du monde.

Ces groupes ont aussi utilisé les rancœurs historiques entre certaines communautés pour semer la discorde et inciter à la violence. Ainsi, l’EIGS a exploité la colère générée par les vols de bétail, notamment commis le long de la frontière malo-nigérienne, pour exacerber les tensions entre nomades Touaregs (ces derniers étant perçus comme « voleurs de bétail ») et bergers peuls5. Depuis plusieurs années, l’animosité grandissante entre ces communautés a renforcé l’insécurité dans ces zones. De son côté, le FLM s’est lui aussi employé à utiliser des rancœurs et frustrations locales historiques pour exploiter les clivages sociaux existant entre Peuls et d’autres groupes locaux, comme les Bambaras et les Dogons. Ces récriminations, dont certaines faisaient référence à des conflits séculaires, ont été instrumentalisées par le FLM et ont dégénéré en affrontements interethniques dans le centre du Mali.

Figure 2 - Événements violents liés aux groupes islamistes militants au Sahel

Note: Chaque point représente un événement violent associé aux groupes ci-dessus.
Source des données : Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED)

Au nord du Burkina Faso, Ibrahim Dicko a suivi une stratégie similaire en critiquant les responsables traditionnels et les hiérarchies traditionnelles qui organisaient la société et la gouvernance politique dans la province du Soum. Il a ainsi fait valoir que l’ordre social dans le Soum bénéficiait de manière disproportionnée aux chefs traditionnels et religieux, aux dépens de la majorité de la population. Par la suite, en recherchant des présumés terroristes, les forces de sécurité burkinabè ont agi avec une particulière brutalité dans les villages du Soum, humiliant et intimidant des anciens et personnes respectées. Dicko a alors pointé la responsabilité du gouvernement et des autorités traditionnelles dans ces actes. Ce faisant, en mettant des mots sur des souffrances enfouies et en réveillant le sentiment d’injustice, il a donné du corps aux revendications historiques et judicieusement exploité la demande de justice sociale pour entamer la campagne violente d’Ansaroul Islam.

Si ces trois groupes ont profité de l’extension de l’insécurité, ils ont globalement échoué à recueillir un soutien populaire massif de la part des communautés locales. Mais leurs tactiques contribuent à complexifier la situation pour les gouvernements de la région.

Affaiblir la présence de l’État

Dans le cadre de leur stratégie d’éviction des services et organismes représentants de l’État, les groupes armés terroristes ont entrepris de cibler les forces de défense et de sécurité, les professeurs, les fonctionnaires et les membres des communautés perçus comme collaborant avec les services de l’État ou incarnant un rôle de service public. Le vide laissé par le départ de nombreux services de l’État a donné davantage d’influence aux groupes, et leur a permis par endroits d’asseoir leur influence. L’activité de ces derniers a néanmoins été marquée par des exactions à l’encontre des civils. Le cas d’Ansaroul Islam est édifiant à cet égard, avec 55% de ses attaques dirigées contre les civils.

Face à ces événements, la méfiance des communautés s’est accrue, ainsi que leur réticence à collaborer avec les forces de l’ordre, par peur de représailles. Cette tendance s’est trouvée aggravée avec des allégations d’abus et de violations des droits humains commises par les forces de défense et de sécurité, en particulier au Mali et au Burkina Faso. Ces actes ont nourri une suspicion croissante à l’égard des forces de sécurité et ont contribué à renforcer la défiance existante entre ces dernières et les communautés locales.

La katiba Macina et Ansaroul Islam ont utilisé ces évènements dans leurs discours, pointant les abus commis par les forces et représentants de l’État comme autant de preuves d’un désintérêt de l’État à l’égard des populations éprouvées. A l’inverse, il semble que l’EIGS n’a pas réellement cherché à développer d’idéologie solide et cohérente. Plutôt que de chercher à « gagner les cœurs », l’EIGS a préféré étendre son champ d’action et exploiter les frontières en recourant à une mobilité importante, lui permettant de cibler à la fois le Mali, le Niger et le Burkina Faso.

Des capacités majeures d’adaptation et de coordination

Autre point commun, ces trois groupes armés terroristes ont fait preuve de réelles capacités d’adaptation et de coordination. L’émergence du Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (Jama’at Nusrat al Islam wal Muslimeen (JNIM)) en 2017, une coalition de groupes armés terroristes actifs dans la région du Sahel, a révélé le degré complexe de structuration et d’organisation dont font preuve ces groupes, avec des objectifs variés. S’il ne constitue pas une entité opérationnelle en tant que tel, le JNIM facilite la communication et la coordination entre les différents groupes et katibas qui lui sont affiliés, diminuant ainsi les risques de luttes intestines. Il est, à cet égard, révélateur d’observer la concentration géographique de l’activité des groupes composant le JNIM (voir Figure 2). À l’instar d’autres organisations « parapluie », celui-ci permet de dissimuler certains acteurs désireux d’éviter une forte exposition politique et médiatique. C’est ainsi que, alors que le FLM constitue le groupe terroriste majeur dans le centre du Mali, son alliance stratégique avec le JNIM lui a permis de maintenir un certain flou sur l’étendue réelle de ses activités et de bénéficier d’une visibilité relativement faible au niveau international.

Même s’il n’appartient pas à la coalition du JNIM, l’EIGS maintient en réalité des liens étroits avec ses membres, facilitant la coordination de leurs activités respectives. Cette capacité de l’EIGS à se coordonner permet d’une part, d’éviter des activités qui entreraient en concurrence ou se neutraliseraient mutuellement, et d’autre part, d’étendre ses zones d’opération. Malgré la scission du réseau d’Al-Qaïda actée en 2015, cette coordination indique que l’EIGS continue d’agir comme l’un de ses affiliés, et en dépit de son allégeance à l’État islamique (EI).

De son côté, Ansaroul Islam a entrepris une transition à la suite de la mort de son fondateur Ibrahim Malam Dicko en 2017. Le nombre d’incidents violentés attribués à Ansaroul Islam a nettement diminué, tandis que les attaques associées au JNIM ont augmenté dans le Nord du Burkina Faso, suggérant que de nombreux combattants d’Ansaroul Islam sont venus grossir les rangs de la coalition, ou ont rejoint des groupes criminels. Ainsi, alors que l’affaiblissement des capacités d’Ansaroul Islam semble provenir de la pression militaire qu’il a subi dans sa zone d’opérations, l’adaptation constante des groupes armés terroristes inhibe en partie les efforts déployés pour engranger des gains militaires significatifs.

Des initiatives prometteuses dans la sous-région

En dépit de ces défis majeurs, les forces de défense et de sécurité, les représentants étatiques, les organismes internationaux, les ONGs et les communautés locales ont lancé un nombre impressionnant d’initiatives pour tenter de combattre la menace posée par la katiba Macina, l’EIGS et Ansaroul Islam.

Réponses sécuritaires

Les gouvernements du Mali, du Burkina Faso et du Niger ont, à des degrés divers, mobilisé leurs appareils sécuritaires dans le cadre d’un effort en faveur d’une réponse à cette violence terroriste. Les budgets consacrés aux forces armées des trois pays concernés ont doublé depuis 2013, passant de 5,4% des dépenses gouvernementales en moyenne à 10,6%. Cela équivaut à une hausse de près de 540 millions d’euros (600 millions de dollars) des dépenses militaires pour ces trois pays.

La hausse des budgets de sécurité a été de pair avec une augmentation des effectifs militaires. En août 2019, le ministre de la défense burkinabè a ainsi annoncé un doublement des recrutements annuels. Dans le cadre de la réforme du secteur de la sécurité, les forces armées maliennes (FAMa) et la gendarmerie se sont respectivement fixés les objectifs de 5.000 et 15.00 nouvelles recrues (soit une hausse de 30% et 18%). Si le volume des forces armées nigériennes est demeuré proche de 10.000 soldats, la hausse des dépenses militaires a quant à elle permis des augmentations de soldes et des budgets d’équipements revus à la hausse.

Figure 3 - Tendances dans les dépensés militaires au Sahel

Source des données : Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI)

En 2017, les forces armées maliennes ont lancé l’opération Dambé avec 4 000 hommes déployés sur 8 zones allant du nord au centre du pays. Adaptée en 2019, l’opération est centrée sur les populations vulnérables, au Mali et le long de la frontière avec le Niger et le Burkina Faso. À ces efforts se sont ajoutées des unités mobiles et des patrouilles renforcées, déployées pour enrayer les activités des groupes terroristes.

En mars 2019, les forces armées burkinabè ont déployé l’opération Otapuanu pour lutter contre l’insurrection djihadiste à l’est du pays, tandis que l’opération Ndofou était lancée en mai 2019 dans les régions du Nord, du Centre-Nord et du Sahel. En décembre 2018, l’état d’urgence a été déclaré (et renouvelé en juillet 2019) dans quatorze provinces situées dans sept régions (sur les treize que compte le Burkina Faso) et comprend notamment les régions des Hauts-Bassins, de la boucle du Mouhoun, des Cascades, du Centre-Est, de l’Est, du Nord et du Sahel. L’opération Otapuanu a permis d’endiguer en partie la capacité de l’EIGS à évoluer librement sur le territoire. Mais Ndofou n’a pas réellement permis de restaurer la sécurité dans le Nord, zone familière des djihadistes qui y évoluent facilement, utilisant les possibilités offertes par les caractéristiques géo-spatiales du terrain.

Au Niger, l’armée a mené plusieurs opérations des forces spéciales avec le soutien de l’opération française Barkhane. L’objectif était notamment de neutraliser les chefs des groupes armés terroristes. Le Niger a, depuis longtemps déjà, placé les dix départements frontaliers du Mali et du Burkina Faso en état d’urgence. En avril 2019, le pays a mis au point des capacités aériennes significatives, et renforcé les effectifs engagés dans l’ouest du pays, notamment dans le cadre des opérations Dongo et Saki 2. L’opération Saki 2 cible les criminels, Dongo s’inscrit dans un effort de renforcement de la protection des communautés, et les opérations menées avec le soutien de Barkhane visent à désorganiser les groupes armés terroristes en ciblant les chefs (des actions similaires ont pu être conduites avec les forces armées maliennes et burkinabè).

À l’échelle régionale, d’importants efforts de renforcement des capacités des forces de défense et de sécurité ont également été lancés, avec un accent mis sur les ressources financières, la formation et l’équipement6. Ceux-ci s’inscrivent dans le cadre de la montée en puissance de la Force conjointe du G5 Sahel (FC-G5S), dont l’objectif est de permettre la coopération entre les forces armées des pays du G5 dans la lutte contre les groupes armés terroristes actifs dans les zones frontalières. Des efforts majeurs ont également été engagés par l’Union européenne (UE), qui finance deux missions de formation au Mali et au Niger (EUTM au Mali et EUCAP Sahel au Niger et au Mali), par la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), et par d’autres partenaires internationaux.

De 2015 à 2019, l’opération Barkhane a indiqué avoir neutralisé plus de 600 terroristes au Sahel. Grâce à sa mobilité et à sa capacité rapide à se déployer, Barkhane a fréquemment permis de soutenir les forces régionales lors des combats, renforçant ainsi leurs capacités de lutte antiterroriste.

Si ces efforts conjugués ont permis aux forces en présence d’enregistrer certains progrès, la menace terroriste demeure extrêmement sérieuse. De plus, les groupes ont fait montre d’une réelle capacité d’adaptation, recourant à d’autres tactiques comme les engins explosifs improvisés (EEI) et les embuscades

Stimuler la cohésion sociale

L’un des défis communs simultanément posé par le FLM, l’EIGS et Ansaroul Islam réside dans la menace que ces derniers représentent pour la cohésion sociale. Ces groupes se sont en effet sciemment employés à exploiter les tensions et les clivages sociaux existants pour générer de l’instabilité. Cela s’est traduit par une augmentation des violences intercommunautaires. Au Burkina Faso, ces tensions menacent directement la solidarité qui a longuement prévalu entre les communautés du nord du pays. Les efforts en faveur de la promotion du dialogue social et de la préservation de la paix sont donc essentiels.

Certaines initiatives, modestes mais pertinentes, ont fait leurs preuves en matière d’atténuation de ce risque, en renforçant les liens sociaux existants entre communautés. En coopération avec les chefs de communautés locales, l’Institut des États-Unis pour la paix (US Institute of Peace) a initié en 2015 un dialogue sur la justice et la sécurité à Saaba, dans la province de Kadiogo, afin d’explorer des pistes pour améliorer la sécurité locale. Ce dialogue a associé des membres des Koglweogo (une milice d’autodéfense, principalement composée d’hommes Mossi), des femmes, des responsables de communautés, des représentants de groupes de jeunes et des personnages politiques locaux. Dans le cadre de ce dialogue, la communauté ainsi organisée a pu échanger directement avec les services de police et de gendarmerie. En définitive, ce dialogue a permis de faire diminuer le niveau de violence et de tensions intercommunautaires, tout en contribuant à retisser un certain lien de confiance entre les membres de la communauté locale et les forces de l’ordre.

« Ces groupes se sont en effet sciemment employés à exploiter les tensions et les clivages sociaux existants pour générer de l’instabilité. »

D’autres initiatives ont également été lancées avec l’objectif de recueillir les préoccupations et les doléances les plus courantes des populations. Dans ce domaine, deux autorités administratives jouent un rôle important auprès des jeunes et des communautés vulnérables susceptibles d’être ciblées par les groupes armés terroristes pour leur recrutement: la Haute Autorité pour la Consolidation de la Paix (HACP) au Niger et le Centre de suivi et d’analyses citoyens des politiques publiques (CDCAP) au Burkina Faso.

Dans la région de Tillabéri au Niger, la HACP organise des sessions de dialogues entre communautés afin de prendre la mesure des projets en cours et de remédier aux insuffisances. Lorsque de tels échanges sont régulièrement organisés, ils permettent aux communautés d’exprimer leurs demandes et de s’assurer que leurs préoccupations sont dûment prises en compte lors de la conception des politiques publiques7. De manière analogue, la CDCAP a institué un réseau de la société civile: celui-ci permet de rassembler les avis et les contributions, y compris des communautés habitant les régions les plus éloignées, grâce aux « cadres de concertation communaux » chargés de transmettre les avis aux autorités burkinabè8. De par leur mission et leur organisation, de tels organes de représentation constituent un outil inestimable, assurant un lien entre pouvoir central et communautés locales, mais aussi entre les autorités traditionnelles et les jeunes.

Les activités de HACP et de CDCAP démontrent le rôle crucial que les communautés peuvent jouer pour réduire les frustrations et les griefs envers l’État. Des initiatives similaires pourraient être utiles dans le centre du Mali si l’État malien veut œuvrer avec les groupes locaux pour rétablir la sécurité et l’ampleur de la représentation étatique au niveau local. En collaborant les autorités traditionnelles, les jeunes et les forces de sécurité et de la défense, ces dernières pourront affaiblir le soutien déjà limité que les populations portent aux organisations extrémistes violentes.

Cependant, les individus et groupes prenant part à des initiatives perçues comme liées au gouvernement central sont souvent devenus, par la suite, les cibles privilégiées des groupes armés terroristes. Chacun leur tour, les trois groupes ont ainsi attaqué et assassiné des chefs traditionnels locaux, dans le cadre d’une stratégie visant à évincer tous les représentants d’une autorité quelle qu’elle soit, et à dissuader la population de toute forme de collaboration avec elle. C’est ce qu’il s’est produit dans la région du Tillabéri au Niger, où l’EIGS a assassiné au moins sept chefs traditionnels touaregs en 2019, dans le cadre d’une stratégie visant à bloquer tout dialogue intercommunautaire et à terroriser la population. Ainsi, chaque fois que des initiatives en faveur de la consolidation de la paix et de la cohésion sociale sont lancées, il est capital de veiller à ce que la sécurité des points focaux et des organisateurs soit garantie.

Renforcer l’empreinte gouvernementale

Les États du G5 Sahel sont confrontés au défi majeur de maintenir une présence gouvernementale sur l’ensemble de leurs territoires dans un contexte financier extrêmement contraint. Toute stratégie de gouvernance au Mali, au Niger et au Burkina Faso nécessite donc de renforcer les réseaux d’acteurs intermédiaires et non-gouvernementaux tels que les chefs traditionnels locaux, les groupes communautaires et les ONGs9.

Ceci est particulièrement bien illustré dans le secteur de la justice. Au Burkina Faso, le Mouvement Burkinabè des droits de l’homme et des peuples (MBDHP) recueille les plaintes, construit des dossiers et travaille avec des avocats bénévoles au bénéfice des plaignants qui décident d’ester en justice après avoir été victime de violence ou d’exactions. Dans un contexte où une partie importante de la population se trouve gravement affectée par le conflit, ce travail constitue un soutien juridique essentiel pour permettre aux personnes ayant souffert de violences d’initier un véritable parcours judiciaire. Ailleurs en Afrique, des mécanismes alternatifs de résolution des différends ont aussi été testés, notamment afin de soulager des institutions judiciaires aux capacités d’absorption limitées. Certains mécanismes ont fait leurs preuves, permettant d’améliorer les perceptions de la justice, et renforçant par-là même la stabilité10.

Les associations et les ONGs ont aussi un rôle central à jouer en matière de formation des forces de sécurité et de sensibilisation au respect des droits humains. Au Burkina Faso, des organisations locales de la société civile tels que le Centre d’information et de formation en matière de droits humains en Afrique (CIFDHA) et le MBDHP réalisent des formations en droit international humanitaire, sur les coutumes, les droits et les traditions locales au profit de la police et de la gendarmerie. Le Comité international de la Croix Rouge (CICR) y participe aussi. Ces formations devraient être renforcées et généralisées à toutes les forces de défense et de sécurité, en amont de leur déploiement en zones de conflit.

Le secteur de l’éducation constitue également un domaine où la collaboration entre services de l’État, ONGs et communautés locales a pu se révéler efficace. Dans le centre du Sahel, la plupart des écoles publiques manquent souvent de financement, et se retrouvent parfois dans l’impossibilité d’accueillir tous les enfants, en particulier ceux au mode de vie nomade. Pour cette raison, les communautés nomades et pastorales se sont historiquement tournées vers les écoles coraniques pour y placer leurs enfants. A l’issue de leur scolarité, ces derniers sont souvent désavantagés, car ils ne disposent pas des connaissances délivrées dans le système scolaire traditionnel. Ils en subissent ensuite les conséquences en termes de difficultés d’insertion sociale et professionnelle, celles-ci pouvant constituer un terreau favorable à la radicalisation11. L’association IQRA, basée à Ouagadougou, travaille en collaboration avec des bailleurs internationaux et des chefs religieux en vue de créer et de partager un socle commun aux écoles classiques et aux écoles coraniques.

Recommandations

En dépit de certaines étapes franchies pour contrer la katiba Macina, l’EIGS et Ansaroul Islam, beaucoup reste à faire. Compte tenu des stratégies multidimensionnelles déployées par ces groupes, un ensemble de réponses sera nécessaire pour faire obstacle à leur progression.

Accentuer la présence des forces de sécurité dans les zones marginalisées. Le Mali, le Niger et le Burkina Faso ont déployé des efforts pour lutter contre les trois groupes armés terroristes, notamment à travers les opérations Dambé, Dongo, Otapuanu, Ndofou et Saki 2. Pour infliger des revers significatifs aux capacités des groupes armés terroristes, les forces armées nationales doivent cependant bénéficier d’un soutien constant et important, ainsi que des ressources appropriées. La dotation en unités spéciales de réaction rapide, ou encore l’amélioration des moyens et techniques dédiées au renseignement, sont nécessaires pour contrer des techniques d’attaque de plus en plus perfectionnées. Au Mali, la révision du concept d’opérations (CONOPS) en 2019 illustre la prise en compte du besoin de renfort en unités très mobiles et réactives, nécessaires pour faire face à la stratégie asymétrique des groupes.

Ceci est particulièrement révélateur dans le cas de l’EIGS, dont la mobilité constitue un avantage tactique face aux forces armées des trois pays. Dans ce contexte, renforcer la mobilité de certaines unités pourrait permettre de soutenir la posture stratégie des troupes stationnées au sein de bases militaires, et enrayer la capacité du JNIM à tirer profit des lacunes capacitaires et organisationnelles.

« La dotation en unités spéciales de réaction rapide … est nécessaire. »

S’agissant des forces déployées afin de protéger les communautés dans les zones d’opération, l’accent doit être mis sur l’intégration des chefs et représentants des communautés locales dans la conception de l’organisation de la sécurité. Quand ce n’est pas déjà le cas, l’établissement d’équipes chargées d’assurer un lien entre les communautés et les détachements militaires permettrait de renforcer la capacité des troupes à répondre aux besoins locaux de sécurité provenant des communautés, et de réduire la défiance existant entre populations locales et forces de sécurité.

Un aspect fondamental du retour d’une présence sécuritaire durable dans les régions marginalisées réside aussi dans la mise en place de protections tangibles des chefs et membres des communautés travaillant avec les représentants de l’État et les forces de sécurité, compte tenu de la crainte forte de la population de subir des représailles des djihadistes. Les forces de défense et de sécurité doivent donc convaincre les communautés que leur protection sera assurée. Cet élément est majeur dans des zones comme le centre du Mali, où le FLM est imbriqué à de nombreux niveaux.

Améliorer la sécurité des régions frontalières. Les régions transfrontalières, vastes et dotées d’un faible maillage sécuritaire, sont des refuges idoines pour les groupes armés terroristes. Elles leur permettent aussi d’avoir accès aux sources de revenus illégaux associés aux trafics d’armes, de drogues et d’êtres humains12. L’EIGS a en particulier profité de cette situation et renforcé son accès à l’équipement, au financement et aux réseaux de communications, tout en tissant des liens avec les autres organisations violentes actives au Sahel.

La Force conjointe du G5 Sahel est idéalement placée pour tenter de renforcer la coopération aux frontières et de servir de plateforme de coordination entre les forces armées des pays du G5. Le G5 Sahel et les forces armées du Mali, du Niger et du Burkina Faso devront certainement considérer la création d’unités spécifiquement adaptées à ce type de terrain. Par conséquent, il importe de réformer les forces de défense et de sécurité en intégrant les contraintes spécifiques à la dimension asymétrique du conflit actuel et à des adversaires particulièrement agiles et mobiles13. Cela nécessitera une coopération transfrontalière renforcée, y compris à travers le partage de renseignement.

Renforcer les interactions gouvernementales avec les communautés locales. Un enseignement tiré des expériences conduites au Niger au Burkina Faso est le fait qu’une présence affirmée de l’État auprès des communautés locales peut permettre aux gouvernements de regagner le soutien des communautés, là où celui-ci a été remis en cause par les groupes armés terroristes. Au Mali et au Burkina Faso, l’amélioration des relations entre les populations civiles et les forces de sécurité devrait donc constituer une priorité, et ces relations devraient être approfondies au Niger. De manière similaire, la professionnalisation des forces armées contribuera directement au succès des opérations militaires sur le terrain, et renforcera la confiance des populations locales envers les forces de défense et de sécurité.14

En répondant aux stratégies des groupes avec des méthodes répressives envers la population, et en commettant parfois des exactions sur les habitants, les forces armées nationales ont involontairement contribué à radicaliser des individus qui ont rejoint certains groupes violents, par quête de protection ou de vengeance. Afin de prévenir la répétition de tels actes aux conséquences très dommageables, il est crucial de veiller à mettre en œuvre des réponses sécuritaires où les forces engagées démontrent le plus haut degré de professionnalisme, et où les autorités civiles assurent en permanence un contrôle effectif de leurs forces armées. Parallèlement, pour réussir, toute initiative en faveur de la consolidation de la paix doit bénéficier de l’engagement des forces de sécurité, qui doivent veiller à la protection des acteurs engagés dans des dialogues et tentatives de médiation.

Améliorer la capacité à rendre la justice. A terme, seul un renforcement de la perception selon laquelle la justice existe pourra permettre de restaurer la confiance nécessaire entre l’État et les communautés locales. L’application de décisions de justice rendues dans des conditions justes et équitables indique aux citoyens que la violence des organisations extrémistes ne sera pas tolérée par la société. Cela induit aussi l’idée d’une obligation de rendre de compte pour les membres des gouvernements accusés de corruption ou les acteurs de la sécurité qui auraient commis des violations des droits de l’Homme, y compris dans le cade de la lutte contre le terrorisme.

Ainsi, jusqu’à présent, peu de massacres et exactions commises dans le centre du Sahel ont fait l’objet d’enquêtes complètes. Une fraction encore plus faible des auteurs de violences ont effectivement fait l’objet de poursuites et de condamnations. La katiba Macina, l’EIGS et Ansaroul Islam ont instrumentalisé cet état de fait pour convaincre les individus que la justice ne serait véritablement rendue que par eux-mêmes. Or, le sentiment d’injustice et la perception d’un manque d’impartialité de l’État sont deux moteurs essentiels dans les discours promouvant l’extrémisme violent.

« Les services de gendarmerie et de police gagneraient à être suffisamment dotés en ressources humaines et logistiques afin de veiller au bon déroulement des opérations, y compris sur le plan du respect … du droit international humanitaire. »

A l’inverse, le sentiment que la justice est rendue dans des conditions transparentes et équitables ne pourra qu’affaiblir le soutien aux groupes armés terroristes. Il est donc de la plus haute importance de renforcer les capacités d’enquête des services d’application de la loi au Mali, au Burkina Faso et au Niger.

Dans cette optique, la création ou le renforcement d’une unité de Prévauté (gendarmerie prévôtale ou d’un service équivalent) pourra permettre de fluidifier les procédures judicaires dans les zones de conflit. Les membres de la gendarmerie prévôtale ont en effet la responsabilité de rassembler les preuves d’infractions commises en zone de conflit, y compris par les individus suspectés de terrorisme. Leur présence garantirait que les suspects soient dûment arrêtés, poursuivis et le cas échéant, condamnés pour leurs actes. Cela éviterait que certains ne soient libérés à cause d’infractions insuffisamment caractérisées, alors que ce type de décisions résulte souvent d’un manque de preuves.

En outre, les services de gendarmerie et de police gagneraient à être suffisamment dotés en ressources humaines et logistiques afin de veiller au bon déroulement des opérations, y compris sur le plan du respect du droit des conflits armés et du droit international humanitaire. Dans ce contexte, des personnels dédiés pourraient être désignés « référents droit humains » en amont de chaque opération. Cet ensemble d’actions permettra de renforcer la légitimité des institutions, et de mettre en évidence la volonté des autorités d’agir conformément à l’État de droit.

Contrer les discours radicaux qui exacerbent les tensions sociales.

Le FLM, l’EIGS et Ansaroul Islam ont bénéficié de diverses caisses de résonnances pour la diffusion de leurs idéologies extrémistes d’appel à la violence. Amadou Kouffa se serait radicalisé notamment au contact d’une secte extrémiste, connue sous le nom de Dawa et créée au Pakistan. Dans les années 2000, cette dernière aurait contribué au financement de nombreuses mosquées et medrasas au Mali promouvant une vision particulièrement rigoriste de l’Islam.

Loin d’être isolé, cet épisode illustre néanmoins la nécessité de contrôler plus étroitement les flux de financements orientés vers les activités religieuses et éducatives, en adoptant des directives et des codes de conduite en concertation avec les chefs et représentants religieux. Une telle action pourrait être utilement complétée par l’encouragement et le soutien aux acteurs religieux et traditionnels qui prônent la tolérance et la non-violence, autant de valeurs longtemps restées la norme dans les pays du Sahel.

Garantir la traçabilité des flux financiers et au besoin, interdire les financements en faveur d’écoles ou d’instituts religieux qui véhiculent des discours violents pourrait aider à contrer la diffusion d’idéologies extrémistes. En valorisant des messages de coexistence pacifique au sein des communautés religieuses, de telles actions lutteront aussi contre la perception, par certains individus marginalisés, que le recours à la violence est le meilleur moyen d’expression.

Pauline Le Roux était assistante de recherche associée au Centre d’études stratégiques de l’Afrique (CESA) de 2018 à 2019.

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Notes

  1. Pauline Le Roux, « Le Centre du Mali face à la menace terroriste », Éclairage, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, 25 février 2019.
  2. Pauline Le Roux, « Comment l’État islamique dans le Grand Sahara exploite les frontières au Sahel », Éclairage, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, 21 juin 2019.
  3. Pauline Le Roux, Pauline Le Roux, « Ansaroul Islam : l’essor et le déclin d’un groupe islamiste militant au Sahel », Éclairage, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, 13 août 2019.
  4. Ce document se concentre sur l’extrémisme violent dans le centre du Sahel, et exclut par conséquent les violences commises dans le bassin du Lac Tchad, dans le Sud-est du Niger ou le Sud-Ouest du Tchad.
  5. Entretien avec l’Association des éleveurs peuls du Tillabéri à Niamey.
  6. « Aperçu des réponses sécuritaires régionales au Sahel », Infographie, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, 5 mars 2019.
  7. Entretien avec la Haute Autorité pour la Consolidation de la Paix (HACP) à Niamey.
  8. Entretien avec le Centre de Suivi et d’Analyses Citoyens des Politiques Publiques (CDCAP) à Ouagadougou.
  9. Fransje Molenaar, Jonathan Tossell, Anna Schmauder, Rahmane Idrissa, et Rida Lyammouri, « The Status Quo Defied: The Legitimacy of Traditional Authorities in Areas of Limited Statehood in Mali, Niger and Libya », CRU Report (La Haye: Clingendael Netherlands Institute of International Relations, 2019).
  10. Ernest Uwazie, « Le règlement extrajudiciaire des différends en Afrique : Prévention des conflits et renforcement de la stabilité », Bulletin de la sécurité africaine, No. 16 (Washington, DC: Centre d’études stratégiques de l’Afrique, 2011).
  11. Entretien avec le Cercle d’études de recherches et de formation islamique (CERFI) à Ouagadougou.
  12. Wendy Williams, « Frontières en évolution : La crise des déplacements de population en Afrique et ses conséquences sur la sécurité » Rapport d’analyse No. 8 (Washington, DC: Centre d’études stratégiques de l’Afrique, 2019).
  13. Helmoed Heitman, « Optimiser les structures des forces de sécurité africaine », Bulletin de la sécurité africaine, No. 13 (Washington, DC: Centre d’études stratégiques de l’Afrique, 2011).
  14. Mathurin C. Hougnikpo, « Armées africaines : Chaînon manquant des transitions démocratiques » Bulletin de la sécurité africaine No. 17 (Washington, DC: CESA, 2012).

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