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Des groupes de sécurité communautaires émergent dans les villes africaines en réponse à la criminalité et à la surcharge des forces de police. L’expérience d’Abidjan montre que la collaboration avec la police, la recherche d’alternatives aux tactiques coercitives et le maintien d’une supervision via des conseils locaux sont essentiels à l’efficacité de ces groupes.
Points saillants
- Les villes africaines en expansion rapide connaissent des niveaux importants de crimes violents, ainsi que la menace des gangs criminels. Dépassant les capacités de la police, ces dangers menacent la sécurité des citoyens, les moyens de subsistance et la gouvernabilité des zones urbaines.
- En réponse à ces crises du contrôle social, des groupes de sécurité communautaires émergent pour constituer une sorte de police collaborative. Bien qu’ils ne remplacent pas la police, ces groupes peuvent contribuer à lutter contre la criminalité urbaine. Puisqu’ils connaissent leurs quartiers, ces groupes peuvent servir d’intermédiaires entre une police locale dépassée et les citoyens.
- Les comités de vigilance les plus efficaces reconnaissent que les tactiques coercitives et les confrontations violentes avec les gangs de jeunes ne font qu’aggraver les hostilités sans parvenir à résoudre les problèmes de fond. Il est nécessaire de s’attaquer aux facteurs systémiques liés aux taux de criminalité élevés pour parvenir à réinsérer les gangs de jeunes et endiguer la violence urbaine.
- L’expérience d’Abidjan révèle les limites de ces comités de vigilance dans la lutte contre les crimes graves, ainsi que le risque que ces comités aient recours à la violence extrajudiciaire et deviennent eux-mêmes une menace. Cela souligne l’importance de partenariats étroits entre les comités de vigilance et la police pour qu’une police collaborative puisse contribuer au bien-être commun.
- L’engagement de la société civile et la supervision communautaire sont nécessaires afin de réglementer les groupes de sécurité et garantir qu’ils ne sont pas utilisés à mauvais escient par les élites locales ou des policiers corrompus.
La population urbaine de l’Afrique est passée de 27 millions en 1950 à 567 millions en 2015. Alors que la population du continent devrait doubler d’ici 2050, les estimations prévoient que plus d’un milliard de personnes supplémentaires vivront dans les villes africaines au cours des 30 prochaines années (voir Figure 1). Ces paysages urbains en expansion rapide ont été une source de problèmes de sécurité croissants pour les résidents, notamment des petits vols, des cambriolages, des vols de voitures violents, des vols à main armée, des extorsions et des enlèvements. Quarante pour cent des Africains vivant dans les zones urbaines ont déclaré ne pas se sentir en sécurité dans leur propre quartier1. Derrière les Amériques, le continent africain a les taux d’homicides les plus élevés au monde2. Ces tendances ont contribué à l’image « d’une ville qui tremble »3.
La sécurité dans les milieux urbains d’Afrique est en constante évolution, reflétant l’évolution rapide et souvent non planifiée des zones urbaines, les ressources publiques limitées, une formation inadéquate et des structures policières politisées4. Il en résulte des forces de police souvent inféodées à de puissants intérêts locaux. Ces forces sont enclines à discriminer contre les groupes marginalisés et vulnérables, en appliquant des pratiques dures héritées de la domination coloniale, pour laquelle les colonisés étaient perçus comme une menace. La répartition inégale des policiers et de leurs ressources, en outre, a souvent conduit à donner la priorité aux intérêts des riches et des partis au pouvoir par rapport aux communautés marginalisées. Cela a contribué à réduire la confiance entre la police et la population.
En réponse aux niveaux élevés d’insécurité et à la présence policière limitée dans les villes africaines, des formes de maintien de l’ordre communautaire ou collaborative ont vu le jour pour protéger les citoyens ordinaires. À Abidjan, en Côte d’Ivoire, ces groupes de sécurité communautaires ont pris la forme de « comités de vigilance ». Souvent lancés avec une forte légitimité locale, les comités de vigilance sont fondamentalement relationnels, reliant les membres de la communauté aux forces de police, aux autorités locales et aux présumés délinquants et criminels.
Sans supervision, cependant, de tels groupes peuvent faire la loi par eux-mêmes, contribuant à l’insécurité par l’extorsion, les violations des droits humains et la justice par l’autodéfense5. Ils peuvent également être cooptés par des acteurs politiques et utilisés comme outil de répression et de violence, en particulier par les partis et les politiciens autoritaires6.
Le cas d’Abobo
Abidjan est la troisième métropole francophone au monde après Paris et Kinshasa, avec plus de 5 millions d’habitants. C’est l’une des villes d’Afrique à la croissance la plus rapide, caractérisée par une prospérité économique en plein essor, mais non inclusive. Cela est la source de fortes inégalités pour les résidents, en particulier les jeunes.
La municipalité ou commune d’Abobo est l’une des treize qui composent Abidjan (voir Figure 2). Composée majoritairement d’habitants des classes populaires et peuplée de plus d’un million d’habitants, Abobo est l’un des secteurs les plus denses de la métropole. Ce quartier concentre les arrivées anciennes et récentes principalement de la région sahélienne, y compris les groupes ivoiriens Malinké et Sénoufo du nord de la Côte d’Ivoire, aux côtés des émigrés burkinabè et maliens. La commune s’est développée autour du chemin de fer colonial et, par la suite, du monde social des transports urbains – dont les taxis et les emblématiques minibus Gbaka. Ce secteur essentiel fait transiter les travailleurs entre les quartiers-dortoirs comme Abobo et les lieux d’activité industrielle ou commerciale. Son rôle de plaque tournante du transport a également intégré Abobo dans les réseaux du crime organisé d’Abidjan.
La répression policière et le harcèlement de la population d’Abobo ont une longue histoire. La police a ciblé les habitants, en particulier les jeunes travaillant dans les transports, en appliquant le discours xénophobe de « l’ivoirité », qui nie les droits fondamentaux des habitants originaires du Nord en prétendant qu’ils ne sont pas Ivoiriens. Cela a favorisé une culture de suspicion et de méfiance entre la police et les habitants d’Abobo. Le quartier a également été le socle de la révolte d’Abidjan, une lutte contre les efforts de Laurent Gbagbo pour se maintenir au pouvoir après sa défaite électorale en 2010-2011, aggravant les relations entre la police et la population locale.
Suite à la crise de 2010-2011, des gangs ont vu le jour autour d’Abidjan, alimentés par la dernière génération de jeunes marginalisés et stigmatisés par l’expression de « microbes ». Ils ont été redoutés pour leurs attaques en groupe sous forme de raids sur des marchés, des coins de rue bondés, ou dans des habitations (cour commune), générant des violences qui ont profondément choqué les Ivoiriens. Le quartier d’Abobo Gare est généralement considéré comme le berceau de ces gangs, bien qu’ils se soient rapidement étendus à Abobo et plus tard à Abidjan.
Un commissaire de police local décrivant les plus difficiles années de cette crise sécuritaire (vers 2012-2016) expliquait que « pas une heure ne s’écoulait sans une alerte due aux microbes ». Le cycle de violence et la perception d’Abobo comme un ghetto social ont été renforcés par les chefs de gangs, dont certains liés au monde des transports et du crime organisé, qui ont trouvé une réserve d’innombrables jeunes vulnérables prêts à être recrutés. Le gouvernement, critiqué pour son inaction contre le crime, a réagi en lançant régulièrement des descentes de police massives à Abobo. En privé, les policiers locaux, les leaders communautaires et les membres des comités de vigilance ont souvent critiqué ces opérations dites « coup de poing » comme inutiles.
Les conséquences de la crise des microbes étaient devenues insupportables pour de nombreuses communautés d’Abobo, les gangs ayant semé le désordre parmi les résidents au cours des années 2010. Deux commerçantes qui possèdent une librairie scolaire dans un marché d’Abobo ont expliqué que lors des différents braquages et cambriolages dans leur quartier, « nous avons voulu appeler la police, mais eux-mêmes [avaient] peur des microbes ». Dès lors, les habitants des quartiers d’Abobo ont mis en place une réponse collective : les comités de vigilance.
Les comités de vigilance d’Abobo
Une recherche sur le terrain impliquant plus de 100 entretiens représentant des membres de 6 comités de vigilance, a cherché à mieux comprendre les relations entre les comités de vigilance, les citoyens ordinaires, la police et les gangs de jeunes à Abobo.
Les comités de vigilance trouvent généralement leur origine dans un événement violent traumatique lié aux microbes que les résidents ont jugé intolérable, et qui a été un point de bascule. Les chefs de la plupart des comités de vigilance sont des jeunes leaders communautaires disposant du soutien de notables locaux. Environ 20 comités ont vu le jour à Abobo après 2011, comprenant chacun entre 50 et 200 membres, bien que leur composition fluctue dans le temps en fonction de l’intensité perçue de la menace pour la sécurité. Armés de gourdins et d’armes mixtes, ils procèdent par équipes d’une dizaine de membres, organisant soit des patrouilles, soit des postes de contrôle dans leurs quartiers.
« Les comités de vigilance cherchent une formalisation supplémentaire, plaidant auprès des autorités administratives et politiques pour être reconnus et soutenus ».
Au début de la crise des microbes, les comités ont souvent eu recours à la violence après avoir arrêté un présumé délinquant ou criminel violent. Cette justice d’autodéfense a conduit à de nombreuses violations des droits humains. Dans certains cas, les chefs de comité ont reconnu que certaines personnes appréhendées avaient été tuées. En général, cependant, un contrevenant présumé passe la nuit au siège du comité avant que ses membres ne tentent de négocier une solution pour l’infraction commise. Si l’infraction ne peut être résolue par la médiation, l’individu est escorté au poste de police.
Chaque comité présente différents degrés d’institutionnalisation. La première étape d’organisation formalise généralement une association de quartier pour représenter le comité de vigilance, avec des pratiques et des discours bureaucratisés. Parfois, les comités de vigilance cherchent une formalisation supplémentaire, plaidant auprès des autorités administratives et politiques pour être reconnus et soutenus.
Souvent, les membres du comité utilisent des symboles manifestes pour signaler leur présence et augmenter la visibilité de leur groupe au sein de la communauté, notamment des sifflets, des brassards, des badges, des t-shirts et parfois des cagoules. Les objets magico-religieux, tels que des protections ou des armes symboliques, jouent également un rôle important. Les membres du comité de vigilance utilisent ces types de ressources culturelles, qui s’appuient sur des croyances partagées, pour souligner leur rôle dans la communauté.
Dans le but de financer leurs activités, de nombreux comités ont mis en place des systèmes de tickets payants avec des numéros de téléphone pour les urgences, auxquels les gestionnaires de cours-communes ou les particuliers pouvaient s’abonner. Bien qu’insuffisants à eux seuls, les systèmes de tickets ont d’abord contribué à générer des revenus. Cependant, les donateurs du quartier, encouragés par les leaders communautaires, constituent la principale ressource financière des comités.
Contributions des comités de vigilance à la sécurité
Les comités de vigilance d’Abobo sont généralement perçus comme ayant amélioré la situation sécuritaire par rapport aux années difficiles de la crise des microbes. Dans la plupart des cas étudiés, les comités sont devenus des acteurs communautaires clés pour la sécurité locale. Le défi de la criminalité urbaine reste loin d’être résolu, car dans la pratique, de nombreux groupes criminels et gangs se sont simplement déplacés vers d’autres parties d’Abidjan. Cependant, l’amélioration de la sécurité des communautés d’Abobo est généralement considérée comme une victoire par les parties prenantes.
« Les efforts pour établir des comités de vigilance représentent une action collective pour une solution locale qui dispose du soutien des dirigeants communautaires ».
Les liens des comités avec leurs communautés sont la source de leur légitimité et leur efficacité. Les membres du comité connaissent leur quartier et peuvent donc avoir un fonctionnement harmonieux parmi leurs voisins. Souvent, les efforts pour établir des comités de vigilance représentent une action collective pour une solution locale qui dispose du soutien des dirigeants communautaires. Au plus fort de la crise, par exemple, les prières du vendredi dans les mosquées et les sermons religieux du dimanche sont devenus des tribunes permettant de recueillir du soutien et de trouver des solutions à la violence traumatisante de la criminalité urbaine croissante dans de nombreuses communautés.
Les comités n’ont pas été créés avec un objectif politique particulier, même si au vu de leur succès, certains politiciens ont essayé de les utiliser pour recueillir le soutien populaire. Lorsque cela s’est produit, certains comités ont repoussé les politiciens pour maintenir leur indépendance et leur statut communautaire. Dans d’autres cas, la création de comités de vigilance a permis à de jeunes ambitieux de gravir les échelons sociaux et de gagner en influence au sein de la communauté. Quoi qu’il en soit, la légitimité populaire attribuée aux comités de vigilance leur a permis de mieux lutter contre la délinquance de quartier.
Dans un premier temps, l’attrait populaire des comités de vigilance leur a permis de récolter des ressources suffisantes auprès de la communauté, par le biais de paiements de cotisations pour leurs activités. Cependant, à mesure que la sécurité s’est améliorée, la population est devenue plus réticente à payer. Par conséquent, les donateurs locaux restent essentiels pour le financement à long terme des comités. Par exemple, lorsqu’un comité a déclaré que sa mission était terminée et a voulu se dissoudre en raison du déclin de son soutien, les imams et les prêtres locaux ont mobilisé des ressources pour le soutenir.
La police a également bénéficié des activités des comités. Celle-ci a mis à profit la connaissance locale et la présence des comités pour reprendre pied dans les quartiers. Cela a conduit à une augmentation de la capacité et de la confiance dans les forces policières au sein de la communauté. Le leadership de certains commissaires de police locaux a été salué par de nombreux acteurs d’Abobo et de l’extérieur, en partie à cause de leur supervision des comités.
À Abobo, les comités qui fonctionnent le plus efficacement sont ceux qui sont bien supervisés par la police locale. Les comités de vigilance et la police ont même mis au point certaines pratiques permettant de rationaliser le travail quotidien, comme l’utilisation de « petits papiers ». Ces signalements faits par les victimes aux comités de vigilance sont transmis à la police pour faciliter l’administration de leurs dossiers, simplifiant le processus bureaucratique de dépôt d’une plainte et facilitant l’accès au commissariat.
Un autre facteur clé contribuant à l’efficacité de certains comités de vigilance par rapport à d’autres est leur compréhension des limites des tactiques coercitives. « Combattre des ennemis » tels que les microbes au sein de la communauté n’est pas si simple et engendre des conséquences. Les membres des comités doivent souvent négocier avec les familles des délinquants ainsi qu’avec les chefs de gangs eux-mêmes.
« Les comités de vigilance réduisent la criminalité en général, mais uniquement avec l’aide de la police locale et par des tactiques non coercitives ».
Pour instaurer une confiance à long terme, les comités de vigilance plus performants réduisent leur recours à la coercition. Cherchant des alternatives à la violence, certains comités visent à réhabiliter les jeunes délinquants en intégrant ces membres des gangs aux comités de vigilance eux-mêmes. Cela conduit à une amélioration des relations avec les familles des délinquants, mais cela brouille également la frontière entre ceux qui prétendent lutter pour l’ordre et ceux qui sont perçus comme des fauteurs de troubles, ce qui soulève des questions de légitimité.
Le travail quotidien de la collaboration sécuritaire produit des tensions dans la vie sociale d’Abobo. Les comités de vigilance cherchant à réintégrer les jeunes stigmatisés de la communauté ont parfois du mal à offrir réparation aux citoyens lésés. Intégrés à la communauté, les comités de vigilance réduisent la criminalité en général, mais uniquement avec l’aide de la police locale et par des tactiques non coercitives.
Police collaborative et négociation de l’ordre urbain
La police opérant dans un milieu urbain tel qu’Abobo doit négocier l’ordre avec un certain nombre d’acteurs interdépendants, notamment des comités de vigilance et d’autres leaders communautaires tels que des commerçants ou des chefs religieux. Des comités de vigilance suffisamment développés collaborent avec la police nationale au niveau local, étendant essentiellement la portée des forces de police débordées.
Alors que la police nie officiellement la légalité des comités de vigilance, en pratique au niveau des quartiers, les commissaires de police locaux donnent des directives pour tolérer, rejeter, collaborer et parfois participer à l’organisation de ces groupes de sécurité communautaires. La discrétion de ces bureaucrates locaux est au cœur des relations entre les commissariats et les comités de vigilance.
La fin de la guerre civile ivoirienne en 2011 a débloqué une assistance sécuritaire importante de la part des donateurs internationaux. Le Programme des Nations Unies pour le développement a mis en œuvre des programmes d’assistance à la sécurité, visant à reconstruire l’infrastructure policière dégradée et à améliorer simultanément les relations entre la police et la communauté, grâce à des programmes de police de proximité sous le contrôle du gouvernement local. Ces programmes ont établi des « Comités consultatifs d’éthique » dans chacun des postes de police dirigés par des commissaires locaux. Les comités consultatifs se réunissent mensuellement avec des responsables communautaires afin de discuter des relations police-communauté et des questions de sécurité locales.
Au moins deux commissariats d’Abobo utilisent ces comités consultatifs pour gérer les comités de vigilance de quartier. Dans certains cas, au fur et à mesure que les comités de vigilance se sont développés, ils ont perpétré des violations des droits humains contribuant à de nouvelles formes d’insécurité dans les communautés. En réponse à cela, la police a dû surveiller leurs activités et a utilisé ces programmes de police de proximité dans le but de superviser ces groupes. À l’origine, ces programmes n’étaient pas conçus ou destinés à cette fin, mais les commissaires de police locaux les ont adaptés à leurs réalités et à leurs besoins.
Les services de police ne sont cependant jamais parvenus à contrôler totalement les comités de vigilance. Des abus occasionnels persistent, même avec des mécanismes de surveillance en place. Parfois, notamment dans les cas d’extorsion, la fermeture d’un comité est devenue nécessaire. À l’inverse, d’autres comités de vigilance sont désireux de participer aux activités des conseils consultatifs et cherchent activement à améliorer les relations avec les autorités, en demandant, par exemple, des formations aux droits humains.
Mobilisation au-delà des comités de vigilance pour faire face à la crise
Alors que le gouvernement s’attaquait à la crise liée aux microbes, il a commencé à réaliser les limites d’une réponse coercitive et militarisée au phénomène. Un fort soutien local au gouvernement du président Alassane Ouattara a contribué à mettre en avant l’importance de la crise et contraint les élus à y prêter plus d’attention. Une augmentation relative des investissements publics s’est produite à Abobo, afin d’améliorer les infrastructures et les services sociaux. Les élites politiques ont même tendu la main aux « gros bonnets » d’Abobo pour améliorer les relations entre les syndicats de transport et réduire les crimes violents.
« Ces efforts montrent que les réponses de fond à la criminalité urbaine à Abobo nécessitent une volonté politique soutenue pour s’attaquer aux causes systémiques de l’insécurité ».
Alors que certains comités de vigilance et organisations de la société civile recommandent et soutiennent les programmes sociaux pour les membres des gangs, le gouvernement a répondu par des programmes de resocialisation. Cette politique publique nationale de resocialisation a en partie été inspirée par l’Autorité ivoirienne pour le désarmement, la démobilisation et la réinsertion, qui a fonctionné de 2012 à 2015. Les autorités s’appuient sur certains des comités de vigilance les plus ambitieux pour mettre en œuvre cette politique relativement innovante à l’échelle du quartier.
Le programme Cellule de coordination de suivi et de réinsertion envoie par vagues de jeunes délinquants, pour la plupart d’Abobo, dans un camp de resocialisation dans une région reculée du centre de la Côte d’Ivoire, loin d’Abidjan. L’objectif principal du programme, selon un responsable, était de « rééduquer [les délinquants] et de leur inculquer les valeurs civiques et morales propres à la vie en société ». À leur retour dans la communauté, les participants ont dû choisir entre différents métiers et commencer un programme de mentorat avec un tuteur assigné dans des domaines techniques tels que la couture, la menuiserie, la soudure ou l’électricité.
Les participants à ce programme ont souligné la nécessité de mieux aligner ces professions avec leurs aspirations. Les membres du comité de vigilance ont souligné que le manque de financement du programme de mentorat et le suivi insuffisant des participants ont déçu de nombreuses personnes. L’efficacité de ce programme et la volonté politique à long terme de le soutenir restent une question ouverte, mais ses activités se poursuivent.
Des ONG telles qu’Interpeace/Indigo ont plaidé en faveur d’une réponse gouvernementale plus nuancée et ont mis en œuvre leurs propres programmes de réinsertion des jeunes violents7. Des experts comme le professeur Francis Akindès ont contribué à mieux faire connaître la question des gangs de jeunes en produisant un documentaire sur ce qu’il a appelé « le symbole d’un apartheid économique »8. Ces efforts montrent que les réponses de fond à la criminalité urbaine à Abobo nécessitent une volonté politique soutenue pour s’attaquer aux « causes systémiques de l’insécurité »9, dont le manque de services publics et la nécessité de maîtriser les principaux acteurs criminels.
Les initiatives de police de proximité comme l’Agence d’assistance à la sécurité de proximité, au Sénégal, peuvent offrir d’autres leçons sur l’intégration des comités de vigilance10. Cet organisme parapublic a été créé en 2013 pour rassembler tous les groupes de sécurité communautaires sénégalais sous une seule institution, avec une philosophie de gouvernance de la sécurité et une coopération étroite avec les gouvernements locaux. Intégrant 10 000 membres, soit presque autant que les forces de police et de gendarmerie du pays réunies, ils sont pour la plupart destinés à accomplir des tâches de police de routine et de lutte contre la petite délinquance. De tels efforts pour formaliser les groupes de sécurité communautaires peuvent offrir des informations fructueuses sur les prochaines étapes de la lutte contre la criminalité urbaine.
Vers un modèle de police collaborative dans les villes africaines
La réalité des forces de police surchargées dans de nombreuses villes africaines a fait de la police collaborative un élément fondamental de la vie quotidienne. Les dispositifs de sécurité d’Abobo offrent des informations sur le caractère négocié des pratiques d’ordre urbain au niveau local, et sur la manière dont ces pratiques peuvent contribuer à une sécurité centrée sur le citoyen. Il n’y a pas de formule unique des comités de vigilance pour faire respecter l’ordre. Ce n’est que dans des conditions adéquates que ces efforts contribuent à faire de la sécurité un véritable bien public. Par conséquent, les décideurs et les professionnels ont besoin de mieux comprendre comment contrôler et améliorer la collaboration sécuritaire à l’aide de différentes formes de participation citoyenne.
Élaborer des programmes de police de proximité qui établissent des organismes de surveillance pour la supervision des groupes de police collaborative. Les programmes de police de proximité peuvent être utilisés pour superviser efficacement les comités de vigilance ainsi que pour renforcer la confiance entre le gouvernement, la police et les acteurs communautaires. Mais pour être efficaces, de tels programmes et la supervision des comités nécessitent une appropriation et une organisation locales. Les comités de vigilance qui ont réussi à Abobo ont bénéficié du leadership proactif et inclusif des commissaires de police locaux, qui ont adapté les Comités consultatifs d’éthique des programmes de police de proximité pour surveiller les comités de vigilance et impliquer la communauté.
La participation efficace de la police, de la société civile et des leaders communautaires aux Comités consultatifs d’éthique souligne la nécessité pour les autorités locales d’inclure les résidents dans la supervision des groupes de sécurité communautaires. Les comités de vigilance ou d’autres mobilisations de sécurité citoyenne risquent de déchirer le tissu social des communautés s’ils deviennent les outils des élites locales et de leurs intérêts plutôt que les représentants des besoins de sécurité des communautés. Les membres de la communauté et des leaders au sein des comités consultatifs contribuent à garantir que la participation des citoyens à la police collaborative est contrôlée par des moyens législatifs et judiciaires démocratiques, qui à leur tour protègent les populations marginalisées en dissuadant les violations des droits de l’homme.
Offrir une formation aux droits humains et intégrer des groupes de sécurité communautaires. La formation sur des questions telles que les droits humains et les techniques policières de base est efficace et souhaitée par les membres des comités de vigilance et les résidents. Une telle formation peut faciliter une sélection et une certification des membres des comités de vigilance. Cela peut également servir à établir des partenariats plus solides entre les responsables de la police locale et des membres désignés de la communauté, ce qui en retour améliore la sécurité et la responsabilité.
« Les comités de vigilance ou d’autres mobilisations de sécurité citoyenne risquent de déchirer le tissu social des communautés s’ils deviennent les outils des élites locales et de leurs intérêts ».
Les initiatives de sécurité locales et nationales devraient passer par les organes de de supervision locale pour formaliser des formations régulières et obligatoires pour les groupes de sécurité communautaires. Avec le temps, ces efforts pourraient être combinés pour établir des initiatives de police collaborative au niveau national comme l’Agence d’assistance à la sécurité de proximité au Sénégal.
S’attaquer aux facteurs systémiques liés aux taux de criminalité élevés et améliorer les programmes de réinsertion des membres de gangs. Les comités de vigilance les plus performants et les plus ambitieux d’Abobo se sont rapidement rendu compte que les tactiques coercitives et les confrontations violentes avec les gangs de jeunes ne résolvaient pas les problèmes communautaires plus profonds qui alimentaient la criminalité urbaine. L’utilisation de tactiques non conflictuelles afin de communiquer avec des jeunes violents a aidé à prévenir les altercations et la criminalité. Cela a également permis de renforcer la confiance entre les comités de vigilance et les jeunes en difficulté de la communauté. Pourtant, les comités de vigilance ne représentent pas une solution complète aux problèmes qui poussent ces jeunes à la délinquance urbaine.
Le programme de resocialisation du gouvernement ivoirien offre l’occasion d’amorcer la résolution de ces problèmes en offrant des possibilités et une éducation aux jeunes. Un investissement accru dans ces programmes est cependant nécessaire. Un financement et un mentorat soutenus des participants au programme contribueraient à consolider les résultats souhaités du programme. Des efforts similaires dans d’autres contextes pourraient être reproduits, à condition que des considérations locales soient également appliquées.
Développer régulièrement des analyses locales avec des chercheurs locaux afin d’éclairer les programmes de police de proximité. Seule une compréhension fine et contextualisée des relations sociales générées par ces groupes communautaires peut permettre aux décideurs et aux responsables d’améliorer la police urbaine. Des recherches régulières au sein des communautés peuvent aider à faciliter la responsabilisation en étudiant comment la dynamique communautaire change en réponse aux programmes de police de proximité. Ces évaluations devraient être menées de concert avec des autorités locales ayant une connaissance approfondie de leurs communautés, et chercher à aller au-delà de la plate-forme fournie par les Comités consultatifs d’éthique ou d’autres organismes de réglementation.
Les programmes au niveau national et le soutien international doivent se concentrer sur les quartiers défavorisés lors de la mise en œuvre du renforcement des capacités de la police, en soulignant l’importance de comprendre l’économie politique et les expériences du maintien de l’ordre quotidien par les agents de police ordinaires11.
Dr Maxime Ricard est chercheur Afrique de l’Ouest à l’Institut de recherche stratégique de l’École Militaire (IRSEM, France). Il est également chercheur associé au Centre FrancoPaix de la Chaire Raoul-Dandurand au Canada.
Kouamé Félix Grodji est doctorant à l’Université Alassane Ouattara de Bouaké en Côte d’Ivoire.
Notes
- ⇑ Outil d’analyse en ligne d’Afrobaromètre, « Round 7 2016/2018. »
- ⇑ Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, « Global Study on Homicide: Homicide trends, patterns and criminal justice response » (Étude mondiale sur les homicides : tendances, modèles et réponse de la justice pénale en matière d’homicides), juillet 2019.
- ⇑ Maya Mynster Christensen et Peter Albrecht, « Urban Borderwork: Ethnographies of policing » (Frontières urbaines : ethnographies du maintien de l’ordre), Environment and Planning D : Society and Space 38, n° 3 (2020), 391.
- ⇑ Stephen Commins, « De la fragilité urbaine à la stabilité urbaine », Bulletin de la sécurité africaine n° 35, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, août 2018.
- ⇑ Oluwakemi Okenyodo, « Gouvernance, responsabilité et sécurité au Nigeria », Bulletin de la sécurité africaine n° 31, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, juin 2016.
- ⇑ Rebecca Tapscott, « Arbitrary States: Social Control and Modern Authoritarianism in Museveni’s Uganda » (États arbitraires : contrôle social et autoritarisme moderne dans l’Ouganda de Museveni), Oxford : Oxford University Press, 2021.
- ⇑ Interpeace, « Exister par le gbonhi : Engagement des adolescents et jeunes dits ‘microbes’ dans la violence à Abobo », février 2017.
- ⇑ Haby Niakaté, « Les enfants « microbes » sont un signe de l’apartheid économique qui s’installe en Côte d’Ivoire », Le Monde, 1er avril 2018.
- ⇑ Kasper Hoffmann, Koen Vlassenroot et Karen Büscher, « Competition, Patronage and Fragmentation: The Limits of Bottom-Up Approaches to Security Governance in Ituri » (Concurrence, patronage et fragmentation : les limites des approches ascendantes de la gouvernance de la sécurité en Ituri), Stability: International Journal of Security and Development 7, n° 1 (2018), 11.
- ⇑ Nabi Youla Doumbia, « Le problème du contrôle des groupes de vigilance en Afrique de l’Ouest francophone : Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Sénégal », Bulletin FrancoPaix 4, n° 2, Centre FrancoPaix, février 2019.
- ⇑ Michel Thill, Robert Njangala et Josaphat Musamba, « Placer le quotidien de la police au cœur de la réforme à Bukavu », Briefing, Rift Valley Institute, mars 2018.