Bulletin de la sécurité africaine N° 23

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Le militantisme islamique en Afrique

Par Terje Østebø

5 novembre 2012


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Résumé

La montée du militantisme islamique dans le Sahel, dans le nord-est du Nigeria et dans certaines parties de la Corne de l’Afrique a engendré un regain d’attention pour ces préoccupations sécuritaires changeantes. On aurait pu s’attendre à ce que l’interprétation Africaine de l’Islam, qui est historiquement tolérante et modérée, soit suffisante pour empêcher les points de vue extrémistes de gagner un support significatif, cependant ceci semble être de moins en moins le cas. En règle générale, la connaissance de ce défi sécuritaire non-conventionnel est basée davantage sur des spéculations que sur des évaluations empiriques. Les réponses doivent absolument éviter d’amalgamer des acteurs islamiques distincts tout en adressant les perceptions de désaffectation et de sous représentation, au niveau local, qui encourage l’apport de soutien aux militants.

Islamic Militancy in Africa

Points Saillants

  • La montée du militantisme islamique dans certaines parties du Sahel et dans la Corne de l’Afrique présente des menaces croissantes pour la stabilité régionale. L’attrait de ce mouvement provient de sa capacité à puiser dans les communautés marginalisées, notamment la jeunesse, pour les convaincre qu’il est possible de répondre à leurs doléances en établissant une culture islamiste plus pure.
  • En dépit de leurs avancées, les militants islamiques d’Afrique ne sont généralement pas dotés d’une grande puissance militaire et ils ne cherchent pas nécessairement à gouverner à l’échelle de l’État. Ils ont en effet plutôt tendance à demeurer un phénomène local qui porte son attention sur les préoccupations locales.
  • En Afrique, les organisations militantes islamiques ne bénéficient généralement que du soutien de petites minorités au sein des communautés musulmanes. Toutefois, des interventions irréfléchies, notamment celles impliquant des forces occidentales, peuvent renforcer le discours des militants, accroître ainsi leur crédibilité et les amener à recruter davantage de membres.

La conquête de plus de la moitié du territoire malien par des militants islamiques, l’escalade de la violence de Boko Haram dans le nord du Nigéria et des années de violences d’inspiration religieuse en Somalie ont renforcé l’attention portée au militantisme islamique en Afrique. Les affrontements violents entre groupes d’insurgés et autorités gouvernementales dans le Sahel et la Corne de l’Afrique se sont accrus, les capacités militaires des organisations militantes se sont amplifiées, les attentats terroristes à l’encontre des civils, particulièrement les attentats-suicides à la bombe, ont augmenté, les codes de moralité stricts des militants, que l’on fait respecter à coups de lapidations et d’amputations, ont été imposés, des sites historiques sacrés détruits et des centaines de milliers de civils déplacés. La capacité des militants à s’emparer de vastes territoires pour les contrôler pendant de longues périodes font persister et bloquent le processus d’édification de l’État en Somalie, tandis qu’au Mali elle a séparé la moitié nord de la moitié sud du pays et aggravé l’impasse politique à Bamako. Qui plus est, l’instabilité prolongée dans certaines parties du Sahara-Sahel risque de se répercuter dans l’ensemble de la région. La perspective de l’émergence d’un militantisme islamique et d’une exacerbation des tensions dans le reste du continent est également très préoccupante.

Si les risques d’escalade sont appréciables, les avancées de ces groupes militants islamiques ne sont pourtant pas imputables à leur force militaire. En effet, l’accroissement de leur influence est tout autant un symptôme de l’existence de conjonctures politiques fragiles et complexes. Plus généralement, le militantisme islamique actuel en Afrique se situe au croisement de tendances plus larges de l’islam et de contextes locaux, le défi qu’il jette étant d’autant plus difficile à relever que l’on ne sait pratiquement rien de ces groupes islamiques souvent secrets, dont certains ne se sont manifestés que récemment.

L’émergence du militantisme islamique en Afrique

Par « militantisme islamique », on entend ici des groupes et mouvements musulmans qui, se fondant sur des préférences religieuses, cherchent à faire appliquer des normes religieuses, sociales et politiques par la violence. Ces préférences religieuses sont, à leur tour, définies comme étant des interprétations des écritures que les militants considèrent comme faisant autorité. En d’autres termes, le militantisme islamique se distingue des mouvements islamiques qui veulent induire un changement politique par des moyens pacifiques ou promouvoir des réformes de nature religieuse par l’intermédiaire de l’éducation et de la da’wa (prosélytisme), par exemple. Il faut également remarquer que le militantisme islamique est le reflet d’un point de vue minoritaire au sein des diverses idéologies islamiques.

Le militantisme islamique en Somalie a vu le jour au milieu des années 1980 avec la formation d’Al Ittihad Al Islami (Union islamique), qui a étendu ses opérations militaires au début des années 1990. Si cette organisation a disparu après 1996, ses idéaux et ses acteurs principaux ont pourtant continué de jouer un rôle dans le mouvement des Tribunaux islamiques unis (TIU), rassemblant des courants très divers, né au milieu des années 2000. En 2006, les TIU sont parvenus à contrôler Mogadiscio pendant quelques mois avant d’être écrasés lors de l’intervention éthiopienne au mois de décembre de cette année-là. De ce mouvement, est issu Al Shabaab, organisation représentative d’une nouvelle génération de militants islamiques encore plus déterminés à recourir à la violence pour parvenir à leurs fins. Outre une guérilla qui lui a permis de prendre le contrôle de vastes zones du sud de la Somalie, Al Shabaab a ajouté l’attentat-suicide à la bombe à sa panoplie d’actions. Depuis 2011, plusieurs offensives de la Mission de l’Union africaine en Somalie (AMISOM) et des troupes gouvernementales somaliennes, rejointes ultérieurement par des forces armées kenyanes et éthiopiennes, ont considérablement affaibli les capacités d’Al Shabaab.

« Le militantisme islamique est le reflet d’un point de vue minoritaire au sein des diverses idéologies islamiques. »

Les activités récentes du groupe connu sous le nom de Boko Haram (Boko signifie « éducation laïque occidentale » en haoussa et Haram « immoral » en arabe) ont suscité un regain d’attention pour le militantisme islamique au Nigéria. Ce groupe a été fondé vers 2002 par Mohamed Yusuf, activiste autodidacte, qui avait été inspiré par la Muslim Students Society of Nigeria (Société des étudiants musulmans du Nigéria, MSSN) constituée en 1954, et plus particulièrement par Sheik Ibrahim Zakzaki ainsi que l’érudit salafiste Sheik Jafar Mahmoud Adam. Mohamed Yusuf s’est par la suite engagé dans sa propre voie idéologique, se démarquant des courants islamistes et salafistes dominants au Nigéria1 Il a participé activement à l’imposition des principes de la charia introduits dans le nord du pays au début des années 2000, dont il a toutefois vite jugé les modalités trop accommodantes. Avec les confrontations répétées de Boko Haram avec les forces de sécurité nigérianes dans un conflit de faible intensité à partir de 2003, la violence s’est intensifiée, après une brève accalmie, suite à la mort de Mohamed Yusuf aux mains de la police nigériane en 2009. La secte a retenu l’attention à l’échelle planétaire en août 2011 avec l’attentat-suicide à la bombe du siège nigérian de l’ONU à Abuja, auquel ont succédé des attaques de commissariats et d’églises chrétiennes les années suivantes. Depuis la mort de Mohamed Yusuf, la structure de commandement de Boko Haram demeure peu claire, mais l’organisation a toutefois prouvé sa volonté ainsi que ses capacités d’intensifier ses activités insurrectionnelles.

Ansar Dine (défenseurs de la foi) et Jama’at Tawhid wal Jihad fi Garbi Afriqqiya (Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest, MUJAO) sont les deux principaux mouvements militants islamiques actifs dans le nord du Mali. Ansar Dine a été constitué à la fin de 2011 par Iyad Ag Ghali, ex-dirigeant rebelle touareg, qui est souvent qualifié d’opportuniste pragmatique. Le MUJAO a vu le jour dans la même période mais on sait peu de choses sur ce groupe à l’exception de ses objectifs déclarés de mener le jihad en Afrique de l’Ouest et du fait qu’il semble abondamment financé par le trafic de stupéfiants et les enlèvements contre rançon. Le gros des troupes est composé principalement de Touaregs et d’Arabes mauritaniens et maliens, ainsi que de sympathisants issus du Nigéria et d’autres pays du Sahel. Ansar Dine comme le MUJAO ont réapparu durant les combats déclenchés en janvier 2012 par le Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA), un mouvement nationaliste et auto-proclamé séculier qui lutte pour la création d’une patrie touareg indépendante. Antérieurement associés dans la lutte de façon informelle, le MNLA et les militants islamiques ont vu leurs relations se tendre progressivement en mai 2012, les derniers déjouant et, dans certaines zones, affrontant le MNLA pour prendre le contrôle de villes stratégiques dans le nord du Mali. On s’est beaucoup interrogé sur les désaccords internes existants entre le MUJAO, Ansar Dine et Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), ce dernier étant le plus connu et dirigé de l’étranger. Ils peuvent s’expliquer par des différends idéologiques, des conflits de personnalités, des divergences ethniques ou par la lutte pour le contrôle des vastes réseaux de contrebande dans le Sahel et au Sahara. En conséquence, la force militaire et politique des groupes militants islamiques sahéliens et le caractère viable d’un front cohérent du type d’Al-Qaïda restent sujettes à caution.2

Caractéristiques idéologiques

Si les facteurs politiques et socioéconomiques sont importants, le fait même que ces mouvements se définissent en termes de religion nous contraint à en reconnaître le contenu idéologique. Le militantisme islamique en Afrique fait partie d’un courant idéologique mondial plus large. Dans certains cas, il comprend des liens avec des organisations nourrissant les mêmes idéologies en dehors de l’Afrique. Malheureusement, l’absence d’enquêtes approfondies au sujet de ces relations mène souvent à une réduction sommaire ces liens idéologiques complexes en la notion diffuse « d’islam mondial ». En fait, l’islam contemporain se caractérise par un accroissement de l’hétérogénéité et de la fragmentation doctrinales, qui ont inévitablement une incidence sur les actions des militants islamiques sur le terrain. Ces groupes présentent des interprétations extrêmement sélectives des principes religieux, des adaptations locales particulières et un manque de cohérence idéologique qui les propulsent sur de multiples parcours potentiels qui peuvent être difficiles à cartographier.

« L’islam contemporain est caractérisé par un accroissement de l’hétérogénéité et de la fragmentation doctrinales. »

Reconnaissant ces variations, la définition la plus appropriée du militantisme islamique actuel en Afrique est celle d’un militantisme salafiste. À l’origine, le salafisme est un mouvement religieux, habituellement non violent, qui s’efforce à la pureté religieuse, à la piété personnelle et à la moralité islamique. Il s’est largement axé sur le combat contre les éléments locaux culturels et soufis de l’islam. Depuis les années 1980, il résiste également activement aux influences occidentales, considérées comme ayant une influence négative sur la religiosité des musulmans.3 Al Shabaab et Boko Haram plongent tous deux leurs racines dans les mouvements salafistes qui sont apparus en Somalie et au Nigéria dans les années 1970. Le salafisme ainsi que la Jama’at al-Tabligh (mouvement mondial non violent pour la propagation de la foi islamique) ont commencé à avoir un impact important dans le centre et le nord du Mali au début des années 1990, étant représentés par diverses ONG islamiques, activités de da’wa et écoles religieuses. Le dirigeant d’Ansar Dine, Iyad Ag Ghali, s’est rallié au mouvement tabligh au début des années 2000 avant de s’orienter progressivement dans une direction plus militante. Son séjour en Arabie saoudite en qualité de membre de la mission diplomatique du Mali l’a probablement mis en contact avec des enseignements salafistes militants, ce qui a façonné peu à peu sa pensée jihadiste.4

Le salafisme a toujours entretenu une vision ambigüe de la politique et du pouvoir politique. En général, il a maintenu une ligne assez xénophobe, de crainte que l’engagement politique ne contraigne les salafistes à coopérer avec des laïcs et des non salafistes, ce qui mettrait en péril leur pureté religieuse. Si les salafis soutiennent en principe l’établissement d’un État islamique, leur idéologie politique pour mettre cette idée en pratique n’a pas été bien définie et ils se sont au contraire habituellement consacrés à la da’wa et à l’enseignement de leurs préceptes religieux. Ils ont pour argument essentiel que l’islamisation de la société de bas en haut constituerait la condition préalable à l’établissement d’un ordre politique islamique. Ces notions étaient clairement visibles lors des débuts de Boko Haram, qui s’opposait à l’éducation occidentale et préconisait de rompre tous liens avec l’État laïc. Emblématique de la xénophobie salafiste, le repli en 2003 du groupe à Kannamma, petite ville à la frontière du Niger, représentait un retrait des zones « souillées » et une forme de hijra (refuge) pour maintenir la pureté religieuse.5

Sayyid Qutb on trial in 1966.

Sayyid Qutb en 1966.

Ces dernières décennies, certaines tendances au sein du salafisme ont appelé de façon croissante à l’établissement d’un ordre politique islamique pour qu’aboutisse cette quête de pureté religieuse. C’est là un résultat des influences croissantes exercées par l’idéologie des Frères musulmans, notamment de Sayyib Qutb, l’un des principaux maîtres à penser des Frères musulmans égyptiens. Ses enseignements, qui mettent l’accent sur l’engagement politique, ont ouvert la voie à de nouvelles élaborations sur les relations entre la pureté, la lutte armée et le pouvoir politique.6 Ces influences sont très visibles au sein d’Al Shabaab et de Boko Haram et chez les militants sahéliens. Plus particulièrement, d’aucuns ont l’impression que l’islam est menacé par des forces de contamination, qu’il est impossible de protéger la pureté religieuse dans des systèmes politiques non musulmans et que le recours à la force est la seule issue. Al Shabaab et les militants maliens sont parvenus à s’assurer un contrôle territorial, si fragile qu’il soit, à cette fin. En établissant des règles strictes visant à instaurer un environnement pieux, ils ont détruit les sanctuaires soufis et réprimé des activités « immorales » telles que l’usage du tabac, de l’alcool et du khat par l’application de sanctions hudud (restrictions) telles que la peine capitale, l’amputation ou la flagellation. Boko Haram, qui n’est pas parvenu à un tel contrôle territorial, préconise un programme identique de pureté politisée, devant être imposée à tous les Nigérians quelle que soit leur appartenance religieuse. Parallèlement à l’expansion du salafisme au Nigéria, un islamisme politique plus combatif a été encouragé par la MSSN. Ce mouvement tirait son inspiration de la pensée islamiste renaissante des années 1970 et de la révolution iranienne de 1979, et il a acquis un vaste soutien parmi les jeunes musulmans du Nigéria. Toutefois, ni les salafistes de l’époque ni la MSSN ne se sont livrés à une forme quelconque de militantisme politique organisé violent.

Un phénomène local

Bien que le militantisme islamique africain demeure interconnecté avec des courants idéologiques plus larges, il est clair que les circonstances des contextes locaux ont constitué des catalyseurs importants de son émergence et de son évolution. Il s’agit là de mouvements principalement locaux, à partir desquels des groupes militants islamiques distincts se dégagent et évoluent en fonction de préoccupations locales, groupes créés et gérés par des acteurs locaux et proposant un programme axé sur la conjoncture immédiate.

« Ce sont des militants islamistes locaux et non AQMI qui ont été responsables de cette escalade. »

Le fait que le gouvernement malien n’ait pas su investir systématiquement et maintenir une forte présence de l’État dans le nord, par exemple, a instauré un climat propice à l’essor du militantisme islamique et à l’escalade de la violence dans cette région. Ce sont, on le notera, des militants islamistes locaux et non d’AQMI qui ont été responsables de cette escalade et de la déroute des forces gouvernementales et du MNLA. De la même façon, tout semble indiquer que ces groupes militants se soucient davantage d’évincer des régimes présumés corrompus et d’établir un pouvoir islamique dans les contextes locaux qu’ils contrôlent, que de mener un grand jihad mondial comme le prône AQMI.

De la même façon, le caractère unique de l’histoire politique de la Somalie demeure important pour comprendre les évolutions actuelles. Des années de régime autoritaire sous Siad Barré ont engendré des déficits démocratiques et affaibli la société civile. Lorsque la Somalie a basculé dans la guerre civile au début des années 1990, la voie était libre pour permettre à tout un ensemble de groupes de se battre continuellement entre eux pour s’approprier le pouvoir et les ressources. Mais peu d’observateurs ont remarqué que les Somaliens avaient réagi à ces bouleversements violents en affluant dans leurs mosquées pour trouver refuge dans la religion. Ceci a constitué un important facteur précurseur de la politisation progressive de l’islam en Somalie. À divers degrés, tant la lutte des TIU que celle d’Al Shabaab pour faire appliquer la loi islamique visaient à mettre un terme à la violence anarchique et à stabiliser la situation politique.

L’histoire spécifique du Nigéria est également utile pour comprendre le programme de Boko Haram. Dans le passé du Nigéria, l’héritage du Califat de Sokoko, établi par Usman dan Fodio après son célèbre jihad au début du XIXe siècle, et l’expérience de la colonisation britannique occupent une place particulière. À plusieurs occasions, et de différentes façons, le Califat a été reconnu comme source de fierté et point de référence historique pour ceux qui contestaient l’état laïc nigérian et qui préconisaient l’application de la charia. Ceci a été le cas pour la participation de Mohamed Yusuf à l’établissement de la charia dans les États du nord du Nigéria en 2000. De plus, l’aversion de Boko Haram pour l’éducation occidentale provient de l’époque coloniale durant laquelle sont apparues des écoles laïques dirigées par des missionnaires chrétiens. Les musulmans du nord disposaient déjà de leurs structures d’enseignement islamique et éprouvaient des réticences à envoyer leurs enfants dans les nouvelles écoles chrétiennes. Aujourd’hui, la crainte qu’une éducation laïque détourne les élèves de l’islam est ranimée par l’appel de Boko Haram au boycott.

L’ethnicité est un autre facteur important souvent négligé. Tandis que le MNLA possède une identité ethno-nationaliste explicite, les autres groupes islamiques militants du Mali ont leurs propres communautés ethniques, parmi lesquelles des Arabes sahéliens et des sous-clans touaregs. Par exemple, il est rapporté que les frontières ethniques compliquent les relations entre les militants maliens et AQMI qui est dominé par les Algériens.7 L’objectif des premiers d’établir un État islamique est probablement moins expansionniste et pourrait se cantonner à l’intérieur de territoires définis par l’ethnicité. Le militantisme islamique en Somalie est également lié au nationalisme somalien, à son tour en rapport avec la politique régionale. La célèbre déclaration des TIU annonçant le jihad contre l’Éthiopie en 2006 revêtait un caractère clairement ethno-nationaliste, notamment la partie déclarant que « nous n’épargnerons aucun effort pour intégrer nos frères somaliens au Kenya et en Éthiopie afin de leur rendre la liberté de vivre avec leurs ancêtres en Somalie ».8 Ainsi, pour Al Shabaab, les notions d’État islamique et de nation somalienne se rejoignent et sont perçues comme étant menacées par des puissances voisines « infidèles ».

« Ces dernières décennies, certaines tendances au sein du salafisme ont appelé de façon croissante à l’établissement d’un ordre politique islamique pour qu’aboutisse cette quête de pureté religieuse. »

Des mesures dénuées de discernement pour combattre le militantisme islamique peuvent également radicaliser le contexte local et conduire à une escalade. En effet, la désignation uniforme de tous les mouvements islamiques comme étant militants, associée à des mesures simplistes et répressives, risque d’engendrer un mécontentement plus profond qui pourrait se traduire par de la violence. Le fait que des régimes moins démocratiques tels que l’Éthiopie et l’Ouganda aient promulgué des lois « anti-terreur » pour réprimer tout un ensemble de groupes d’opposition constitue un problème récurrent. Dans le même temps, on constate dans les tentatives occidentales de lutte contre la terreur un manque de connaissances des dynamiques locales. Si des mouvements sans programmes politiques ni particulièrement enclins à l’activisme militant sont visés, le soutien local en faveur de ce militantisme pourrait aisément s’accroître. La désignation large des TIU comme constituant une menace militante islamique, ce qui a provoqué l’intervention éthiopienne en 2006, a beaucoup fait pour l’essor d’Al Shabaab et pour la radicalisation accrue de la situation en Somalie. Il conviendrait donc de peser avec soin toute riposte au militantisme islamique en Somalie, au Nigéria et dans le nord du Mali, ou dans d’autres contextes en Afrique où les problèmes n’en sont pas à ce stade, de façon à ne pas aggraver la situation.

Tuareg rebels in Mali

Des rebelles touaregs en Mali.

Les conflits ont aussi tendance à se développer d’eux-mêmes selon une dynamique qui leur est propre. De ce fait, l’application de mesures répressives par des régimes politiques ou des agents extérieurs pourrait amener les militants islamiques à lutter pour leur propre survie, ce qui intensifierait la violence. Dans le même temps, de telles mesures pourraient avoir pour effet de confirmer les opinions relatives à l’illégitimité de l’État, ce qui attiserait le feu de l’insurrection. Dans le cas de Boko Haram, l’accélération du conflit avec la police et les forces de sécurité nigérianes a provoqué une expansion des objectifs et des tactiques de l’organisation. La quête de vengeance après le meurtre de Mohamed Yusuf et la colère suscitée par les allégations de recours excessif à la force de la police dans son traitement des membres de Boko Haram sont des facteurs qui ont joué notablement dans l’escalade du conflit.

Recrutement et essor

L’émergence de mouvements islamiques contemporains, violents et non violents, a souvent été interprétée comme une réaction à la pauvreté, au chômage et à la marginalisation socioéconomique. S’il est clair que les facteurs économiques et sociaux sont pertinents, ils ne peuvent à eux seuls expliquer un phénomène aussi complexe. Tandis que ces organisations attirent bon nombre de leurs partisans parmi les démunis, les messages militants sont généralement rejetés par la grande majorité des opprimés. Dans le même temps, les militants islamiques attirent des partisans issus de la classe moyenne et aisée, notamment au sein des organisations professionnelles et des groupes d’études dans les universités.

Bien que pouvant provenir d’horizons sociaux divers, les membres de base des mouvements militants islamiques ont une caractéristique commune remarquable qui est la forte présence de la jeunesse. Ceci concorderait au départ avec la thèse de la marginalisation socioéconomique, la jeunesse étant le groupe démographique qui souffre le plus du chômage et des perspectives économiques peu encourageantes. Toutefois, les jeunes Africains ne sont pas seulement économiquement marginalisés : ils sont aussi fréquemment aliénés de leur contexte culturel et portent le poids de leurs interrogations sur leur identité et leur appartenance. Leurs contacts avec les groupes salafistes ou islamistes, tels que Boko Haram de Mohamed Yusuf, confèrent une dimension religieuse à ce sentiment d’aliénation, l’islam étant présenté comme la solution globale, puissante, la seule solution. Les circonstances locales et les événements mondiaux sont présentés comme une preuve que le monde met l’islam en péril et va à l’encontre de la volonté de Dieu. Outre qu’elle constitue la seule possibilité de salut, l’appartenance aux mouvements salafistes ou islamistes, militants ou non, est également une source d’autonomisation. Ces groupes ne sont peut-être pas capables de mettre un terme à la pauvreté ou de fournir des emplois, mais ils procurent aux jeunes mécontents un modèle universel alternatif d’appartenance et d’action sociale dans lequel le désenchantement est remplacé par la dignité et la marginalisation par une raison d’être. De plus, l’accent mis sur la pureté et la moralité, associé à la notion d’un accès exclusif à la vérité, engendre une attitude de supériorité. Cette situation établit à son tour des barrières rigides séparant ceux qui se trouvent de l’autre côté. Les « autres » sont considérés à la fois comme des menaces à la pureté religieuse et des cibles pour les initiatives expansionnistes. Lorsque de tels modes de pensée sont entretenus au sein de groupes soudés, unis, dotés de leaders forts, le passage au militantisme et à la violence peut se faire rapidement et sans difficulté.

Les facteurs contextuels locaux sont également significatifs pour ce qui est du recrutement dans les mouvances du militantisme islamique. Al Shabaab a vu par exemple son soutien augmenter considérablement au cours de l’intervention de l’Éthiopie en 2006. Ce pays étant perçu comme l’ennemi héréditaire juré de la Somalie et se situant dans le cadre de l’héritage particulier des relations entre chrétiens et musulmans dans la région, les raisons de la lutte contre les Éthiopiens « impies » revêtaient une ferveur mêlant nationalisme et religion. Lorsque les Éthiopiens se sont retirés, le recrutement au sein d’Al Shabaab s’est effondré. Dans le nord du Mali, les rapports étroits entre le militantisme islamique et les activités de contrebande ont produit un mélange complexe d’incitations.9 Bien que les détails restent à préciser, on sait que Mokhtar Belmokhtar, l’émir d’AQMI, utilise le produit de la contrebande au Sahel pour soutenir l’organisation depuis le début des années 2000. En outre, la contrebande fait depuis longtemps partie intégrante de l’économie informelle du Sahel, avec des acteurs et des motivations hétérogènes, ce qui a engendré une situation où le zèle religieux se confond avec les perspectives de gain économique.

Principes directeurs pour l’avenir

La capacité des groupes militants islamiques à prendre le contrôle de vastes étendues de territoire est l’aspect le plus remarquable du rôle en évolution de ce militantisme en Afrique. Ceci leur procure l’espace opérationnel dans lequel mettre en application leurs idéologies radicales. Si la pression exercée par l’AMISOM sur Al Shabaab a limité les capacités du mouvement, l’expansion territoriale des militants islamiques au Mali pose des problèmes qui pourraient être lourds de conséquences. Le risque d’une insécurité durable dans cette région, à son tour, est susceptible de procurer un refuge à tout un ensemble d’éléments déstabilisateurs.

« [Les mouvements salafistes] ne sont peut-être pas capables de mettre un terme à la pauvreté ou de fournir des emplois, mais ils procurent aux jeunes mécontents un modèle universel alternatif d’appartenance et d’action sociale dans lequel le désenchantement est remplacé par la dignité et la marginalisation par une raison d’être. »

Dans le même temps, le maintien du contrôle de vastes étendues géographiques, qui comprennent de petites et grandes agglomérations, représente un défi de gouvernance significatif pour les militants islamiques tant en Somalie qu’au Mali, auquel ils n’avaient pas été antérieurement confrontés. S’il est possible de prendre le contrôle de vastes zones par la force, c’est autre chose de les gérer politiquement et de fournir des services de base durables à la population, facteur important qui contribue au soutien populaire dont bénéficient des groupes tels que le Hezbollah et le Hamas. Contrairement à ceux-ci, Al Shabaab n’y est parvenu que dans une certaine mesure. Le blocage de l’assistance apportée à une population frappée par la famine, associé à l’interdiction de fumer, de regarder la télévision et, en particulier, de mâcher du khat ont engendré une résistance très répandue au sein de la population somalienne. De plus, la détermination d’Ansar Dine, d’Al Shabaab et du MUJAO à parvenir par la force à la pureté religieuse au moyen d’une application littéraliste de la charia pourrait facilement devenir contre-productive. Pour être bref, les activités de ces militants ne bénéficient pas d’un large appui populaire. La destruction de sanctuaires soufis, la lapidation de présumées femmes adultères et les amputations punitives ont déclenché des protestations en Somalie et au Mali, réduisant d’autant plus la marge de manœuvre des militants pour gouverner.

En termes militaires, le militantisme islamique en Afrique ne constitue pas une menace majeure. Il est vraisemblable qu’Al Shabaab commande quelques milliers de soldats, que Boko Haram compte quelques centaines de membres, et que les divers groupes militants du Mali en dénombrent moins de mille chacun. Toutefois, le nombre de victimes, l’ampleur des souffrances, les nombreuses violations des droits de l’homme et le fort potentiel d’escalade de la violence exigent que l’on prenne très au sérieux le militantisme islamique. Le défi pertinent dans ces contextes arrivés à un stade avancé consiste à identifier des mesures susceptibles de rétablir l’ordre à court terme et à faire preuve de sensibilité vis-à-vis des complexités locales. Ainsi l’objectif primordial doit-il demeurer de prévenir un accroissement de la radicalisation dans les populations musulmanes et de répondre dûment aux problèmes qui ont pu au départ susciter ce militantisme.

De meilleures informations

Le dialogue portant sur les risques posés par les militants islamiques est, en grande partie, faussé par des informations des plus incomplètes. Il faut donc rassembler des connaissances approfondies et des informations crédibles sur les mouvements militants islamiques ainsi que sur les contextes dans desquels ils naissent. Il s’agit ici de recueillir des informations sur la rhétorique des militants islamiques et les problèmes locaux autour desquels ils mobilisent leur soutien et, pour ce faire, de solliciter des personnes ayant des connaissances approfondies de la situation locale et une longue expérience des contextes considérés. On pourra alors procéder à une analyse qui saisit davantage que les dimensions immédiates de la sécurité pour intégrer les perspectives historiques, politiques, économiques et socioculturelles. L’objectif visé doit être d’acquérir des connaissances nuancées et différenciées permettant d’identifier les principaux instigateurs de la violence et de favoriser une compréhension plus approfondie de la convergence des mouvements militants et des problèmes critiques pertinents pour chacune des localités.

Un engagement local

« L’objectif primordial doit-il demeurer de prévenir un accroissement de la radicalisation dans les populations musulmanes et de répondre dûment aux problèmes qui ont pu au départ susciter ce militantisme. »

La nécessité d’associer de façon volontariste les leaders des communautés locales et les autorités religieuses aux débats relatifs aux besoins et problèmes pressants revêt une grande pertinence dans de nombreux contextes en Afrique. Plutôt que de voir dans toutes les exigences nouvelles les effets d’une radicalisation de l’islam, il faut écouter toutes les voix et reconnaître l’existence des doléances issues de la sous-représentation, de la marginalisation et de l’aliénation. Ceci suppose souvent des processus prudents de renforcement de la confiance, entre les pouvoirs publics et les groupes musulmans, au-delà des clivages religieux et ethniques. Les autorités locales et nationales doivent reconnaître à leur juste mesure de telles doléances et se préparer à mener des politiques plus inclusives qui renforceraient la participation politique et rapprocheraient les citoyens de l’État de façon à avoir un effet dissuasif sur le militantisme. De toute évidence, ceci représente un immense défi pour les États fragiles ou dont les antécédents démocratiques sont encore faibles, et il convient que les partenaires régionaux et internationaux appuient ces efforts de façon durable et habile.

Ouverture d’un dialogue avec les militants

Quelle que soit la difficulté de la tâche, il conviendrait de déployer des efforts soutenus pour convaincre les militants islamiques de participer au dialogue dans le but de trouver des solutions pacifiques aux conflits en cours. Ces mouvements militants sont souvent composés d’éléments variés et seraient donc susceptibles de s’engager sur une voie modérée.10 On pourra ainsi viser à identifier ces éléments modérés et rechercher des moyens de les amener à négocier en reconnaissant dûment la complexité de chaque contexte. Il y a, à l’évidence, un équilibre délicat à trouver entre les poursuites des militants responsables de crimes et de violations des droits de l’homme et l’emploi de démarches pragmatiques susceptibles de rétablir l’ordre et la sécurité.

Emploi ciblé de la force et engagement intégré

Le recours à la force dans des zones telles que la Somalie et le Mali pose un dilemme majeur. L’implication d’acteurs régionaux comme l’AMISOM est sans doute efficace à brève échéance, mais on ne sait ce qu’il en est des incidences à long terme. Il faut considérer avec prudence une intervention militaire au Sahel, qui pourrait cependant être nécessaire pour assurer la stabilité et prévenir toute escalade supplémentaire de la violence dans la région, intervention qu’il serait préférable de confier aux autorités nationales des pays concernés. Toutefois, dans la pratique, les gouvernements de la Somalie et du Mali n’ont pas été en mesure de fournir une riposte militaire efficace, ce qui a fait ressortir la nécessité d’une implication extérieure. Par ailleurs, toute action militaire visant à instaurer une paix et une stabilité durables doit s’accompagner d’un engagement politique et économique à long terme. Il faudra pour cela pouvoir répondre aux priorités pressantes de chaque localité de façon à conserver le soutien populaire. La légitimité limitée d’Al Shabaab et des militants maliens peut ainsi procurer un avantage potentiel en faveur de ces initiatives de stabilisation. Dans le même temps, de véritables efforts d’édification des États sont nécessaires pour assurer la participation de la population locale, pour encourager les véritables institutions démocratiques à exiger des régimes qu’ils rendent des comptes à la population et pour apporter des réponses aux doléances internes de nature ethnique, sociale et religieuse.

Notes

  1. “The Popular Discourse of Salafi Radicalism and Salafi Counter-radicalism in Nigeria: A Case Study of Boko Haram,” (Le discours populaire du radicalisme et du contre-radicalisme salafistes au Nigéria : une étude de cas de Boko Haram), Journal of Religion in Africa 42, N° 2 (2012).
  2. General Thoughts on the Tuareg Rebellion and AQIM” (Réflexions d’ordre général sur la rébellion touareg et AQMI), The Moor Next Door, 1er avril 2012.
  3. Bernard Haykel, “On the Nature of Salafi Thought and Action,” (De la nature de la pensée et des actions salafistes) dans Global Salafism: Islam’s New Religious Movement (Salafisme mondial : le nouveau mouvement religieux de l’islam), publié par Roel Meijer (London: Hurst, 2009).
  4. Baz Lecocq et Paul Schrijver, “The War on Terror in a Haze of Dust: Potholes and Pitfalls on the Saharan Front” (La guerre contre la terreur dans un nuage de poussière : nids-depoules et écueils sur le front saharien), Journal of Contemporary African Studies 25, N° 1 (2007).
  5. David Cook, “Boko Haram: A Prognosis” (Boko Haram : pronostic) James Baker III Institute for Public Policy of Rice University, décembre 2011.
  6. Quintan Wiktorowicz, “Anatomy of the Salafi Movement” (Anatomie du mouvement salafiste) Studies in Conflict & Terrorism 29, N° 3 (2006).
  7. Opportunities Taken in Mali: Ethnic Dimensions & Additional Explanations on the Emergence of MUJWA” (Des opportunités saisies au Mali : dimensions ethniques et explications complémentaires au sujet de l’émergence du MUJAO), The Moor Next Door, 12 avril 2012.
  8. Mohammed Olad Hassan, “Islamic Leader Urges ‘Greater Somalia’” (Un dirigeant islamique préconise la ‘Grande Somalie’), Nazret.com, 19 novembre 2006.
  9. Cédric Jourde, Sifting Through the Layers of Insecurity in the Sahel (Décoder les multiples states de l’insécurité au Sahel), Bulletin de la sécurité africaine n° 15 – CESA (Washington, DC: National Defense University Press, septembre 2011).
  10. Zachary Devlin-Foltz, Africa’s Fragile States: Empowering Extremists, Exporting Terrorism (Les États fragiles de l’Afrique : vecteurs de l’extrémisme, exportateurs du terrorisme), Bulletin de la sécurité africaine n° 6 – CESA (Washington, DC: National Defense University Press, août 2010).

M. Terje Østebø, Ph.D., est professeur adjoint au Centre d’études africaines et au Département des religions, université de Floride.