Éclairage

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Africa Check : séparer la réalité de la fiction

Par Centre d’Études Stratégiques de l’Afrique

23 mars 2021


La désinformation grandissante qui sévit en Afrique y représente une menace pour la sécurité, la santé publique et la démocratie. Afin de lutter contre ce phénomène, il faut compter sur les vérificateurs de faits et sur une meilleure éducation aux médias.

Les lecteurs des médias africains sont régulièrement exposés à infox (information-intoxication donc fausse), et près de la moitié disent découvrir quotidiennement des histoires créées de toutes pièces. Plus d’un tiers des utilisateurs interrogés au Kenya, au Nigeria et en Afrique du Sud disent également avoir à l’occasion partagé de fausses informations.

Le sondage de l’Afrobaromètre mené auprès de plus de 27 000 personnes dans 18 pays montre que d’après l’immense majorité des répondants, les réseaux sociaux les informent sur la politique (88 %) et les aident à avoir un impact politique (73 %). Mais, pour une majorité, les réseaux sociaux rendent les gens plus intolérants (64 %) et plus enclins à croire des infox (77 %).

Cette désinformation grandissante nécessite l’intervention urgente de vérificateurs de faits. Créée en 2012, Africa Check, la plus vieille association de vérification des faits du continent, a pour objet de promouvoir l’exactitude des informations diffusées lors de débats publics ou dans les médias. Dotée d’un effectif de 57 agents travaillant au Kenya, au Nigeria, au Sénégal, en Afrique du Sud et au Royaume-Uni, Africa Check vérifie chaque année près de 100 000 demandes émanant de lecteurs des médias et publie des fiches d’information en anglais et en français qui mettent les allégations de personnalités publiques, d’institutions, de médias et de réseaux sociaux à l’épreuve des données disponibles les plus fiables.

Pour comprendre comment ces acteurs comptent résoudre ce problème croissant de désinformation, le Centre d’études stratégiques de l’Afrique est allé à la rencontre de Lee Mwiti, rédacteur en chef d’Africa Check.

La désinformation est-elle répandue aujourd’hui sur le continent africain ?   

La désinformation n’est certes pas nouvelle, mais la diversification des plateformes médiatiques et la rapidité de circulation de l’information aujourd’hui en ont accru la portée. L’information est désormais échangée en temps réel au moyen de supports qui, pour être toujours plus modernes, divers et sophistiqués, n’en sont pas moins abordables. Il suffit d’un smartphone et d’une connexion Internet pour faire circuler des informations fallacieuses.

Pour 67 % des jeunes, les infox diffusées sur les réseaux sociaux les empêchent d’être informés..

Ce constat est attesté par des données empiriques. Le sondage mené dans 14 pays par l’African Youth Survey, une fondation africaine créée par la famille Ichikowitz, a démontré que les sources considérées comme les moins fiables parmi les jeunes africains sont Facebook (53 %) et WhatsApp (50 %), en raison du nombre important de fausses informations qui y circulent quotidiennement. Pour 67 % des jeunes, les infox diffusées sur les réseaux sociaux les empêchent d’être informés correctement sur l’actualité. Paradoxalement toutefois, ces réseaux sociaux arrivent en tête (54 %) des sites utilisés par la jeunesse pour s’informer ; ainsi, les jeunes Africains privilégient les réseaux sociaux pour s’informer malgré toute la défiance qu’ils leur inspirent.

Prenons, pour illustrer la vitesse à laquelle les fausses informations circulent sur les réseaux sociaux, l’exemple de cette rumeur selon laquelle 50 enfants africains auraient été paralysés après avoir reçu le vaccin contre la méningite. Cette histoire a d’abord été publiée sur le site d’une ligue anti-vaccin. Pourtant publiée dès 2013, elle n’a recommencé à circuler qu’à partir de 2020, parallèlement à la flambée des théories complotistes autour du vaccin contre la Covid-19. Notre enquête a établi le caractère complètement mensonger de cette information. Elle avait malheureusement déjà été visionnée plus d’un million de fois.

Un autre exemple nous est fourni par une organisation criminelle spécialisée dans l’usurpation d’identité, qui s’est trouvée à l’origine d’une affaire sur laquelle nous avons enquêté en septembre 2020 suite à une demande transmise par la chaîne sud-africaine de supermarchés Boxer. Le groupe en question avait créé une fausse page Facebook intitulée « Embauche chez Boxer » dans laquelle il était indiqué que le supermarché recherchait 3 600 travailleurs auxquels était proposé un salaire compris entre 4 800 et 6 000 rands sud-africains (325-400 dollars) par mois, tout cela pour obtenir des renseignements sur l’identité des personnes intéressées. La page a été fermée grâce à notre enquête.

La désinformation n’est pas seulement présente sur Internet ou sur les réseaux sociaux. Les infox sont parfois aussi créées ou relayées par les médias traditionnels (publics ou privés) avant d’être reprises par les réseaux sociaux et autres médias en ligne. Les médias traditionnels et ces réseaux sont embarqués à bord d’un même système de diffusion de l’information, qui peut s’avérer bon comme mauvais.

Quelles sont les campagnes de désinformation les plus notables dont vous vous souvenez et quel a été leur degré d’efficacité ?

Un grand nombre de ces récits très pernicieux a à voir avec la santé et la politique. Au Nigeria par exemple, nous avons enquêté sur de nombreux cas de soi-disant traitements médicaux proposés par des pseudo-scientifiques qui comptent sur les connaissances limitées du public en la matière. En Afrique de l’Est, nous sommes parvenus à réfuter des centaines d’affirmations alléguant qu’une préparation spéciale tonifiante à base de plantes (de miel, de gingembre, de piments, d’ail et de tisanes notamment), connue sous le nom de « dawa » (remède), pouvait « brûler » le virus de la COVID-19 dans le corps. La force de cette rumeur fut telle que de nombreux restaurants ont inscrit cette préparation dans leur menu, poussés par la forte publicité des réseaux sociaux et des médias traditionnels et par le bouche-à-oreille. Une vidéo indiquant aux internautes comment préparer cette boisson énergisante chez soi a été partagée 4 200 fois sur Facebook en janvier 2021 au début de la deuxième vague de la pandémie en Afrique de l’Est.

En Afrique du Sud, un député a déclaré que 70 % de l’économie informelle était aux mains d’étrangers (cyniquement appelés les « amakwerekwere » ou « ceux qui parlent une langue que nous ne comprenons pas »), ce afin d’exciter les attitudes xénophobes à l’égard de la plupart des immigrants africains. Nous nous sommes penchés sur ces propos en mars 2020 quelques jours après qu’ils aient été prononcés. Et il s’est avéré qu’en réalité, 20 % seulement des entreprises informelles étaient détenues par des étrangers.

Dans une autre affaire sud-africaine, nous avons alerté le public de la présence de vidéos incitant à la haine dans un accès de violence xénophobe. Une vidéo publiée sur Twitter visionnée 189 000 fois aurait montré un bâtiment en flammes dans Johannesburg et des étrangers sautant par les fenêtres afin d’échapper à l’incendie. Elle donnait à voir une foule menaçante attendant ostensiblement au bas du bâtiment, pour les tuer. Après un examen plus approfondi, il s’est avéré que le panneau visible sur le bâtiment n’était écrit dans aucune des 11 langues officielles de l’Afrique du Sud et que les personnes présentes dans la foule au bas du bâtiment étaient pour la plupart des Asiatiques. Nous avons finalement trouvé que cette vidéo avait en réalité été prise dans le Gujarat, en Inde, après qu’un incendie s’était déclaré dans un établissement d’enseignement. Quant à la foule, elle tentait au contraire de venir en aide aux victimes.

Les vérificateurs des faits font face à un dilemme : un préjudice énorme a déjà été causé avant qu’ils puissent intervenir pour rétablir les faits publiquement.

Les sources considérées comme les moins fiables parmi les jeunes africains sont Facebook et WhatsApp, en raison du nombre important de fausses informations qui y circulent quotidiennement.

Une histoire particulièrement tragique me revient à l’esprit. Elle est liée à des sympathisants pro-Biafra au Nigeria. Bien que la guerre du Biafra se soit terminée il y a plus de 50 ans, des activistes et des politiciens se sont lancés sans relâche dans une campagne de désinformation sur les réseaux sociaux afin de laisser croire que les hostilités avaient repris et que la formation d’un État indépendant était imminente. Cette campagne a ravivé les passions ethniques parmi les Biafrais, comme à la fin des années 1960. Africa Check a enquêté sur cette question : bien que les tensions sociales et politiques qui sous-tendent l’aspiration séparatistes des Biafrais couvent effectivement toujours, une crise d’une ampleur identique à celle des années 1960 n’est de fait pas imminente.

Comment sommes-nous parvenus à dissiper cette rumeur ? Dans un premier temps, nos vérificateurs ont retrouvé la trace et contacté les personnes à l’origine de cette campagne pour leur demander leurs sources et leurs preuves. Puis, nous avons fait appel à des experts du terrain afin de réfuter avec nuance chacune des allégations, en les replaçant dans leur contexte. Les sources d’agitation dans la région sud-est du Nigeria (le cœur des troubles au Biafra) ont été recensées et expliquées avec minutie. Nos auteurs ont ensuite rédigé des articles en mettant en exergue point par point les différents éléments de preuve. Ces articles ont été distribués très largement à divers médias, à la société civile, aux parlementaires,  personalitéspolitiques, diplomates et autres groupes d’intéressés.

Qu’implique la vérification des faits ? Est-elle un moyen efficace de lutte contre les informations mensongères ?

Africa Check a recours à une méthodologie en huit points afin de signaler des cas de désinformation, enquêter et établir un rapport sur ceux-ci :

  1. Choisir une affirmation à vérifier
  2. Retranscrire exactement les propos tenus
  3. Rechercher des preuves
  4. Vérifier nos archives ainsi que d’autres sources
  5. Discuter des preuves avec des experts
  6. Rédiger un rapport mettant en exergue point par point les éléments de preuve et fournir des liens
  7. Mener une enquête indépendante en interne
  8. Publier et surveiller les commentaires

Il faut entre quelques jours et une semaine pour mener le processus à son terme. Nos vérificateurs et nos rédacteurs s’informent sur un grand nombre de sujets et les sources que nous utilisons à des fins de vérification sont disponibles à tout moment de sorte que nous pouvons rapidement procéder à ces différentes étapes. Nous publions nos conclusions à un public large et gratuitement sur nos plateformes en ligne mais aussi sur les réseaux sociaux et les médias traditionnels. D’autres organismes de vérification des faits font également appel à cette méthodologie en Afrique, tandis que d’autres ont développé leur propre méthode, dans le cadre de l’International Fact-Checking Network.

(Image : freepik.com)

Ceux qui profitent de la propagation de rumeurs auprès du public présentent leurs informations mensongères comme des faits établis. Il s’agit généralement de personnes influentes qui peuvent de ce fait orienter l’opinion publique. Un bon vérificateur de faits se concentrera sur les allégations qui pourraient, en l’absence de contrôle, causer un préjudice grave.

Ce travail repose sur un principe fondamental : engager la responsabilité des personnes qui diffusent des informations mensongères. Nous appliquons huit notations différentes à chaque déclaration, de correcte à incorrecte, ce qui nous permet de renvoyer chaque source à la responsabilité des propos tenus car ces notations sont consignées et publiquement accessibles. Nul ne souhaite voir son nom associé à des déclarations désignées comme « erronées » ou « trompeuses », de peur de voir son image écornée.

Africa Check, de concert avec une dizaine d’autres vérificateurs de faits, a noué un partenariat avec Facebook pour enquêter sur les désinformations parmi les plus graves publiées sur sa plateforme. Selon Facebook, ce partenariat aurait permis de réduire de 80 % les infox publiées sur le site ; nous n’avons pas été en mesure de vérifier cette donnée de notre côté.

Des plateformes comme WhatsApp et Telegram sont inondées d’infox, mais il est plus difficile de les soumettre à une vérification car le système de chiffrement de bout en bout rend peu aisée l’identification de la source. Or, cet élément est essentiel pour nous.

Quels sont les défis auxquels sont confrontés les vérificateurs de faits en Afrique ?

Notre principale pierre d’achoppement réside dans la portée encore trop limitée de notre travail, compte tenu de la grande quantité d’infox qui circulent aujourd’hui. L’explosion des plateformes d’information sur le continent et dans le monde est devenue si intense que nous craignons de ne pouvoir effectuer un suivi à proportion de cette évolution. Les tentatives de désinformation sont amplifiées par le contexte virtuel où tout se fait en temps réel. La masse d’informations disponibles sur Internet fait que les utilisateurs peuvent passer d’une rumeur à une autre sans que nous ayons le temps nécessaire pour rétablir la vérité.

Pour accroître les capacités de vérification en Afrique, Africa Check a soutenu de jeunes organisations, et notamment un nouveau réseau de 13 membres, pour une meilleure pénétration régionale à l’échelle du continent. Le manque de financement constitue également un handicap majeur qui freine nos possibilités d’expansion. Pour le dire simplement, si nous avions davantage de moyens financiers, nous pourrions embaucher davantage de vérificateurs et d’experts. Ceci nous aiderait à traiter plus d’infox et ainsi à mieux servir le public.

Une fois qu’une contre-vérité s’est installée dans l’esprit des gens, il est difficile de les convaincre du contraire.

Une autre source de préoccupation tient à la nature même de certaines données sur lesquelles nous travaillons. La sécurité nationale est l’un des domaines où la spéculation, la désinformation et les infox se multiplient. Mais il est parfois difficile d’y accéder, les lois sur la liberté d’information étant ignorées ou respectées en partie seulement. Et une fois qu’une contre-vérité s’est installée dans l’esprit des gens, il est difficile de les convaincre du contraire.

Nous avons également du mal à étendre nos services à des cercles dépourvus de tout accès à l’information. Les personnes défavorisées disposant d’un accès limité à des informations fiables sont parmi les plus vulnérables face à la désinformation et aux infox, et c’est quelque chose que nous constatons souvent, notamment en période d’élections. Elles peuvent être facilement manipulées, faute de pouvoir accéder à des informations fiables ou à des données rétablissant la vérité. Les pouvoirs publics abusent de leur pouvoir pour maintenir ces groupes défavorisés dans l’ignorance ou dans une attitude de crainte ou de déférence. La communauté formée par les vérificateurs de faits tente de surmonter cet obstacle par divers moyens : programmes d’initiation aux médias, couverture par les médias locaux et amélioration des traductions.

Quelles sont les bonnes pratiques que l’on peut voir émerger ?

Il est essentiel d’établir un lien de confiance. Il faut pour cela respecter le public, appliquer des normes éthiques exigeantes et mener des enquêtes impartiales. La mise en réseau est également très importante, car aucune association de vérification des faits ne peut accomplir seule la mission. La coopération internationale constitue pour nous un front nouveau et excitant. Les acteurs engagés dans ce secteur en Afrique ont obtenu une aide de Google qui les a sommés de s’appuyer sur l’intelligence artificielle pour faciliter, accélérer et améliorer la vérification des faits. Une telle automatisation révolutionnerait et populariserait notre travail et lui donnerait plus de visibilité, mais nous n’en sommes qu’au stade du développement.

Nous adhérons également à un projet pilote visant à automatiser la vérification des faits sur WhatsApp qui, comme indiqué plus haut, est un véritable casse-tête. Dans cette optique, Africa Check a lancé une nouvelle application, intitulée « What’s Crap », (« Qu’est-ce que c’est cette merde ? ») qui identifie les informations mensongères publiées sur les réseaux WhatsApp sud-africains et envoie en retour des informations vérifiées sous la forme d’un message oral. Une fois finalisée, cette application sera mise à la disposition d’autres vérificateurs de faits et de communautés WhatsApp en Afrique.

an African internet cafe

Un café Internet au Lesotho. (Photo : OER Africa)

Le fait de disposer d’antennes régionales commence à faire son entrée dans les bonnes pratiques, ces antennes étant mieux placées pour suivre de près et corroborer les informations publiées sur le net. Nos antennes régionales tentent d’effectuer un suivi rapproché de ces informations, depuis le début jusqu’à la fin, et encouragent ceux qui les suivent à les tenir informés. Ces antennes donnent également à leur public les outils pour comprendre ce qu’est la désinformation et pour se protéger. Ces outils sont tous publics, gratuits et accessibles sur notre site web.

Que doivent faire les lecteurs lorsqu’ils sont confrontés à des informations qui leur semblent trompeuses ?

En règle générale, les lecteurs devraient toujours adopter une attitude critique. Se montrer sceptique est dans tous les cas utile car les informations trompeuses peuvent porter véritablement atteinte à l’ordre public, à la santé, voire à la démocratie. Les citoyens devraient par ailleurs, pour ne pas tomber dans ces écueils, se poser quatre questions fondamentales :

  • Cette information est-elle largement relayée dans d’autres médias ?
  • Qui peut tirer profit d’une telle information ?
  • Quelle est l’expertise de la personne qui l’a diffusée ?
  • Quelles sont les sources qu’elle cite ?

Les internautes peuvent suivre une procédure simple. Notre site Internet propose un onglet intitulé « soumettre une déclaration pour vérification des faits » ; vous pouvez indiquer vos informations de base (nom, email et déclaration à vérifier). Vous pouvez également télécharger d’autres documents, par exemple un rapport, une photo ou un clip.

Les internautes peuvent également consulter une grande diversité de ressources et d’outils faciles à utiliser élaborés par d’autres vérificateurs de faits afin de sensibiliser le public et de l’aider à vérifier par lui-même des informations. Encore une fois, tous ces outils sont accessibles en ligne et gratuits pour le public.

Sites de vérification des faits en Afrique

Ressources complémentaires