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Notre dernière lettre d’information aux anciens auditeurs a évoqué brièvement un aspect du professionnalisme militaire qui mérite d’être développé davantage dans cette édition : l’obligation de minimiser les dommages infligés aux civils lors des opérations militaires. Bien que cette obligation et cet ensemble de pratiques ne constituent pas un nouvel aspect du professionnalisme militaire, ils ont pris une importance accrue dans la mesure où les civils supportent souvent les coûts de conflits complexes, parfois à la suite d’actions menées par les forces de sécurité de l’État.
Au cœur de la profession militaire—tout comme celle du droit, de la médecine, du monde universitaire et de la religion—se trouve la mission de fournir des connaissances spécialisées et des services à une population. Dans le domaine de la défense et de la sécurité, l’armée fournit un service de défense collective à la société dont elle relève, au nom et sous la direction de l’État. Les modalités spécifiques de l’exercice de la force par le professionnel militaire deviennent un marqueur de l’efficacité et de la légitimité de l’armée au sens large dans le service qu’elle rend non seulement à l’État, mais aussi à la société. À mesure que les menaces contre l’État se déplacent des autres États (et de leurs forces armées) vers les groupes armés non étatiques, les militaires se retrouvent de plus en plus souvent à opérer au milieu de populations civiles. Dans ces circonstances, il est difficile pour les militaires de faire la distinction entre les civils et les combattants légitimes, de contrôler les effets de leurs armes et de s’acquitter ainsi de leur devoir de protection des civils d’une manière conforme aux lois nationales et internationales. Trop souvent, ces situations entraînent des dommages — intentionnels ou non — aux populations et aux infrastructures civiles au cours des opérations militaires. Comme le dit un proverbe kikuyu bien connu, « quand les éléphants se battent, c’est l’herbe qui souffre. » De même, les civils subissent de plein fouet les conséquences des combats entre belligérants. La tendance mondiale à l’augmentation des dommages causés aux civils lors des opérations militaires a conduit de nombreux gouvernements et organisations internationales à réévaluer les tactiques, l’équipement, les procédures et les lois militaires afin de trouver des moyens de réduire et d’atténuer les dommages causés aux civils.
Cet effort, communément appelé atténuation des dommages aux civils (CHM), comprend « toutes les mesures [prises par les armées] pour éviter, réduire et répondre aux dommages causés aux civils par leurs opérations militaires. » Les États ont deux raisons majeures d’intégrer les concepts de la CHM dans leurs armées. Premièrement, les États ont l’obligation légale, en vertu des traités, du droit coutumier et des pratiques nationales, de protéger les civils pendant les conflits. Bien que le droit international interdise les attaques indiscriminées contre les civils et les biens de caractère civil, il autorise un certain niveau de dommages causés aux civils sous la notion de « dommages collatéraux », car il cherche à trouver un équilibre entre les nécessités militaires et les considérations d’humanité. Les conflits récents, en particulier ceux où la discrimination entre civils et combattants devient de plus en plus compliquée, ont affaibli l’adhésion à l’obligation du droit international humanitaire (DIH) de protéger les civils contre tout dommage. Dans cette optique, la CHM représente un ensemble de mesures actives visant à restaurer la capacité du DIH à protéger les civils en période de conflit.
D’un point de vue stratégique, les gouvernements peuvent utiliser les efforts de la CHM pour reprendre l’avantage sur leurs adversaires, en particulier dans les conflits asymétriques entre les États et les insurgés, les rebelles et les terroristes. Dans ces conflits, les acteurs militairement faibles ont recours à des stratégies qui leur permettent de surmonter leurs faiblesses pour contester le contrôle de l’État. Comme l’a noté Mao Tse Tung, « […] dans la stratégie de guérilla, l’arrière, les flancs et les autres points vulnérables de l’ennemi sont des éléments essentiels de la stratégie de guérilla. D’autres points vulnérables sont ses points vitaux, et c’est là qu’il doit être harcelé, attaqué, dispersé, épuisé et anéanti ». [c’est nous qui le soulignons]. » Cette stratégie des insurgés permet non seulement de remporter des victoires tactiques mineures en frappant les faiblesses du gouvernement, mais elle vise également à catalyser l’opposition populaire au gouvernement par le biais de la « propagande de l’acte. » Cependant, lorsque les forces gouvernementales répondent aux attaques de manière brutale, aveugle et disproportionnée, les gouvernements perdent leur autorité morale. Les civils peuvent alors être plus facilement radicalisés pour soutenir les causes des insurgés, des rebelles et des terroristes. Ainsi, pour contrer l’approche stratégique des insurgés visant à provoquer une réaction excessive, les gouvernements qui intègrent les approches CHM peuvent neutraliser certaines parties des tactiques de polarisation de leurs adversaires et regagner un avantage stratégique.
Des pratiques visant à réduire et à atténuer les dommages causés aux civils émergent des conflits du monde entier. La mission de l’UA en Somalie et celle de la force conjointe du G5 Sahel ont toutes deux intégré des cellules chargées de suivre, d’analyser et de répondre aux incidents causant des dommages aux civils. Cette intégration a aidé les deux forces non seulement à comprendre l’impact des opérations militaires sur la population civile, mais aussi à tenir compte des blessures et des pertes civiles pendant le conflit. Pendant le conflit en Afghanistan, la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) a entrepris un certain nombre d’actions en réponse à des incidents ayant causé des dommages aux civils, notamment : la reconnaissance écrite ou orale des torts, la présentation de condoléances ou des paiements à titre gracieux, la fourniture de soins médicaux, la réparation de structures ou d’infrastructures civiles endommagées et l’enlèvement de munitions. Sur la base des enseignements tirés de la CHM dans la lutte contre l’État islamiste, les Pays-Bas et les États-Unis prennent des mesures pour combler leurs propres lacunes en matière de processus, de doctrine et de politique afin d’atténuer le risque de dommages causés aux civils dans le cadre de leurs opérations militaires.
Le travail du CESA sur l’état de droit et la gouvernance du secteur de la sécurité vise à favoriser une analyse contextualisée d’une série d’institutions formelles et informelles, internes et externes à l’État, qui influencent la manière dont le secteur de la défense et de la sécurité est gouverné. Dans ce vaste domaine, la CHM est l’un des nombreux outils qui peuvent aider les praticiens à faire prévaloir l’État de droit dans le secteur de la sécurité. Elle le fait de manière à répondre aux menaces pertinentes tout en renforçant la légitimité des services de sécurité auprès des citoyens.
L’un des chantiers les plus directs du CESA sur la gestion des conflits armés a été la table ronde « Renforcer l’État de droit pour atténuer les impacts », organisée en 2023. Cet événement a rassemblé des experts pour analyser les situations en République centrafricaine, en République démocratique du Congo (Congo — Kinshasa), au Liberia, en Sierra Leone et en Gambie. La discussion a porté sur la manière dont les décisions stratégiques des États africains en matière de structuration, de méthodologie et de coordination des services de sécurité et de justice influencent la réduction des dommages subis par les civils et la mise en place d’une sécurité durable pour les citoyens. D’autres programmes et publications ont abordé des processus et des pratiques spécifiques de gouvernance du secteur de la sécurité qui sont complémentaires de la CHM. Un certain nombre de forums virtuels et en présentiel en Afrique occidentale et en Afrique australe ont rassemblé des décideurs politiques de la défense et de la sécurité, des parlementaires spécialisés dans la défense et la sécurité et des membres de commissions parlementaires pour aborder la manière dont la surveillance législative du secteur de la défense et de la sécurité peut améliorer les performances en termes de sécurité civile.
Le général de brigade Dan Kuwali, des forces de défense du Malawi, a souligné l’importance des mécanismes de surveillance interne et externe au sein des forces de sécurité pour assurer une meilleure sécurité aux citoyens dans son Bulletin de la sécurité africaine intitulée « Améliorer la gouvernance du secteur de la sécurité en Afrique par la surveillance et la redevabilité », ainsi que dans « Opérations intelligentes : Repenser l’art opérationnel en vue de la protection efficace des civils » publié par le Conseil de la recherche en sciences sociales. De même, la publication du CESA intitulée « Recadrer la réponse de l’Afrique de l’Ouest côtière à l’extrémisme violent » examine la manière dont les gouvernements améliorent leurs approches visant à instaurer la confiance entre les civils et les forces de sécurité en réponse à l’augmentation des niveaux de militantisme.
Comme l’ont souligné ces initiatives, le professionnalisme des services de sécurité, ainsi que la perception de ce professionnalisme par les citoyens, dépendent de l’existence d’un système de responsabilité qui garantit que tous les acteurs (en particulier l’armée) respectent les libertés civiles, les droits humains et l’État de droit. Dans le domaine des opérations militaires, la CHM est un outil de choix pour atteindre de tels résultats. Cependant, la CHM seule n’est pas suffisante. Elle est d’autant plus efficace qu’elle s’inscrit dans le cadre d’un éventail plus large de mesures prises par les dirigeants pour favoriser l’équilibre des pouvoirs entre les trois branches du gouvernement, consolider des relations civilo-militaires saines afin d’améliorer la coordination interagence, et assurer des pratiques de gouvernance centrées sur l’individu dans le secteur de la sécurité.
Les anciens auditeurs du CESA intéressés par une discussion plus approfondie sur l’une ou l’autre de ces questions peuvent me contacter ou contacter le Dr Catherine Lena Kelly (doyenne associée et professeur associée de justice et d’État de droit) à travers l’équipe CAPE (Communauté, anciens, partenariats et engagement).