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L’exploitation forestière illégale est une caractéristique croissante de la criminalité transnationale organisée en Afrique. On estime que l’exploitation forestière illégale fait perdre 17 milliards de dollars chaque année aux pays africains. Les essences de bois précieux font l’objet d’une forte demande mondiale. L’Office des Nations unies contre la drogue et le crime signale que la part de l’Afrique dans les exportations de bois de rose vers la Chine est passée de 40 % en 2008 à 90 % en 2018. Ces tendances ont de vastes répercussions sur la sécurité des pays africains qui fournissent des bois durs rares au marché mondial. Tout d’abord, l’exploitation forestière illégale a de nombreux effets négatifs sur l’environnement qui affaiblissent la sécurité humaine, en particulier dans des régions comme le bassin du Congo, où la forêt est non seulement le deuxième puits de carbone au monde, mais aussi une source essentielle de résilience économique et d’importance culturelle. Deuxièmement, le trafic de bois dans le domaine forestier affecte la sécurité nationale. Le trafic de bois est une forme de criminalité organisée qui constitue en soi une grave menace pour la sécurité. Dans certains cas, il peut également amplifier d’autres menaces posées par des groupements appartenant au crime organisé comme contribuer au financement d’organisations extrémistes violentes ou d’autres groupes armés non étatiques.
Dans le cadre des programmes du Centre d’études stratégiques de l’Afrique, des leaders stratégiques et éthiques à la recherche de solutions pour lutter efficacement contre le trafic de bois ont, dans plusieurs instances, cherché à formuler une approche commune pour résoudre ce problème complexe. Ces « rencontres des esprits » ont débouché sur un programme novateur dont les anciens ont eux-mêmes défini l’objectif : renforcer les processus nationaux et régionaux de partage de l’information, les plateformes, et les actions conjointes afin d’améliorer la « connaissance au domaine forestier ». L’avenir offre à la communauté du CESA de nombreuses possibilités de rendre opérationnel le concept de connaissance au domaine forestier. Les anciens élèves ont également la possibilité de contrecarrer les activités criminelles organisées en utilisant les connaissances tirées du partage d’informations qu’ils ont encouragé.
Qu’est-ce que la connaissance au domaine forestier ?
La connaissance au domaine forestier est un concept similaire à la connaissance au domaine maritime. Cette dernière est définie comme « un processus qui recueille, fusionne et analyse des données sur les activités et les conditions de l’environnement maritime, puis diffuse les données recueillies et l’analyse des résultats aux décisionnaires »[1]. La connaissance au domaine forestier implique donc de créer et de maintenir des mécanismes fiables pour partager des informations sur l’exploitation forestière légale et illégale, ainsi que sur les mesures prises par les acteurs de l’État et de la société civile pour lutter contre l’exploitation forestière illégale. Pour que la sensibilisation au domaine forestier fonctionne, il faut également déterminer qui doit partager systématiquement quelles informations et pourquoi.

Photo: Africa Center
Pour améliorer la connaissance au domaine forestier, il est indispensable de définir les rôles et les responsabilités des principales parties prenantes dans la lutte contre le trafic de bois. En règle générale, l’armée et la gendarmerie contribuent à la lutte contre l’exploitation forestière illégale en fournissant un soutien logistique, une surveillance, et des capacités de réaction rapide, en particulier dans les zones forestières reculées ; la police en faisant respecter les lois sur l’environnement, en menant des enquêtes, en arrêtant les contrevenants, et en sensibilisant la population ; le secteur de la justice en poursuivant les affaires d’exploitation forestière illégale, en veillant à ce que les contrevenants soient condamnés à des peines appropriées, et en s’assurant que les lois environnementales sont respectées ; les autorités douanières en inspectant les importations et les exportations de bois et en appliquant les réglementations commerciales pour empêcher le trafic d’espèces protégées ; la société civile en plaidant pour la protection de l’environnement, en sensibilisant le public, et en demandant des comptes aux autorités ; et le secteur forestier en surveillant la santé et la durabilité des forêts, ainsi qu’en mettant en œuvre des projets et des politiques décourageant l’exploitation forestière illégale. La question est de savoir comment mettre en synergie toutes ces activités et faire en sorte que leur mise en œuvre soit favorisée le partage approprié d’informations concrètes pertinentes, tant à l’intérieur des pays que d’un pays à l’autre.
Que pensent les anciens du CESA du trafic de bois et de la sensibilisation au domaine forestier ?
Les solutions pratiques pour le partage d’informations dans le domaine forestier sont entre les mains de la communauté des anciens élèves, qui compte de nombreux leaders d’opinion qui travaillent déjà en collaboration pour s’attaquer à ces questions complexes. Lors du programme multinational du CESA sur le renforcement de la coordination du secteur de la sécurité pour lutter contre l’exploitation forestière illégale , qui s’est tenu à Libreville, au Gabon, en 2023, les participants ont élaboré un programme de référentiel de solution intitulé « Programme de sensibilisation au domaine forestier, 2024-2030 ». Basé sur l’apprentissage par les pairs et le partage direct d’idées par le biais de la plateforme du CESA, le projet de référentiel comprenait des conseils pour établir et renforcer les plateformes en ligne ou les portails pour les systèmes d’information sur les forêts. Il s’agit d’un moyen de permettre un suivi transparent des forêts aux niveaux national et régional, ainsi que la collecte, la gestion, et le partage des données et des résultats entre les différents secteurs. Le programme de référentiel de solutions contenait également un appel à « accroître la capacité des acteurs régionaux à mener des opérations régulières pour dissuader, arrêter et placer en détention les acteurs criminels impliqués dans l’exploitation forestière illégale ». Cela a commencé à se concrétiser notamment grâce à la création de brigades mixtes nationales et transnationales, la création d’institutions judiciaires spécialisées au niveau régional, et la formation des populations indigènes et des communautés locales en tant que gardes et lanceurs d’alerte locaux.

Photo: Africa Center
Après avoir approfondi ces idées lors d’une réunion virtuelle du CESA en 2024, un petit groupe d’experts a été invité à se réunir pendant trois jours à Douala, au Cameroun, pour une table ronde de suivi intitulée « Améliorer la connaissance au domaine forestier en Afrique centrale ». Des anciens du CESA en activité dans ce domaine et de nouveaux membres de la communauté y ont participé. Ils représentaient le Cameroun, la République centrafricaine, la Côte d’Ivoire, la République démocratique du Congo, le Gabon, la République du Congo, le Ghana, la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC), le Comité des chefs de police d’Afrique centrale (CCPAC), la Commission des forêts d’Afrique centrale (COMIFAC), le Groupe d’action contre le blanchiment d’argent en Afrique centrale (GABAC), et Interpol. Les séances de travail incluaient des sessions plénières sur des thèmes spécialisés, aussi bien que des démonstrations interactives de bases de données nationales et régionales connues pour leur contribution à la connaissance du domaine forestier, ainsi qu’une visite intensive d’une demi-journée du parc à bois et des bureaux et agences connexes travaillant dans le port autonome de Douala. Ensemble, les experts ont formulé des recommandations concrètes pour faire progresser le partage d’informations et renforcer la collecte, le traitement, et l’analyse des données afin de lutter contre le trafic de bois.
Des outils prometteurs
En Afrique centrale, plusieurs types de bases de données et de plateformes sont déjà conçus pour faciliter la collecte et l’analyse de données sur le domaine forestier. Au cours de plusieurs « sessions de démonstration de bases de données » approfondies, les experts de la table ronde ont examiné de près plusieurs d’entre elles. Ces bases de données et ces plateformes présentent des caractéristiques complémentaires, mais elles ne sont pas encore toutes connues de l’ensemble des acteurs de la sécurité, de la justice, des douanes, de la foresterie, et de la société civile qui travaillent ensemble pour lutter contre le trafic de bois, ni totalement accessibles à ces derniers. Faire connaître les bases de données au sein du réseau des anciens du CESA est un moyen important de contribuer à la recherche de solutions. Grâce à la récente table ronde de Douala, les opérateurs de ces plateformes appartiennent désormais au réseau des anciens qui peuvent nous aider à comprendre et à poursuivre les voies d’accès à l’information.
Lancée en 2016, la plateforme Africa-TWIX vise à promouvoir l’échange d’informations entre les organismes d’application de la loi afin de lutter contre le trafic d’espèces sauvages et l’exploitation forestière illégale à l’échelle régionale. Outil précieux pour la mise en œuvre du Plan d’action sous-régional des pays de l’espace COMIFAC pour le renforcement de l’application des législations nationales sur la faune (PAPECALF), elle est accessible aux parties prenantes qui s’engagent à partager des informations confidentielles sur le trafic de bois dans la région. La base de données des saisies et la liste de diffusion d’Africa-TWIX constituent deux outils interdépendants qui favorisent une communication et une coordination efficaces. Les acteurs de la police, de la gendarmerie, de la justice, des services forestiers, et d’autres entités nationales chargées de l’application de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES), ainsi que certaines organisations régionales et internationales, sont les principaux utilisateurs de la base de données. Les acteurs de la sécurité, de la justice, de la sylviculture, et de la société civile peuvent échanger des informations en temps réel, ce qui pourrait faciliter la mise en place de réponses multisectorielles souples pour lutter contre le trafic de bois et un éventail plus large d’activités liées à l’exploitation forestière illégale et au commerce qui y est associé.
La base de données de l’Observatoire des forêts d’Afrique centrale (OFAC) est une plateforme régionale qui suit de nombreux aspects de l’état des écosystèmes forestiers. Elle permet également de suivre l’évolution des cadres juridiques et politiques des États membres de la COMIFAC en matière de gestion des forêts et de lutte contre leur exploitation illicite. En tant que branche scientifique et technique de la COMIFAC, l’OFAC gère une base de données qui recueille des informations aux niveaux régional, national et local. Elle retrace les principales caractéristiques du domaine forestier qui permettent aux décideurs politiques de comprendre la dynamique de la gouvernance forestière, d’identifier les défis possibles pour la sécurité humaine et la résilience au changement climatique dans le domaine forestier, et de suivre l’avancement des projets mis en œuvre dans le cadre du Plan de Convergence de la COMIFAC. Plusieurs axes du Plan de Convergence dépendent de la coordination du secteur de la sécurité avec les acteurs de la foresterie, de la justice et de la société civile pour lutter contre le trafic de bois. À cet égard, la base de données suit le pourcentage d’aires protégées dotées d’écogardes par pays. Elle sert également de référentiel pour les documents juridiques et politiques relatifs aux forêts. Les experts de l’OFAC fournissent des analyses qui pourraient être utiles aux responsables du secteur de la sécurité dans de multiples ressources qui analysent les données de la plateforme de l’OFAC, y compris le rapport L’état des forêts, les notes d’orientation, et d’autres publications destinées à éclairer la prise de décision au plus haut niveau.

Photo: Africa Center
Certaines bases de données régionales contenant des informations pertinentes pour lutter contre le trafic de bois ont également des composantes décentralisées au niveau national. Par exemple, Interpol gère 19 bases de données que les policiers peuvent consulter au Bureau central national de leur pays à tout moment au cours de leurs enquêtes sur l’exploitation forestière illégale et le commerce qui y est associé. I-24/7, le système mondial de communication policière d’Interpol, permet cet accès. Les informations sont fournies sur une base volontaire et sont, selon le site Internet d’Interpol, « soumises à un cadre juridique strict et à des règles de protection des données afin de favoriser la confiance et de garantir la qualité des informations ». L’élargissement des types de fonctionnaires pouvant accéder à ce système, dans les limites de ce qui est légalement possible, pourrait permettre de repousser les frontières du partage d’informations pour lutter contre l’exploitation forestière illégale.
Les systèmes nationaux de traçabilité du bois jouent également un rôle essentiel dans la lutte contre l’abattage illégal, la promotion du commerce légal du bois, et le soutien à la gestion durable des forêts. Lors de la table ronde du CESA, les experts ont eu l’occasion d’examiner en profondeur la base de données de traçabilité du bois du Ghana et de discuter des systèmes équivalents de leurs pays. Il en existe au Cameroun (Système informatisé de gestion de l’information forestière, SIGIF II), en République centrafricaine (Système d’assurance de la légalité, LAS), en République démocratique du Congo (Plate-forme de gestion de la traçabilité et de la légalité du bois, TRABOIS), au Gabon (base de données de l’Office des forêts et de l’exécution des travaux forestiers, SMINTEF) et en République du Congo (Système public informatisé de traçabilité du bois, SIVL). Nombre d’entre eux l’ont fait dans le cadre de l’initiative « Application des réglementations forestières, gouvernance, et échanges commerciaux » (FLEGT) soutenue par l’Union européenne. Certains de ces systèmes nationaux de traçabilité du bois sont interopérables avec d’autres bases de données nationales que les fonctionnaires des douanes utilisent pour collaborer avec les autorités forestières afin de suivre le bois depuis sa récolte sur le sol forestier jusqu’à son exportation. Dans l’ensemble, la mise en œuvre a progressé de manière variable, mais le système ghanéen s’est toujours distingué comme une étude de cas utile en matière d’adaptation et d’innovation
Comment continuer à faire avancer les solutions
Il existe de nombreux projets nationaux et régionaux pouvant intégrer des outils de partage d’informations dans leurs plans existants afin de lutter contre l’exploitation forestière illégale d’une nouvelle manière. L’intégration de ces outils d’échange d’informations nécessitera, bien entendu, l’élaboration et la mise en œuvre de procédures précisant les conditions dans lesquelles l’échange a lieu et la manière dont les outils d’échange d’informations peuvent être utilisés par les différents acteurs qui ont besoin de coordonner leurs actions. Il est en outre nécessaire de mettre en place des mécanismes de communication plus formels, plus cohérents et plus fiables entre les fonctionnaires luttant contre le trafic de bois et les membres et dirigeants des communautés forestières, y compris les chefs traditionnels, qui sont souvent les gardiens de la forêt.
En d’autres termes, la mise en place de ces procédures pourrait nécessiter une stratégie, une diplomatie et un engagement importants en matière de coordination entre les différentes autorités, le gouvernement et la société au sein et entre les pays, vu le nombre d’institutions militaires et civiles impliquées. Ces efforts dépendront de « coalitions pour l’innovation » qui se forment au niveau national dans les différents pays confrontés à ces questions. Les anciens du CESA spécialisés dans le domaine forestier contribuent à apporter de nombreuses expériences de leadership, des compétences techniques et des talents diplomatiques qui pourraient jouer un rôle de catalyseur dans le contexte actuel.
La création de « pratiques communes » pour aider les pairs à surmonter les obstacles en matière d’innovation peut nous aider à tirer des enseignements des efforts déployés par chacun pour catalyser des solutions stratégiques au trafic de bois afin d’affiner périodiquement le référentiel de solutions créé par les anciens du CESA. Les initiatives nationales et régionales qui pourraient être mises à profit pour améliorer le partage d’informations sur le domaine forestier sont légion.
Pour ne citer qu’un exemple au niveau régional, le CCPAC travaille avec Interpol dans les États membres de la Communauté monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC) pour créer des « brigades mixtes » composées de gendarmes, de policiers, d’écogardes, d’agents des douanes, et d’autres fonctionnaires afin de lutter contre le crime organisé dans les zones frontalières prioritaires en 2025. Parallèlement, le Bureau régional d’Interpol travaille à la création de groupes de travail nationaux sur la sécurité environnementale (NEST) dans chaque pays d’Afrique centrale afin de faciliter l’accès aux 19 bases de données criminelles de l’organisation, dont certaines couvrent le domaine forestier. Les participants à la table ronde se sont demandé si, au fur et à mesure que chaque pays forme ses groupes de travail nationaux sur la sécurité environnementale pour Interpol, ces groupements pourraient faire partie des comités de coordination des brigades mixtes du CCPAC afin d’harmoniser davantage les efforts.

Photo: Africa Center
Ces deux efforts pourraient également servir de « multiplicateurs » à la mise en œuvre par la COMIFAC de son plan de convergence, au travail effectué par la CEEAC par l’intermédiaire de sa commission de l’environnement et du développement rural, et aux interventions de l’OCFSA pour résoudre les problèmes de braconnage liés au trafic de bois dans la zone TRIDOM.
Il existe des évolutions similaires au sein des pays que les initiatives liées à la connaissance au domaine forestier pourraient amplifier :
- Le Cameroun a conclu un protocole d’accord entre le ministère de la Défense et le ministère des Forêts et de la Faune, qui a favorisé la coordination de la lutte contre l’exploitation forestière illégale. La législation nationale a également sur les forêts et la faune a également été amendée afin d’alourdir les peines pour les délits connexes, de faciliter une gouvernance environnementale plus durable, et de tenir compte des droits des communautés forestières.
- La République centrafricaine a récemment mis en place des brigades forestières mobiles, qui sont structurées pour travailler avec les Forces armées de la République centrafricaine (FACA), les tribunaux, et les groupes de la société civile qui surveillent la gouvernance forestière.
- La République démocratique du Congo a organisé des « États généraux des forêts » qui ont examiné l’état actuel de l’application des lois et des politiques, y compris dans les domaines liés à l’exploitation forestière illégale, comme la traçabilité du bois et le développement de la politique forestière. L’une des prochaines étapes possibles est l’élaboration d’une stratégie forestière.
- Le Gabon dispose depuis plusieurs années de tribunaux spéciaux chargés d’appliquer les lois visant à lutter contre l’exploitation forestière illégale. Leur fonctionnement dépend de la coordination entre le secteur de la sécurité et le système judiciaire par l’intermédiaire de la chaîne de responsabilité.
- La République du Congo convoque un groupe de travail multi-acteurs officiellement mandaté qui travaille avec les ministères, départements, et agences concernées pour mener des audits communautaires des concessions forestières afin de lutter contre le trafic de bois.
Le CESA espère continuer à servir de centre de réflexion et d’échange franc et stratégique pour les anciens élèves qui travaillent sans relâche à la lutte contre les crimes organisés tels que le trafic de bois et qui sont intéressés par l’amélioration de la sensibilisation au domaine forestier.
Pour plus d’informations sur les travaux du CESA sur la lutte contre la criminalité transnationale organisée, veuillez contacter la Dre Catherine Lena Kelly.
[1] Nimmich, J. & Goward, D. Maritime domain awareness: The key to maritime security, in Michael Carsten, ed. Global Legal Challenges: Command of the Commons, Strategic Communications, and Natural Disasters, International Law Studies 83, p. 63.