Les tensions étaient fortes à l’approche du premier tour des élections présidentielles au Kenya en août 2017. Les sondages prédisaient un scrutin très serré entre le président sortant, Uhuru Kenyatta, et son adversaire de longue date, Raila Odinga. Quand les résultats ont montré que Kenyatta avait gagné avec une avance surprenante, le pays se prépara à des répercussions, se rappelant la violence motivée par les considérations ethniques qui avait éclaté à la suite des élections de 2007 et qui avait entraîné la mort d’environ 1,500 personnes et l’exile de centaines de milliers d’autres.
Mais, l’opposition a porté l’affaire devant la Cour suprême du Kenya. Dans une décision historique, la Cour a déclaré les élections nulles et non avenues en invoquant que l’organisme électoral national n’avait pas respecté les règles établies pour conduire les élections. Plutôt que de recourir à la violence dans les rues, l’opposition a obtenu la justice en respectant le système judiciaire en place.
Cette expérience montre bien la réalité souvent ignorée que la sécurité comprend bien plus que le déploiement efficace et productif des forces armées. La justice, aussi bien sur le fond que sur la forme, est essentielle à la sécurité et à la stabilité. En tant que biens sociaux, la justice et la sécurité physique sont peut-être les nécessités les plus fondamentales pour la coexistence paisible de la société et la survie de l’état. Des institutions judiciaires et quasi judiciaires efficaces servent non seulement à surveiller le pouvoir politique, mais aussi à atténuer les conflits qui pourraient résulter des inévitables rivalités et différences d’intérêts sociaux.
Les institutions judiciaires et le système de justice pénale font partie entière du secteur de la sécurité.
Un lien pratique entre la justice et la sécurité découle des relations entre la population et le secteur de la sécurité. Les tribunaux jouent un rôle essentiel en assurant la surveillance du secteur de la sécurité et en exigeant qu’il soit tenu responsable de ses actions. Ils délimitent l’autorité que possède le secteur de la sécurité et résolvent les litiges qui surgissent quand les confrontations entre la population et le secteur de sécurité donnent lieu à des violations des droits humains. Quand les forces de sécurité ne sont pas tenues responsables dans ces circonstances, les relations entre les forces de sécurité et la population en souffrent.
“La sécurité englobe bien plus que le déploiement effectif et efficace des forces armées. La justice, en termes de substance et de procédure, est essentielle pour la sécurité et la stabilité.”
Au Burkina Faso, 24 soldats et officiers, dont l’ancien chef de la Garde présidentielle, ont été jugés en 2015 pour crimes contre l’humanité dans un effort du gouvernement de réformer et professionnaliser le secteur de la sécurité qui était fortement discrédité. Au Kenya, seul un petit pourcentage des policiers ont été jugés pour les meurtres et agressions sexuelles commises contre la population civile pendant la violence post-électorale de 2007-08 et seulement un petit nombre a été condamné. Ceci a renforcé le sentiment d’impunité dans le secteur de la sécurité, ce qui a eu de graves conséquences sur sa capacité à inspirer confiance et légitimité aux yeux du public. En République Démocratique du Congo, l’impunité et la faiblesse qui sont enracinées dans le système de la justice pénale sabotent le travail des tribunaux militaires, qui sont les seules institutions viables capables de juger les militaires pour crimes commis contre la population civile. En conséquence, les procès semblent avoir peu d’incidence sur les violations continues et de plus en plus généralisées commises par les militaires et les milices alliées à l’encontre de la population civile.
La justice est essentielle pour également gérer d’autres genres de conflits.
Les conflits autour des ressources et plus spécialement le vol de bétail et la concurrence des éleveurs-agriculteurs pour les terres, les pâturages et l’eau sont des conflits les plus communs dans les régions rurales. Dans le nord du Nigéria, les disputes entre les éleveurs nomades et les communautés agraires dans une bande couvrant 10 états ont causé, entre 2011 et juin 2017, la mort de plus de 12 000 personnes. À Madagascar, le vol de bétail par les « dahalo » (bandits) pose un problème de sécurité suffisamment sérieux que l’armée nationale a dû être mobilisée. Au Soudan du Sud, le conflit politique national se superpose aux conflits complexes entre les communautés éleveuses et les communautés agricoles autour des pâturages et de l’eau. Les conflits en République centrafricaine (RCA) qui opposent principalement les éleveurs musulmans et les agriculteurs majoritairement chrétiens présentent des caractéristiques similaires. Les vols de bétail accompagnés de violence armée le long des frontières entre le Kenya et l’Ouganda et le Kenya et l’Éthiopie continuent à faire des ravages économiques dans des communautés en guerre dans ces régions pratiquement pas gouvernées.
Dans tous ces cas de disputes agraires, il est démontré que la vie et les biens ne sont pas suffisamment légalement protégés, et les disputes ne sont pas traitées efficacement par les tribunaux, ce qui est la cause de la plupart de ces conflits autour des ressources. L’influence limitée des institutions judiciaires dans les périphéries associée à la dégradation de la justice traditionnelle et des mécanismes de résolution des conflits exacerbent la situation.
Cela s’applique aussi au nord du Nigéria où le mépris des traditions par une nouvelle génération d’éleveurs a rendu les conflits plus meurtriers. Les éleveurs plus jeunes se sentent moins attachés aux anciens mécanismes traditionnels de résolution des conflits. Ils préfèrent recourir à la force armée quand des conflits surgissent avec les communautés sédentaires. En RCA, le remplacement des mécanismes traditionnels de résolution des conflits par la loi islamique dans les régions sous le contrôle des rebelles Seleka pendant la guerre civile, a considérablement affaibli l’important système de justice traditionnelle qui avait un attrait intercommunautaire et a alimenté de nouveaux conflits.
Au Soudan du Sud, la conférence de la paix de 1999 entre les Dinka-Nuer Wunlit, qui a réuni les chefs des communautés des rives est et ouest du Nil, a mis fin à l’une des plus violentes disputes autour des ressources de la région. Les membres des communautés Dinka et Nuer avaient été entrainés dans un conflit violent impliquant des vendettas, des disputes autour de l’accès aux pâturages et l’enlèvement de femmes et de filles. La signature d’un accord de paix par les chefs de tribu des deux plus grandes communautés dans le sud du Soudan a eu un puissant effet de dominos. Elle a unifié les chefs en guerre dans le sud et a accéléré les négociations ayant culminé avec l’Accord de paix global avec Khartoum. La modalité Wunlit a été copiée en 2012 pour traiter les conflits apparemment insolubles dans la région de Jonglei.
Les recherches mettent en évidence plus de 100 conflits frontaliers actifs en Afrique, dont la plupart sont le résultat de la division arbitraire du continent par les pouvoirs coloniaux européens et l’échec de la part des gouvernements successifs à établir et marquer les frontières. Alors que la capacité des pays africains à exploiter les ressources disponibles dans les zones frontalières, augmente, les risques de conflits avec leurs voisins augmentent également. Cela exige des mécanismes de résolution de conflits. Les remèdes judiciaires offrent un moyen important de résolution des disputes frontalières, tel que décrit dans l’article 33 de la Chartre des Nations Unies et l’article 4 (e) du document fondateur de l’Union africaine.
Au fil des ans, les pays africains ont souvent fait confiance aux institutions judiciaires internationales telles la Cour internationale de justice (TIJ) et les commissions arbitrales lorsque les disputes frontalières sont trop difficiles à résoudre. Sept cas frontaliers ont été décidés par la CIJ depuis les années 1980. La décision de 2002 de la CIJ sur le conflit compliqué entre le Nigeria et le Cameroun, qui durait depuis des années, montre bien à quel point les tribunaux peuvent désamorcer des conflits explosifs.
Afin de jouer un rôle dans la résolution des disputes, les institutions judiciaires doivent être financièrement et physiquement accessibles à tous, y compris aux éleveurs qui habitent aux confins de l’état. Qu’ils soient intégrés ou pas au système formel de la justice, les mécanismes de justice traditionnelle et de résolution des conflits améliorent la sécurité en offrant une possibilité de recours culturellement appropriée. L’indépendance et la capacité des institutions qui règlent les différends et rendent la justice sont essentielles à leur légitimité. Plus elles attirent la population parce qu’elles sont fiables et impartiales, plus grand sera leur impact sur la stabilité en Afrique.
Expert du CESA
Godfrey Musila, Chercheur universitaire
Ressources complémentaires
- African Union, « Final Report of the African Union Commission of Inquiry on South Sudan », 2014.
- David K. Deng, « Challenges of Accountability: An Assessment of Dispute Resolution Processes in Rural South Sudan », South Sudan Law Society, 2013.
- Ernest Uwazie, « Le règlement extrajudiciaire des différends en Afrique : Prévention des conflits et renforcement de la stabilité », Centre d'Études Stratégiques de l'Afrique, Bulletin de la sécurité africaine No. 16, 30 novembre 2011.
- Idi T. Gaparayi, « Justice and Social Reconstruction in the Aftermath of Genocide in Rwanda: An Evaluation of the Possible Role of the Gacaca Tribunals », African Human Rights Law Journal, Vol. 1, No. 1, 2001.
En plus: Démocratisation Prévention ou atténuation des conflits Ressources naturelles et conflits