La diffusion de la technologie de surveillance en Afrique suscite des préoccupations en matière de sécurité

La diffusion de la technologie de surveillance en Afrique sans freins et contrepoids adéquat remodèle le paysage de la gouvernance tout en permettant potentiellement un autre outil de répression.


The Spread of Surveillance Technology in Africa Stirs Security Concerns

(Source de l’image : ISS)

En 2019, la police de Kampala a acheté pour 126 millions de dollars des caméras de télévision en circuit fermé (CCTV) du géant chinois des télécommunications Huawei pour aider à contrôler le problème croissant de la criminalité dans la ville. L’opposition et les dirigeants de la société civile soutiennent que les caméras de surveillance, qui reposent sur la technologie de reconnaissance faciale, seront en réalité utilisées pour suivre et cibler les critiques du gouvernement. Cette préoccupation semble justifiée, car une enquête indépendante a révélé que les services de renseignement ougandais utilisent la technologie pour déchiffrer les communications cryptées du chanteur populaire et chef de l’opposition Bobi Wine.

Pays africains qui ont déployé la technologie de surveillance

  • Algéria
  • Botswana
  • Côte d’Ivoire
  • Égypte
  • Ghana
  • Malawi
  • Nigeria
  • Rwanda
  • Afrique du Sud
  • Tanzanie
  • Ouganda
  • Zambie
  • Zimbabwe

Des préoccupations similaires ont émergé à travers le continent, car plus d’une douzaine de pays africains ont déployé des dispositifs de surveillance au cours des dernières années. Ces pays représentent un éventail de systèmes politiques et les objectifs prévus des systèmes de surveillance varient. Néanmoins, ces technologies posent des défis aux normes et pratiques démocratiques. Plus précisément, les activistes et les organisations de droits numériques ont soulevé des préoccupations au sujet de la protection de la vie privée. L’introduction de ces technologies sans système de freins et contrepoids rend les citoyens plus vulnérables à la surveillance et à la répression politiques.

L’accessibilité croissante des produits de surveillance en Afrique a été rendue possible par les ventes de technologies étrangères soutenues par des prêts à taux réduit, principalement en provenance de Chine. Outre Huawei et d’autres entreprises chinoises, qui ont construit environ 70 % de l’infrastructure de réseau 4G sur le continent, des entreprises privées de cybersécurité et de surveillance d’Israël, du Royaume-Uni, de l’Allemagne et de l’Italie, entre autres, ont également été actives en Afrique.

Le « piratage à distance » est une autre forme de technologie de surveillance qui se propage à travers le continent. Ces systèmes de surveillance permettent aux gouvernements d’accéder à des fichiers sur les ordinateurs portables ciblés. Ils enregistrent également les frappes de clavier et les mots de passe pour activer les webcams et les microphones.

« L’accessibilité croissante des produits de surveillance en Afrique a été rendue possible par les ventes de technologies étrangères soutenues par des prêts à taux réduit, principalement en provenance de Chine ».

L’écoute clandestine est une autre technique de surveillance qui permet aux gouvernements d’accéder aux appels, aux SMS et aux emplacements des téléphones dans le monde entier. Cette technique, plus étroitement liée à la société bulgare de surveillance Circles, une filiale du groupe NSO, qui a développé le tristement célèbre logiciel Pegasus, fournit la technologie de logiciel espion aux pays comme un moyen d’exploiter les failles dans les systèmes de télécommunication. Plusieurs gouvernements de pays africains, comme le Botswana, la Guinée équatoriale, le Kenya, le Maroc, le Nigéria, la Zambie et le Zimbabwe, utiliseraient ces systèmes pour se connecter à l’infrastructure de leurs entreprises de télécommunications locales pour effectuer la surveillance.

L’adoption de produits de surveillance en Afrique est étroitement liée aux projets de villes sûres (Safe Cities) de Huawei. Le concept « villes sûres » fait appel à une série de dispositifs de suivi interconnectés, de caméras vidéo, de logiciels et de systèmes de stockage en nuage pour exploiter les plateformes publiques et privées de manière plus cohérente afin d’améliorer les objectifs publics tels que la police, la gestion du trafic et la rationalisation des services administratifs. L’accès à ce réseau de systèmes augmente ostensiblement la visibilité des officiers de police qui peuvent ensuite plus agilement suivre et répondre à la criminalité en temps réel.

Il n’existe aucune preuve solide établissant un lien entre l’adoption de la technologie de surveillance et une diminution de la criminalité en Afrique. Cependant, la diffusion des technologies de surveillance en Afrique a poussé le continent dans une situation critique, déchiré entre la capacité accrue de surveiller les citoyens par le biais de produits numériques largement disponibles et la protection des normes et pratiques démocratiques. Cela se produit sans grand débat public en raison d’une sous-appréciation des implications qui en découlent.

Ce que nous avons appris au sujet de l’utilisation de la technologie de surveillance en Afrique

A street in Addis Ababa, Ethiopia

Une rue à Addis-Abeba en Éthiopie. (Photo : Nebiyu.s)

L’approche de l’Éthiopie en matière d’investissement dans les technologies de l’information et de la communication (TIC) est instructive. Avec l’aide de Pékin, l’Éthiopie s’est fait le champion de l’utilisation des technologies TIC comme instrument de renforcement de sa capacité administrative locale. Par exemple, le Projet Woredanet connecte numériquement les ministres d’Addis-Abeba avec 950 administrations de district (woredas), neuf régions et deux administrations municipales du pays.

Cette capacité croissante des TIC pour les gouvernements locaux est tempérée par le mauvais bilan de l’Éthiopie en matière de liberté d’Internet. Son environnement en ligne reste encombré par des fermetures régulières d’Internet, qui sont motivées par des objectifs politiques. Cela suggère que la mise en œuvre des technologies de surveillance est vulnérable aux abus. Cette vulnérabilité est aggravée par l’absence d’un instrument juridique complet pour réglementer les mesures de protection de la vie privée et des données.

L’Éthiopie n’est pas une exception. La moitié des pays d’Afrique n’ont pas de lois sur la protection des données. La promotion de politiques nationales de cybersécurité pour l’utilisation croissante des dispositifs de surveillance numérique est donc une étape essentielle pour faire progresser les droits numériques.

Le rapport annuel 2018 de Huawei a maintenu que son projet « villes sûres »  est utilisé dans plus de 100 pays. Le premier système « villes sûres » africain de Huawei a connecté 1 800 caméras haute définition et 200 infrastructures de surveillance du trafic haute définition à Nairobi. En outre, un centre national de commandement de la police a été créé pour fournir un soutien à plus de 9 000 officiers de police et 195 postes de police. Ces technologies visent à soutenir la prévention de la criminalité et à accélérer les interventions et la reprise.

« Dans quels contextes ces outils de surveillance sont-ils utilisés pour améliorer le bien public plutôt que pour faire progresser principalement la capacité répressive des personnes au pouvoir ? »

Les avantages du projet « villes sûres » sont difficiles à vérifier et semblent exagérés. Selon Huawei, les taux de criminalité de 2014 à 2015 ont diminué de 46 % dans les régions soutenues par leurs technologies au Kenya. Pourtant, les rapports du Service national de police du Kenya indiquent des réductions plus faibles de la criminalité au cours de ces années. Nairobi et Mombasa, les deux villes dotées des technologies de surveillance, ont également connu une augmentation des crimes signalés en 2017 et 2018.

Bien que le modèle de villes sûres de Huawei puisse fournir un modèle, il est important de reconnaître que ces systèmes de gouvernance et de surveillance sont installés à la demande des gouvernements africains. La question pertinente, alors, est de déterminer dans quels contextes ces outils de surveillance sont utilisés pour améliorer le bien public plutôt que pour faire progresser principalement la capacité répressive des personnes au pouvoir. Compte tenu de la diversité des gouvernements africains qui ont adopté la technologie de surveillance, la réponse à cette question doit être déterminée pays par pays. Cela, à son tour, soutiendra les stratégies de réforme et illustrera la viabilité des solutions politiques mises en œuvre au niveau local.

Priorités relatives à la lutte contre l’utilisation abusive de la technologie de surveillance

L’impulsion des gouvernements à contrôler l’information dans une société et à surveiller les citoyens a toujours existé. Cela a en effet été l’objectif principal de nombreux services de renseignement africains au fil des ans. L’adoption de la nouvelle technologie de surveillance en Afrique a toutefois donné aux gouvernements des moyens considérables pour le faire, cela à une échelle jamais vue auparavant. Ce qui aurait auparavant peut-être pris toute une armée d’agents à faire peut maintenant être accompli par quelques ingénieurs.

S’appuyant sur les stratégies de réforme et les meilleures pratiques au niveau des pays, les législateurs africains et les groupes de défense des droits numériques peuvent renforcer les normes et les réglementations relatives à la technologie de surveillance en créant des groupes consultatifs de l’UA pour formuler des recommandations. La convention de l’Union africaine sur la cybersécurité et la protection des données à caractère personnel a été établie en 2014 pour fournir un cadre à la cybersécurité en Afrique. Ses États membres sont invités à établir des politiques nationales de cybersécurité ainsi que des cadres juridiques, réglementaires et institutionnels pour la gouvernance de la cybersécurité. Mais la convention exige la ratification de 15 pays pour prendre effet, ce que  jusqu’à présent, seuls cinq pays (Namibie, Sénégal, Ghana, Guinée et Maurice) ’ont fait.

Row of surveillance cameras

L’absence d’un cadre réglementaire clair rend de nombreux pays africains vulnérables à l’utilisation abusive des technologies de surveillance. Bien que chaque pays doive continuer à travailler à des solutions politiques nationales, faciliter une compréhension commune des approches réglementaires de ces dispositifs peut accélérer les moyens de faire face à des préoccupations communes et à des utilisations illégitimes. En tirant parti des cadres déjà établis, ces groupes consultatifs peuvent fournir les conseils nécessaires pour déterminer si les freins et contrepoids nécessaires sont en place.

Une approche réglementaire commune a également de la valeur compte tenu de l’interconnexion croissante des systèmes de technologies de l’information et de la communication entre les nations. En outre, de nombreux pays africains n’ont pas la capacité, en matière de personnel expert, de faciliter l’élaboration et la mise en œuvre de politiques et de cadres réglementaires en matière de cybersécurité. Une approche réglementaire commune offre un ensemble d’outils, de politiques et de directives qui peuvent permettre aux acteurs locaux de protéger plus rapidement leurs environnements informatiques respectifs.

« L’absence d’un cadre réglementaire clair rend de nombreux pays africains vulnérables à l’utilisation abusive des technologies de surveillance ».

Tirer parti du contenu et des programmes de formation disponibles en accord avec les réalités nationales peut aider les défenseurs des droits numériques et d’autres parties prenantes à s’engager de manière constructive avec les exigences des droits numériques et les préoccupations en matière de sécurité. La promotion de la cyberstabilité et la sensibilisation accrue à la gouvernance de la cybersécurité en Afrique contribuent en outre à la mise en place de mécanismes d’application et au développement de capacités institutionnelles. Les acteurs internationaux peuvent également travailler avec les organisations locales de la société civile africaine pour renforcer l’équilibre des pouvoirs et répondre aux préoccupations relatives à la vie privée. En soutenant les initiatives en matière de droits numériques, les acteurs internationaux peuvent renforcer et faire évoluer le travail des organisations locales.

Les citoyens africains sont confrontés à une situation numérique critique. Il est urgent de comprendre et de renforcer les moyens de protéger les droits numériques dans le cadre de l’éventail plus large des libertés civiles et des droits politiques. Pour faire progresser ces objectifs, la formation, les meilleures pratiques, les groupes consultatifs et les conférences qui incluent des groupes de défense des droits numériques, des décideurs, des professionnels de la sécurité et des citoyens peuvent accélérer la courbe d’apprentissage sur ces questions et trouver des solutions politiques qui garantissent la liberté tout en accordant une attention critique aux demandes de sécurité.

Bulelani Jili est étudiant en doctorat au Département d’études afro-américaines de l’Université de Harvard et ancien boursier Yenching à l’Université de Pékin.


Ressources complémentaires