À l’exception d’une interruption de dix ans, les gouvernements militaires se sont succédé sans discontinuer à la tête du Soudan depuis son indépendance en 1956. En 2019, des manifestations populaires de grande ampleur ont mis brusquement fin aux trente années de règne répressif de l’ancien président Omar el-Béchir et suscité l’espoir d’une nouvelle voie, mais le gouvernement de transition civil-militaire fragile formé en août 2019 ne constitue pas une rupture nette avec le passé. L’armée dirige le Conseil souverain tandis qu’un Premier ministre civil gère les opérations quotidiennes du gouvernement, avec pour mandat d’assurer la transition vers un gouvernement démocratique entièrement dirigé par des civils d’ici janvier 2024. À titre d’étape intermédiaire, un civil sera placé à la tête du Conseil souverain en février 2022.
Des questions subsistent quant à la volonté des dirigeants militaires de s’impliquer dans la transition. L’armée s’est habituée à jouer un rôle prépondérant dans le gouvernement et l’économie. On estime que les services de sécurité contrôlent plus de 250 entreprises dans toute une série de secteurs, dont les mines d’or, l’élevage, les armes, les télécommunications, la banque et le bâtiment. En Égypte, au Mali, au Myanmar et en Thaïlande, l’armée a manifesté de manière impulsive son désir de rester aux commandes, mais la transition vers un gouvernement civil serait favorable aux militaires soudanais pour six raisons.
Avantages du régime civil
Premièrement, les manifestations qui ont conduit au renversement de Bachir ont été massives et soutenues. Des centaines de milliers de personnes représentant toutes les franges de la société soudanaise sont descendues dans les rues dans des dizaines de villes et de villages de décembre 2018 à août 2019 pour réclamer un changement en profondeur du système politique. Compte tenu de ses liens avec l’administration Bachir, si l’armée devait tenter de rester en place, la population se mobiliserait à nouveau, plaçant l’armée dans la même position intenable que celle de Bachir.
Toute tentative de l’armée de se maintenir au pouvoir reviendrait également à négliger les causes initiales des protestations. Des années de mauvaise gestion économique et de problèmes structurels ont rendu onéreux les produits de première nécessité et l’emploi s’est raréfié. L’économie s’est fortement contractée depuis 2015, et la dette nationale devrait être multipliée par six, pour atteindre 1200 milliards de dollars d’ici 2025. Avec un taux d’inflation de 167 % en décembre 2020, le Soudan est confronté à des tensions socio-économiques qui menacent le pays d’implosion. En s’accrochant au pouvoir, les dirigeants militaires hériteraient de cette bombe à retardement économique, d’où la sagesse de confier aux civils le soin de régler ces problèmes.
Deuxièmement, certains militaires peuvent penser que le retrait du pays par les États-Unis de la liste des États soutenant le terrorisme à la fin de 2020 a ouvert la porte à un soutien international au-delà des alliés militaires du golfe Persique. Mais les prêts et les investissements dont a besoin le Soudan ne seront accordés que si un gouvernement civil crédible est mis en place. Le bilan économique lamentable des gouvernements militaires dans d’autres pays montre que plus vite l’armée soudanaise transfèrera le pouvoir aux dirigeants civils, plus vite ceux-ci pourront restaurer la crédibilité des institutions économiques du pays et négocier un soutien. De même, les militaires qui gèrent le processus de manière efficace seront mieux à même de sauvegarder leurs institutions par la suite, tandis que ceux dont la transition s’effectuera en situation de crise risquent d’y perdre beaucoup en autonomie.
Troisièmement, une transition civile renforcerait la sécurité au Soudan. Les menaces les plus persistantes et les plus déstabilisantes pour la sécurité du pays sont les groupes rebelles armés présents à l’ouest et au sud. Sous la direction du premier ministre civil Abdalla Hamdok, le Soudan a négocié un accord de paix avec nombre de ces groupes et est bien placé pour faciliter la paix avec les autres. L’armée pourrait ainsi se concentrer sur la protection des frontières étendues du Soudan, le contrôle des trafics illicites et la prévention de la réapparition de groupes extrémistes violents.
Quatrièmement, le fait de soustraire l’armée à la politique complexe du Soudan lui permettrait de commencer à se re-professionnaliser. Au fil des ans, l’intégration de groupes armés dans l’armée a donné lieu à des niveaux de compétences et des structures de commandement très variés. Il n’y a pas une mais plusieurs forces armées soudanaises. La transition offre aux professionnels de l’armée l’occasion de reprendre le contrôle des forces armées et de les réaffecter à la protection de l’État et de ses citoyens, avec une structure de commandement unifiée et une réglementation uniforme pour la formation, la discipline, le recrutement et la promotion au mérite.
Cinquièmement, une économie en croissance créerait une source de revenus étatiques plus fiable, sur laquelle l’armée pourrait compter, ce qui se traduirait par des salaires régularisés pour les officiers de l’armée, à égalité avec d’autres professionnels qualifiés. Une pension et un régime de retraite attrayants permettraient aux officiers supérieurs de quitter l’armée à la fin de leur carrière et de passer en toute confiance au secteur privé. Le personnel déclassé au cours de la restructuration devrait bénéficier d’une formation et d’une aide à la réinsertion.
Dernier motif plaidant en faveur d’une transition vers un régime civil : la fragilité des gouvernements militaires. Les alliances de Bashir avec les islamistes et l’explosion des revenus pétroliers lui ont certes permis de rester un bon moment au pouvoir, mais les régimes militaires s’y maintiennent généralement moins longtemps que les autres gouvernements autoritaires ou les démocraties. La perspective d’un coup d’État n’est jamais loin, aussi le régime civil démocratique est-il une forme d’assurance-vie pour les cadres militaires.
La difficulté de se retirer
Se retirer du pouvoir n’est jamais facile. C’est pourtant ce qu’on fait les militaires en Argentine, au Bénin, au Brésil, au Chili, au Ghana, en Indonésie, au Nigeria et au Pérou, entre autres. En gérant efficacement la transition vers un régime civil, les chefs militaires soudanais se donneront l’opportunité de réapparaître comme une force renouvelée, professionnelle et respectée.
Cet article a été publié pour la première fois sur Tawazun.net.
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