Après trois ans manifestations sans répit, l’Éthiopie a débuté l’année 2018 par une rare bonne nouvelle. En effet, le 3 janvier dernier, le premier ministre Hailemariam Desalegn et son parti se sont engagés à libérer des prisonniers politiques et à fermer Maekelawi, le tristement célèbre centre de détention d’Addis-Abeba. Lors d’une conférence de presse de trois heures, les dirigeants du parti au pouvoir, le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE), ont également assumé leur responsabilité envers les nombreux défis politiques auxquels le pays est confronté. Selon les dirigeants du FDRPE, l’objectif sera de favoriser la réconciliation et d‘élargir l’espace démocratique. L’annonce fut très bien accueillie, y compris par une opposition méfiante, et envisagée comme une étape décisive dans la bonne direction.
Toute une série de signaux mitigés s’en suivit. Plus de 6.000 prisonniers politiques, y compris des figures emblématiques de l’opposition, des journalistes et des dirigeants de la communauté musulmane du pays furent libérés. Le mois suivant, le 15 février, Hailemariam Desalegn démissionna en exprimant son souhait d’ouvrir la voie aux réformes. Le deuxième pays le plus peuplé d’Afrique semblait sur le point de tourner la page sur son passé répressif. Pourtant, dès le lendemain, les autorités imposèrent un état d’urgence généralisé de six mois. Le parlement – contrôlé par le FDRPE – ratifia ce décret au cours d’un vote contesté, le 2 mars dernier.
Plus de 60 victimes sont à déplorer depuis l’entrée en vigueur de l’état d’urgence. Au sud de l’Éthiopie, des milliers de personnes ont fui la violence et ont cherché refuge au Kenya en quête d’une aide humanitaire d’urgence. Ce dernier exode massif s’ajoute au plus de 1,2 million de personnes déplacées à l’intérieur du pays, dont la plupart fuirent en 2017, suite à un conflit frontalier entre les États de Somali et d’Oromia, deux des États régionaux les plus peuplés (le pays en compte neuf) qui furent établis sur une base linguistique. Les crises humanitaires, politiques et sécuritaires que traverse l’Éthiopie sont les plus graves jamais endurées depuis 1991, date du renversement du régime communiste de Mengitsu Haïle Mariam.
Pour relever ces défis et bien d’autres encore, la direction exécutive du FDRPE, composée de 36 membres, a tenu une série de réunions de haut niveau. Bien que tous s’accordent pour admettre l’existence de problèmes, les avis sont partagés quant aux réponses à apporter aux pressions croissantes exercées par le public et aux conflits à caractère ethnique. De ce fait, le FDRPE, autrefois un parti d’avant-garde unifié, se voit désormais déchiré par une lutte acharnée de pouvoir. Cette lutte exacerbée pour le contrôle de l’orientation politique du parti mit en exergue les problèmes d’inégalité longtemps réprimés au sein du FDRPE.
Comment l’Éthiopie en-t-elle arrivée là ?
Pour comprendre l’évolution actuelle en l’Éthiopie, il faut se pencher sur l’histoire du FDRPE. Créé en 1989, le FDRPE constitue, en théorie, une coalition de quatre organisations politiques fondées sur l’ethnicité : le Front de libération du peuple du Tigray (FLPT), le Mouvement démocratique national Amhara (MDNA), l’Organisation démocratique des peuples Oromo (ODPO) et le Mouvement démocratique des peuples du sud de l’Éthiopie (MDPSE).
À l’époque de la création du FDRPE, le régime communiste de Mengitsu Haile Mariam s’amenuisait. La guerre froide se finissait. Visant le pouvoir politique à Addis-Abeba, le FLPT qui avait mené l’insurrection armée contre Mengitsu, avait besoin de partenaires pour franchir la vaste région située au sud de son siège, en Éthiopie du nord. Il orchestra donc la création du MDNA, de l’ODPO et plus tard du MDPSE.
Après l’arrivée du FDRPE au pouvoir, une fédération multinationale, qui promettait l’autodétermination de chacun des États, des nationalités et des populations d’Éthiopie, fut mise en place en tant que un compromis entre les ethno-nationalistes et les unionistes en faveur d’un régime éthiopien centralisé. Cette approche, qui divisait clairement l’État éthiopien selon l’appartenance ethnique, contrastait nettement avec celle du régime de Mengitsu et de son prédécesseur, l’empereur Haïlé Sélassié, tous deux défenseurs d’une identité nationale éthiopienne unique. La constitution de 1995 préconisait la décentralisation et un niveau d’autonomie significatif pour les États, des promesses restées théoriques pour la plupart.
Depuis le début, le FDRPE s’avéra une coalition de partenaires inégaux. Par exemple, chaque parti membre dispose de 45 représentants au conseil du FDRPE lui-même composé de 180 membres, alors que les Tigréens de souche ne constituent que 6 % de la population du pays. En outre, le FLPT exerce un contrôle absolu autant sur les organes militaires et sécuritaires que sur les secteurs clés de l’économie. Le FLPT contrôlait également le cabinet du premier ministre jusqu’en 2012 et le ministère des Affaires étrangères jusqu’en 2015.
Le déséquilibre du pouvoir suscita des accusations d’abus d’influence sur la vie politique du pays de la part des Tigréens. Les dirigeants du FLPT oscillèrent entre reconnaissance et droit, étant donné le rôle démesuré de libérateur de l’Éthiopie que joua le parti face à la tyrannie du régime de Mengitsu. La montée des Tigréens minoritaires écarta du pouvoir les Amharas, plus nombreux, qui avaient joué un rôle prépondérant dans la vie politique éthiopienne au cours de la majeure partie du siècle précédent.
La dominance tigréenne se renforça par la discipline stricte du parti, appelée centralisme démocratique, qui encourageait les partis constitutifs à participer à de vives délibérations internes mais ordonnait a tous ses adhérents d’accepter la politique adoptee à l’issue d’un vote. En outre, et les dirigeants du FDRPE le reconnurent, le FLPT maintint subrepticement son influence au sein du FDRPE par l’appui et l’autonomisation qu’il octroya à ses loyalistes. Ces griefs cédèrent progressivement le pas à un ressentiment croissant à l’égard du FLPT, et plus récemment, à l’encontre des Tigréens de souche.
Le contexte des manifestations actuelles
Les manifestations en Éthiopie sont l’aboutissement d’une série de revendications de longue date. Après les élections contestées de 2005, au cours desquelles le FDRPE eut recours à la brutalité pour conserver le pouvoir, le parti adopta un modèle d’État développementaliste, caractérisé par une intervention étatique active au niveau économique en tant que moyen de renforcer sa légitimité politique. Mais cet effort s’accompagna à la fois d’un musellement exacerbé de ses critiques et des médias, et d’un contrôle de l’accès à l’information. Cela se traduisit également par l’institutionnalisation des instruments de répression.
Bien que le FDRPE fût confronté à un certain degré d’opposition tout au long de ses 25 ans de règne, les barrières s’effondrèrent en 2014, lorsque les Oromos, qui constituent l’ethnie majoritaire, se mirent à manifester contre la politique du gouvernement. La coalition des protestants visait un seul axiome oromo : « Le problème des terres est une question vitale ». Mais c’est un plan cadre d’urbanisme qui mit le feu aux poudres : il s’agissait d’un projet d’expansion du périmètre d’Addis-Abeba, empiétant sur l’État voisin d’Oromia. Curieusement, le premier signe de résistance fut exprimé par l’ODPO, un parti autrefois docile, que les Oromos considéraient comme la marionnette du FLPT.
Le FDRPE fut apparemment pris au dépourvu par l’ampleur des manifestations. Les forces de sécurité firent un usage disproportionné de la force en réponse aux manifestations pour la plupart pacifiques. Cela attisa l’indignation et décupla le nombre de manifestations. Plusieurs dizaines de personnes furent tuées et des milliers d’autres arrêtées.
Les manifestations s’amenuisèrent brièvement avant les élections nationales de mai 2015, qui virent la totalité des sièges du parlement attribuée au FDRPE et à ses alliés. Toutefois, les manifestations Oromos reprirent lorsque les autorités tentèrent de poursuivre le plan d’expansion d’Addis-Abeba. Une rafle massive par les forces de sécurité s’ensuivit, entraînant l’arrestation de dizaines de milliers de personnes et la mort de certains manifestants et. Dès lors, à l’opposition initiale à « l’accaparement des terres » et aux inquiétudes liées à la spoliation des paysans oromos par Addis-Abeba, s’ajoutèrent d’autres raisons de manifester, comme la marginalisation historique des Oromos, le manque de liberté et d’opportunités économiques, et la libération des prisonniers politiques.
Sous la pression, les autorités mirent de côté le plan cadre d’urbanisme et effectuèrent d’autres changements superficiels, dont un remaniement ministériel, qui entraîna l’abandon du ministère des Affaires étrangères par les Tigréens. Cependant, les dirigeants du FDRPE restèrent insensibles aux revendications du peuple réclamant davantage de droits démocratiques, d’égalité dans le domaine économique, ainsi qu’une autonomie étatique intangible.
En octobre 2016, un état d’urgence fut décrété, permettant la répression des manifestations. Après la levée de la loi martiale, 10 mois plus tard, les manifestations reprirent de plus belle. Dès lors, les manifestations se propagèrent dans d’autres régions, en particulier dans l’État d’Amhara et dans certaines localités de la région du Sud.
Certaines revendications étaient ponctuelles, mais le même thème prédominait : le fossé existant entre les garanties constitutionnelles en matière de démocratie d’une part et l’état centralisé actuel avec un parti autoritaire contrôlant tous les aspects de la vie d’autre part. Par exemple, à Wolkait, une circonscription administrative de l’État de Tigré, les Amharas de souche voulaient faire partie de l’État d’Amhara et envoyer leurs enfants à une école amharique. Un effort de deux décennies pour régler la question par voies juridiques et politiques fut constamment contrarié. Ces frustrations fomentèrent le ressentiment à l’égard de l’hégémonie tigréenne.
En Oromia, l’ODPO, épicentre de l’opposition, fut confronté à une crise de légitimité. Celui-ci croulait sous le poids des manifestations et d’accusations de corruption et d’incompétence prodiguées par d’autres partenaires du FDRPE. La pression exercée sur l’ODPO favorisa l’accession au pouvoir d’une nouvelle génération de cadres qui n’avaient rien à voir avec les conséquences de la lutte armée. Ils firent des avances audacieuses au nationalisme oromo et acceptèrent la plupart des revendications des manifestants, s’engageant à réformer leur parti et le FDRPE, afin de traiter la question oromo ou à rejoindre les manifestants si leurs efforts de réforme se soldaient par un échec.
Alors que l’ODPO se positionnait pratiquement en tant que parti d’opposition, le FLPT tenta à son tour de mettre de l’ordre dans ses propres affaires. Voué au déclin inévitable et à l’affaiblissement de son influence, le FLPT organisa, en octobre 2017, une session d’évaluation de 35 jours dont l’aboutissement fut la rétrogradation des plus hauts dirigeants du parti couplée d’un rare étalage public d’autocritiques.
C’est dans ce contexte que les dirigeants du FDRPE, en grande partie pour satisfaire les exigences de l’ODPO, acceptèrent de libérer des prisonniers politiques en janvier 2018. Les prisonniers libérés furent accueillis par une vague de soutien et de célébrations pour fêter leur retour.
“Certains des griefs étaient localisés mais le thème principal était le même: l’écart entre les garanties constitutionnelles pour la démocratie et l’État centralisé existant et le parti autoritaire qui contrôlait tous les aspects de la vie.”
Il est également important de reconnaître le rôle primordial que les jeunes, ayant atteint leur majorité sous le régime de parti unique du FDRPE, jouèrent dans les manifestations. Cela confirme l’évolution démographique majeure qui accompagna les appels au changement. L’Éthiopie comptait environ 52 millions d’habitants en 1990. On estime que la population atteint désormais 105 millions d’habitants, dont plus de 70 pour cent ont moins de 30 ans. Cette explosion démographique s’accompagna d’une migration des jeunes des zones rurales vers les zones urbaines. Cependant, le rythme de la création d’emplois locaux ne suivit pas celui du nombre de diplômés universitaires. Au cours de cette période, l’utilisation accrue des téléphones mobiles et un meilleur accès à la technologie des communications présentent une génération beaucoup plus connectée à ses semblables et au monde extérieur que toutes les générations précédentes. Tous ces facteurs contribuèrent à la ténacité des manifestants.
Envisager l’avenir
Le FDRPE et, bien entendu, l’Éthiopie se trouvent donc à une croisée de chemins. La ténacité à réclamer plus de liberté, d’égalité et d’opportunités témoigne d’un statu quo intolérable. Le recours aux mesures militaires et sécuritaires pour étouffer l’opposition s’avéra futile. Une grande partie de l’analyse du problème, effectuée en janvier par le FDRPE, était juste : la solution au malaise de l’Éthiopie passe par l’élargissement de l’espace démocratique et par la réconciliation nationale. Cela nécessitera l’abrogation du décret d’urgence qui s’est avéré néfaste aux plans de réforme annoncés par le parti. Il faudra également résoudre les problèmes fondamentaux : l’inégalité au sein de la coalition au pouvoir et le besoin de légitimité.
Avec le rétablissement de la stabilité pour objectif, il faudrait en priorité mobiliser les partis d’opposition dans des négociations de bonne foi favorisant la relance d’un dialogue et d’une réconciliation populaires véritables. Ce processus devrait impliquer la libération de tous les prisonniers politiques et la mise en œuvre de réformes juridiques et politiques destinées à annuler les mesures les plus coercitives qui amenèrent le parti et le pays au bord de l’effondrement. Ces réformes devraient inclure l’abrogation de la Proclamation sur la liberté des médias et l’accès à l’information, la Proclamation sur les entreprises et les organisations caritatives, et la Proclamation sur la lutte contre le terrorisme. Ces lois draconiennes furent utilisées pour entraver les activités de l’opposition, museler les journalistes indépendants et réduire au silence les adversaires du gouvernement.
“Une priorité pour rétablir la stabilité devrait donc être de s’opposer aux partis dans des négociations de bonne foi pour un véritable dialogue et une réconciliation.”
De par la forte implication de l’État dans l’économie, l’Éthiopie a enregistré une croissance modeste au cours de la dernière décennie. Les événements de ces dernières années démontrent que ce modèle développementaliste autoritaire est néfaste et mène à une impasse. Les efforts soutenus afin de soumettre une population de plus en plus rétive par des mesures répressives risquent désormais d’ébranler l’économie et l’unité fragile du pays.
Il est remarquable qu’en dépit du durcissement des revendications, les manifestations soient restées en grande partie pacifiques. Il semble donc possible de résoudre la crise sans instabilité généralisée. Toutefois, le bras de fer continuel entre les manifestants et les forces de sécurité met la patience du public à rude épreuve. Il risque aussi d’encourager les partisans, pour qui la lutte armée est le seul moyen de parvenir à leurs fins : c’est l’essence même de l’Éthiopie, qui tout au long de sa longue histoire ne connut aucune passation de pouvoir pacifique.
Tous les partis maintenant engagés en faveur de la stabilité de l’Éthiopie devraient souligner qu’un dialogue et des réformes véritables constituent les seuls moyens d’éviter une nouvelle détérioration de la situation.
Mohammed Ademo est un journaliste indépendant et spécialiste de la Corne de l’Afrique.
Expert du CESA
- Joseph Siegle, Directeur de la recherche
Ressources complémentaires
- Centre d'Études Stratégiques de l'Afrique, « Term Limits for African Leaders Linked to Stability », Infographie, 23 février 2018.
- Mohammed Ademo and Hassen Hussein, « A Placeholder Prime Minister Departs. What Comes Next? », New York Times, 18 février 2018.
- Joseph Siegle, « Constitutional Design: Vital but Insufficient for Conflict Management in Africa », Ethnopolitics, printemps 2016.
- Joseph Siegle, « Why Term Limits Matter for Africa », International Security Network, 3 juillet 2015.
- Steven Livingston, « La révolution de l’information en Afrique : Implications pour la criminalité, le maintien de l’ordre et la sécurité des citoyens », Centre d'Études Stratégiques de l'Afrique, Papier de recherche No. 5, novembre 2013.
- Joseph Siegle, « Managing Volatility with the Expanded Access to Information in Fragile States », en Diplomacy, Development, and Security in the Information Age, Shanthi Kalathil, ed., 2013.
- Centre d'Études Stratégiques de l'Afrique, « “Africa and the Arab Spring: A New Era of Democratic Expectations », Rapport spécial No. 1, novembre 2011.
- Clement Mweyang Aapenguo, « Misinterpreting Ethnic Conflicts », Centre d'Études Stratégiques de l'Afrique, Bulletin de la sécurité africaine No. 4, April, 2010.
En plus: Démocratisation Gouvernance du secteur de la sécurité Identité et Conflits la Corne de l'Afrique