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Les disparités économiques et sociales persistantes entre les centres urbains et les communautés périphériques constituent une source permanente d’instabilité pour les pays du Maghreb.
Points Saillants
- La marginalisation sociale et économique des communautés de la périphérie de chaque pays du Maghreb est une source continue d’instabilité dans la région.
- Les forces de sécurité doivent distinguer entre les menaces posées par des militants et les griefs exprimés par des citoyens ordinaires. Une réponse répressive risque d’avoir un effet inverse que prévu, d’intensifier le manque de confiance envers les gouvernements centraux tout en alimentant le militantisme.
- L’intégration économique des communautés périphériques est une priorité. Cette intégration doit se produire au niveau local. Sinon, la perception de la corruption et de l’exploitation renforcera les griefs perçus.
Presque dix ans après le Printemps arabe, les colères dans les régions périphériques du Maghreb sont prêtes à exploser. Marqués par une histoire de négligence de l’État et des taux de pauvreté qui sont souvent plus de trois fois plus grands que ceux des régions urbaines, la colère dans ces régions frontalières les transforme en incubateurs d’instabilité. La rancœur, la colère et la frustration dirigées contre des gouvernements perçus comme étant rongés par des abus et par la corruption représentent un mélange explosif qui est vieux de plusieurs décennies. Ceci a créé la serre actuelle de discorde et de tumulte. Dans le vide des institutions Étatiques crédibles et au milieu du passage transfrontalier illicite de personnes et de biens, y compris les armes et les drogues, le militantisme et le recrutement djihadiste commencent à prendre racine, surtout parmi les jeunes agités. Le centre de gravité de ce cocktail toxique se trouve dans les régions marginalisées frontalières du Maghreb—de la région agitée du Rif du nord du Maroc aux parties les plus lointaines des régions troublées du sud d’Algérie et de la Tunisie.
Jusqu’à présent, la réponse gouvernementale est limitée et exagère des méthodes répressives de sécurité qui finissent par polariser davantage ces communautés et par exacerber la désillusion des jeunes. Alors même que les gouvernements tentent de rattraper leur retard contre la menace continuellement en mue du terrorisme—et contre la menace des combattants maghrébins qui rentrent d’Irak, de Syrie et de Libye—le cloisonnement entre l’État et ses régions marginalisées risque de tirer ces pays dans un cycle vicieux de violence et de répression étatique. Briser cette spirale exige que les gouvernements de la région repensent leurs approches à leurs zones périphériques.
Pays du Maghreb
La nature transnationale des menaces à la sécurité dans la région souligne aussi la nécessité pour ces gouvernements de développer le partage du renseignement et la coopération en ce qui concerne la sécurité des frontières. Malheureusement, les rivalités interétatiques et les frontières fermées ont exacerbé les menaces partagées de la région. Depuis le milieu des années 1970, le Maroc et l’Algérie restent bloqués dans une situation à somme nulle. Leur rivalité acrimonieuse pour une position de dominance régionale et l’âpre querelle sur le Sahara occidental ont empêché le progrès sur beaucoup de questions urgentes qui menacent le Maghreb et le Sahel. Les accords régionaux de coopération qui ont été adoptés, sont donc normalement limités et ad hoc. Le défi aujourd’hui est d’élargir et de rendre concrètes les possibilités pour une coopération transfrontalière.
L’Algérie ballottée
Depuis des décennies, l’illusion de la tranquilité à travers les vastes régions périphériques d’Algérie perdure, un étrange contrepoint à l’agitation intermittente qui a animé les zones densément peuplées du nord du pays. Après l’attaque terroriste sans précédent sur l’infrastructure énergétique algérienne à l’installation pétrolière d’In Amenas près de la frontière du sud-est avec la Libye en 2013, le sud algérien était soudainement catapulté à la pointe de la conscience publique et des soucis de la sécurité nationale. Les terroristes ont tué quarante ouvriers et ont détenu des centaines d’otages.
L’industrie du pétrole et du gaz d’Algérie représente environ 35 pour cent du PIB et 75 pour cent des recettes publiques. Ce secteur économique stratégique est largement basé dans le sud du pays, qui comprend plus de 80 pour cent du territoire national mais contient moins de 9 pour cent de la population. Par conséquent, cette région joue un rôle important dans le calcul de sécurité algérien. Pourtant, malgré sa vitalité stratégique, on banalise souvent le sud comme une contrée de fascination folklorique et d’événements exotiques et parfois sinistres. Les médias ont tendance à renforcer ce récit en exagérant les stéréotypes des communautés sahariennes comme étant des tribus agressives d’une allégeance douteuse à l’État.1
Pour les communautés sahariennes, ce discours dominant dévoile un préjugé racial et reflète une intention délibérée de justifier leur exclusion politique et socioéconomique. Ce n’est ni le terrain, ni le climat, ni leur paresse intrinsèque présumée, ni le manque de compétences, ni les crédits nationalistes douteux des populations du Sahara qui les rendent pauvres ou les forcent à participer au trafic illicite à la frontière méridionale entre l’Algérie et le Mali et la Libye. Mais, selon ces communautés, c’est la négligence et la paupérisation d’une région riche qui retardent son développement et qui les rendent dépendants de la contrebande et ses produits comme sources de subsistance quotidienne.
L’approche de laissez-faire du gouvernement envers le commerce informel transfrontalier a aussi contribué à l’importance de la contrebande comme une activité économique dominante dans le sud2. Cette stratégie calculée avait été conçue pour apprivoiser la vaste frontière méridionale car la contrebande fournissait une bouée de sauvetage aux populations privées des bénéfices financiers de la richesse des ressources naturelles de leur région. L’avènement des groupes terroristes et des organisations criminelles au Sahara à l’aube des années 2000 a cependant révélé les écueils de cette stratégie. Les réseaux terroristes et les organisations criminelles régionaux ont perfectionné des modes de fonctionnement, des routes et des méthodes de livraison utilisés d’abord par les contrebandiers pour des produits innocents comme le pétrole, l’huile de cuisson, la farine de maïs et le lait en poudre et ensuite, par les passeurs de cigarettes et d’armes dans les années 1990.
« Pour les communautés sahariennes, ce discours dominant dévoile un préjugé racial et reflète une intention délibérée de justifier leur exclusion politique et socioéconomique. »
On a compris le défaut dans la gestion laxiste par l’Algérie de ses zones frontalières après 2011. Le Printemps arabe a déclenché l’éveil et la politisation du sud. Des manifestations contre l’exclusion sociale, le chômage élevé et la déprédation environnementale prennent depuis lors de l’ampleur.3
Malheureusement, le mécontentement politique et la frustration avec les injustices ne débouchent pas toujours sur une mobilisation sociale et des manifestations non violentes.4 Certaines personnes, surtout les jeunes mécontents, gravitent vers la criminalité transnationale, la contrebande et les réseaux djihadistes établis dans le sud de l’Algérie et dans sa périphérie sahélienne. Un exemple illustratif est l’enlèvement osé du gouverneur de la wilaya d’Illizi dans le sud-est d’Algérie en 2012 par des habitants locaux qui participaient à des manifestations contre la mauvaise qualité de vie. Son transfert subséquent en Libye pour être vendu à des éléments d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) montre l’interconnectivité entre les griefs, la criminalité et le djihad.
La croissance des tensions sectaires et ethniques, aggravées par des bouleversements économiques, ont empiré les problèmes du sud d’Algérie. Les affrontements intercommunaux meurtriers qui ont éclaté en août 2013 dans la commune frontalière de Bordj Badji Mokhtar ont révélé des fossés profonds entre la tribu touarègue d’Idnane et les communautés bérabiches Arabes. Jamais cette zone n’avait-elle vu une telle escalade de la violence. Cette escalade a commencé après qu’un jeune Touareg, accusé de vol, a été assassiné, apparemment dans une vendetta.5 La région de Ghardaïa s’est aussi engouffrée dans des vagues de violence mortelle entre des Arabes châambas, présents surtout dans le sud d’Algérie, et des Berbères mozabites de la secte musulmane d’Ibadi, un groupe insulaire avec son propre système de valeurs, ses propres codes de conduite et ses propres règles.6 La violence serait due à des disputes sur les ressources, la terre et la migration.
Malheureusement pour l’Algérie, le vaste sud n’est pas la seule région frontalière exposée à des chocs internes et externes. Des menaces similaires se répliquent le long des frontières tunisiennes, maliennes et libyennes. La tolérance gouvernementale envers la contrebande et ses produits fournit aux terroristes et aux autres acteurs criminels des possibilités d’exploiter ces routes transfrontalières informelles. Par exemple, des militants algériens ont tiré parti de la surveillance limitée pour construire un refuge sur le djebel Chambi en Tunisie—à quelques kilomètres de la frontière algérienne.7
Paradoxalement, le seul répit pour l’Algérie se trouve à la frontière fermée avec le Maroc. Ces dernières années, traverser la frontière est devenu très difficile parce que les deux pays ont renforcé leur contrôle des routes et des biens de contrebande. En 2013, l’Algérie a commencé à creuser des tranchées le long de sa frontière avec le Maroc pour décourager le trafic de carburant. Pour ne pas être surpassé, le Maroc a réagi l’année suivante en construisant une clôture de sécurité longue de 150 kilomètres pour renforcer ses défenses contre le passage de clandestins et l’infiltration possible de terroristes algériens. L’Algérie accuse le Maroc de l’avoir inondé avec du cannabis tandis que le Maroc se plaint du passage depuis l’Algérie de migrants africains et de drogues récréatives, à savoir des pilules d’amphétamines (Rivotril ou Qarqobi en arabe marocain).8
Malgré des récriminations mutuelles, la fortification de la frontière partagée par les deux pays semble tenir à distance des groupes terroristes et criminels violents même si les contrebandiers trouvent toujours des moyens de contourner les contrôles frontaliers.
Le Maroc, stable mais toujours vulnérable
À première vue, les frontières du Maroc semblent les moins exposées aux dangers de sécurité qui menacent ses voisins du Maghreb. Le Royaume a minimisé efficacement les défis de sécurité tout en améliorant ses capacités à se préparer aux risques qui deviennent de plus en plus volatils et imprévisibles. Avec l’exception de l’attentat à la bombe à Marrakech en 2011, le Maroc a évité les attentats terroristes comme ceux se sont produits en Algérie et en Tunisie. Grace à son approche proactive envers la sécurité, il est devenu plus difficile pour l’AQMI et d’autres groupes terroristes d’y pénétrer. Cela dit, peu d’experts sur la sécurité doutent que des lacunes auxquelles il faudra faire face persistent au Maroc. La robustesse des réseaux de trafic de drogues et de clandestins qui opèrent le long des frontières marocaines suscitent une grande inquiétude. Il y a aussi une augmentation inquiétante des tensions sociales dans les régions périphériques du pays illustrée par des manifestations qui ont duré plusieurs mois qui ont enflammé la région centrale du Rif du nord du Maroc après la mort épouvantable d’un poissonnier en octobre 2016.9
Les régions les plus problématiques du Maroc se trouvent dans les périphéries du sud et du nord. Une partie importante du sud est toujours embourbée dans une dispute non résolue sur le Sahara occidental. Les vicissitudes de cette dispute maintiennent la région sur le fil d’un rasoir. Contesté de l’intérieur par des poches de dissidence et de l’extérieur par la portée croissante des organisations extrémistes violentes et des réseaux criminels qui fonctionnent dans les pays avoisinants sahéliens, le Sahara occidental est l’un des lieux les plus gardés et les plus militarisés du Maroc. Certaines parties de cette région sont fermées depuis les années 1980 avec une tranchée-mur d’une longueur de 2 700 kilomètres (qu’on appelle « la Berme ») qui a effectivement entravé les combattants du Front Polisario soutenus par l’Algérie et qui a transformé la balance du pouvoir en faveur du Maroc.
Néanmoins, les camps de réfugiés dominés par le Front Polisario dans le sud-ouest de l’Algérie bouillonnent de colère et de mécontentement. L’ancien Secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-Moon, se souciait de la vulnérabilité des jeunes Sahraouis au recrutement par « des réseaux criminels et terroristes. » En réponse, les autorités marocaines ont commencé à renforcer leur présence militaire sur la frontière avec la Mauritanie et ont aussi intensifié leurs investissements socioéconomiques dans le sud du pays. En février 2016, le roi Mohammed VI a lancé un plan ambitieux de 1,8 milliard de dollars US pour moderniser l’infrastructure de la région et pour l’intégrer avec le nord du Maroc.
Le gouvernement a entamé des efforts similaires pour réduire les tensions sociales et pour atténuer la menace changeante du terrorisme dans le Rif, une région avec de grandes poches d’aliénation qui va des villes animées de Tanger et de Tétouan au nord-ouest à la frontière algérienne au nord-est. La partie centrale de la région, principalement berbère, est célèbre pour sa fibre rebelle historique contre les autorités centrales. Entre-temps, la partie occidentale, largement arabophone, a gagné de la notoriété comme un centre pour le trafic de clandestins, de drogues et de recrutement de militants qui veulent se rendre en Irak et en Syrie. Sur les 1 500 Marocains qui ont apparemment rejoint les rangs du prétendu État islamique et des forces associées avec Al-Qaïda en Syrie et en Irak, on estime que 600 à 700 viennent du nord du pays.10
En réponse à ces menaces, le gouvernement a augmenté son investissement dans la formation vocationnelle, les centres socioculturels et les programmes de réadaptation pour combattre la consommation de drogues et pour améliorer les vies des jeunes à risque dans les quartiers défavorisés des villes du nord. Depuis son arrivée au trône en 1999, le roi Mohammed VI a aussi priorisé le développement économique du Rif, ce qui veut dire « le bout de la terre arable, » comme un but principal de la sécurité nationale. En particulier, la région occidentale du Rif a vu un redressement notable avec des investissements importants dans les ports, les routes, les voies ferrées, le transport aérien, l’approvisionnement en eau et aussi une gamme d’autres mesures pour attirer des investisseurs du secteur privé aux enclaves économiques et aux parcs industriels nouvellement créés.
« Les réseaux de trafic les plus organisés et dotés de ressources sont passés du trafic dans le commerce de carburant très rentable à la contrebande de cigarettes, de médicaments, de clandestins et de drogues. »
Pourtant, les autorités de ne sont pas parvenues à reproduire la transformation réussie de l’axe Tanger-Tétouan en un centre important de production et une porte d’entrée commerciale dans la région centrale du Rif où des centaines de villages comptent sur l’agriculture rudimentaire de subsistance ou sur la culture de cannabis pour survivre. Certainement, la nouvelle route côtière méditerranéenne, qu’on appelle « la rocade du Rif, » qui relie Tanger à Saïdia sur la frontière algérienne et la construction et la modernisation sélectives des routes principales ont amélioré les réseaux routiers de la région. Mais d’autres grands projets infrastructurels promis, tels que le projet du développement du Manarat al Moutawassit (« Le phare de la Méditerranée ») à Al Hoceima, ont été déraillés.
Le gouvernement marocain peine aussi à sortir le sud-est de son isolement. La fortification de la frontière fermée avec l’Algérie a ballotté cette région.11 Soixante-dix pour cent de l’économie de la région dépend du secteur informel, qui engage plus ou moins 10 000 personnes.12 Le reste de l’économie est basé sur des envois de fonds de Marocains qui vivent à l’étranger et sur l’agriculture et l’extraction (du charbon et du fer), bien que ces secteurs soient à la traîne. Des manifestations après la mort de trois jeunes hommes qui extrayaient du charbon de mines abandonnées dans la commune rétive orientale de Jerada en janvier 2018 dévoilent cette tension.13
La construction de murs de sécurité n’a pas endigué la contrebande de tous les produits entre l’Algérie et le Maroc. Les réseaux de trafic les plus organisés et dotés de ressources sont passés du trafic dans le commerce de carburant très rentable à la contrebande de cigarettes, de médicaments, de clandestins et de drogues.14 Ceux qui souffrent le plus incluent la plupart des contrebandiers qui n’ont pas les ressources ou les liens pour éviter le contrôle de l’État ou pour soudoyer les garde-frontières.
Ces dernières années, le gouvernement marocain a essayé de développer une stratégie économique pour mettre fin à l’isolement géographique du nord-est et pour parfaire son attrait aux investisseurs. Le programme le plus ambitieux est la construction en cours du complexe portuaire de Nador West Med et de la zone de libre échange qui y est associée. Ce grand projet veut reproduire la réussite du complexe du port de Tanger Med qui a aidé à renforcer le développement économique du nord-est par le développement d’activités commerciales, industrielles, logistiques et de services.
Néanmoins, bien que des progrès importants aient été achevés, les communautés isolées de la périphérie du Maroc restent un incubateur potentiel d’instabilité future.
La Tunisie assiégée
On fait justement l’éloge de la Tunisie pour son progrès démocratique depuis le soulèvement populaire qui a renversé l’homme fort de longue date Zine El Abidine Ben Ali en janvier 2011. Mais les asymétries régionales posent des défis importants à la démocratie émergente du pays. Les taux de pauvreté de 26 à 32 pour cent dans les régions rurales sont trois fois plus grands que celui de la capitale.15 La période depuis l’expulsion de Ben Ali n’a pas abouti à des améliorations significatives de la situation économique dans les régions frontalières. À l’exception de la vague d’embauches gouvernementales dans les premiers jours après la révolution et de faibles efforts pour attirer des investisseurs dans ces régions distantes, leur détresse économique ne montre aucun signe d’amélioration. Le processus de régionalisation, dont le but est de décentraliser le pouvoir aux autorités régionales et municipales, suscite l’espérance qu’il aboutira à une réévaluation sérieuse des politiques du développement régional et une juste allocation des ressources à ces zones marginalisées. Mais l’échec de cette politique risque d’aggraver les tensions sociales alors même que les djihadistes endurcis tunisiens reviennent de Syrie et de Libye.16
« Cette déconnexion croissante entre l’État et sa périphérie est dangereuse et elle menace de prolonger des approches dures de sécurité dont les effets aboutissent souvent à plus de tension sociale et de violence politique. »
La chute de Ben Ali a créé un vide de sécurité et a déstabilisé les marchés et les réseaux commerciaux transfrontaliers, ce qui a permis la création de nouveaux groupes opportunistes qui étaient inconnus des officiers de sécurité et qui étaient plus prêts à participer au trafic de drogues et d’armes à feu.17 Par exemple, la transformation de la Tunisie dans un point de transit entre l’Algérie et la Libye pour les trafics de cannabis, de stimulants et d’alcool a affecté les vieux contrebandiers de commodités légales qui ont vu une diminution importante dans leurs profits. Cette pression a poussé certains de ces contrebandiers vers le marché criminel afin d’éviter la banqueroute.18
L’empiétement de l’activité criminelle a été accompagné par une intrusion rampante similaire de groupes terroristes qui cherchaient à établir une présence sur la frontière pour faciliter le départ de recrues tunisiennes en Syrie. Cette situation s’est développée et a produit des refuges pour ceux qui voulaient combattre en Libye et puis revenir pour entreprendre des attentats terroristes en Tunisie elle-même, comme ce qui s’est produit avec les terroristes qui ont commis les attentats au Musée national du Bardo et à Sousse en 2015. Sur la frontière occidentale avec l’Algérie, des militants tunisiens ont réussi en 2013 à prendre pied dans les régions rudes de djebel Chambi et djebel Semmama où ils ont tué des soldats et mis des engins explosifs improvisés (EEI) sur des routes locales.19
Une vague d’attentats contre les services tunisiens de sécurité, exacerbée par l’assaut dramatique par des douzaines de militants formés par l’État islamique contre les forces de sécurité dans la ville de Ben Gardane près de la frontière libyenne en mars 2016, a abouti à une militarisation croissante de la frontière. Cette approche qui insiste d’abord sur la sécurité heurte la dure réalité des communautés dont les moyens de subsistance dépendent du libre mouvement des personnes et de biens.20
Par exemple, la dimension transfrontalière des rapports sociaux et tribaux entre le sud-est de Tunisie et l’ouest de Libye rend explosive toute interruption du commerce transfrontalier. En février 2015, la fermeture par le gouvernement des postes frontières de Ben Gardane et de Dehiba a provoqué des manifestations massives et l’organisation d’une grève générale. Ces manifestations portaient moins sur le contrôle des frontières par l’État que sur le manque d’alternatives viables au commerce transfrontalier illicite et sur l’absence de réponse par le gouvernement aux exigences de la population.
Le gouvernement est considéré comme entravant l’une des sources de revenu disponible aux communautés frontalières. Ceci alimente la rancœur parmi les habitants locaux qui croient que les mesures gouvernementales de sécurité surviennent à leur bien-être. Après tout, l’intensification du contrôle de la frontière n’affecte que les personnes les plus vulnérables qui comptent sur la contrebande et qui n’ont ni les moyens ni les réseaux pour s’y soustraire. Les réseaux de contrebande les plus puissants et dotés de ressources utilisent les routes principales et exploitent la connivence des agents de la police des frontières tunisienne et d’autres agents de sécurité.21
La militarisation croissante de la frontière semble avoir eu l’effet inverse de celui qui avait été prévu. Au lieu de freiner effectivement l’activité criminelle et le trafic en substances nocives, une frontière militarisée a créé plus de possibilités pour la corruption. Par exemple, l’incapacité des agents douaniers et frontaliers de fournir de la sécurité dans la région frontalière a abouti à un rôle agrandi pour l’armée.22 L’adoption de ce nouveau rôle accroît le potentiel de corruption dans l’armée, un développement qui risque d’entacher l’image d’une des rares institutions d’État qui jouit de la crédibilité et du respect populaire. Elle a aussi augmenté la concurrence et la méfiance entre les différents services responsables de la surveillance des frontières.
« Surmonter ce déficit de confiance entre les services de sécurité et les communautés locales est crucial pour améliorer l’efficacité de la fourniture de la sécurité. »
L’escalade des activités illicites le long des frontières a donc justifié la militarisation par le gouvernement de la frontière ainsi que ses efforts pour sévir contre le commerce transfrontalier, mais ceci a servi seulement à exacerber la corruption, le sous-développement et l’inégalité. Ce schéma risque d’approfondir le cycle de violence, de la criminalité organisée et un dérapage vers un autoritarisme répressif.
Les voies à suivre
Bien que la portée de la vulnérabilité aux menaces de sécurité auxquelles les gouvernements du Maghreb font face varie, aucun de ces pays n’est à l’abri des pressions croissantes des organisations militantes transnationales, des réseaux criminels et des tensions sociales dans ses régions frontalières.
Le renforcement des capacités des pays de contrôler la totalité de leur territoire tout en améliorant la coopération régionale ne forme pourtant qu’une partie du puzzle pour lutter contre les insécurités le long des frontières du Maghreb. Utiliser des moyens sécuritaires ne résoudra pas les causes sous-jacentes de l’insécurité: la marginalisation politique et socioéconomique des communautés frontalières. Beaucoup de jeunes dans les régions frontalières et périphériques du Maghreb sont devenus profondément frustrés, mécontents et hostiles envers l’autorité de l’État. Cette déconnexion croissante entre l’État et sa périphérie est dangereuse et elle menace de prolonger des approches dures de sécurité dont les effets aboutissent souvent à plus de tension sociale et de violence politique.
Cette étude débouche sur les priorités d’action suivantes:
Faire face aux griefs et aux profonds ressentiments répandus parmi les communautés périphériques et les groupes défavorisés.
Renforcer les capacités gouvernementales de sécurité et augmenter les contrôles frontaliers sont essentiels mais insuffisants pour protéger contre les menaces internes et transfrontalières. En particulier, le Maroc, mais aussi l’Algérie et de plus en plus la Tunisie méritent des éloges pour leurs efforts de neutraliser et de contenir la menace du terrorisme à l’intérieur de leurs frontières. L’affaiblissement significatif de l’État islamique dans la région témoigne de l’efficacité des réponses militaires et de sécurité. Pourtant, si l’histoire sert de guide, la menace du terrorisme persistera et restera un défi dans le Maghreb à moins que les gouvernements ne prennent au sérieux les griefs et les ressentiments de longue date qui sont répandus parmi les communautés périphériques et les groupes défavorisés. Comme l’expérience tunisienne le démontre clairement, la rancœur contre la persistance de l’exclusion sociale et des disparités régionales, couplée avec l’exposition aux prédicateurs salafistes radicaux, sont des facteurs importants pour comprendre la radicalisation des jeunes.
Résister à la réplication du vieux mélange de la répression et de la co-option pour réprimer la mobilisation populaire.
De Tataouine au sud de Tunisie à Ouargla au sud d’Algérie et la ville du Rif d’Al Hoceima au Maroc, cette approche a révélé ses limites pour maîtriser les villes et les villages en crise. Des mesures d’urgence et des promesses de projets d’infrastructure peuvent contribuer à une accalmie de la mobilisation sociale, mais leurs effets s’évaporeront vite si elles ne répondent pas réellement aux exigences de la population pour des opportunités économiques et une gouvernance éthique. Le roi du Maroc l’a bien reconnu dans un discours prononcé pendant la séance d’ouverture du Parlement le 13 octobre 2017 :
Si le Maroc a réalisé des progrès manifestes, mondialement reconnus, le modèle de développement national, en revanche, s’avère aujourd’hui inapte à satisfaire les demandes pressantes et les besoins croissants des citoyens, à réduire les disparités catégorielles et les écarts territoriaux et à réaliser la justice sociale.23
Améliorer les capacités pour l’engagement communautaire de la police, de la gendarmerie et des autres forces de sécurité pour améliorer les rapports entre l’État et la société.
La stigmatisation persistante des communautés frontalières et périphériques comme étant des fauteurs de trouble et des brigands et le traumatisme associé avec le maintien de l’ordre agressif et intrusif créent chez jeunes des sentiments profonds d’humiliation et de rancœur envers les autorités de l’État. Surmonter ce déficit de confiance entre les services de sécurité et les communautés locales est crucial pour améliorer l’efficacité de la fourniture de la sécurité. L’adoption de nouvelles règles et de nouveaux règlements pour renforcer la professionnalisation de la formation des policiers, du recrutement et de la promotion pour promouvoir une sensibilisation culturelle envers ces communautés est essentielle.
Reconnaître la spécificité historique et la particularité géographique des régions frontalières.
Dans tous les pays du Maghreb, les régions frontalières ont souffert de décennies de négligence. L’histoire de ces communautés a été manipulée pour représenter ces régions périphériques comme étant archaïques et pleines de dissidents et de brigands. Les manuels scolaires dénaturent des événements traumatiques et minimisent l’importance des rôles de ces régions dans l’histoire de leurs pays. Pour guérir les blessures du passé, les gouvernements devraient développer une initiative pour valider les contributions de ces communautés dans les livres d’histoire, les lois, les monuments et les expositions. Si ces gestes sont accompagnés par des activités de développement qui répondent aux besoins régionaux—et dans le cas de Tunisie et d’Algérie, l’amélioration dans la gestion des ressources naturelles et l’investissement d’une partie juste des bénéfices qui viennent des ressources locales dans des projets locaux—ils pourraient contribuer à mitiger les sentiments de colère et de ressentiment parmi les communautés périphériques. Cela pourrait de plus aider à combattre le recrutement extrémiste.
Éviter la réglementation excessive du domaine religieux et la propagation des conseils religieux comme un moyen pour combattre l’extrémisme.
Remanier la gestion de la religion et réformer l’éducation religieuse pour être en conformité avec l’enseignement tolérant et inclusif de l’Islam d’Afrique du nord est un objectif valable pour combattre la menace rampante des idéologies exclusivistes. Pourtant, le risque de cette approche est que la politique gouvernementale devienne celle du patronage de croyances et de pratiques religieuses. La propagande gouvernementale perçue pour renforcer le soufisme approuvé par l’État (le mysticisme islamique) et les autorités religieuses qui promettent fidélité aux chefs d’État supprime le développement de clercs compétents et d’institutions religieuses croyables qui peuvent détruire des interprétations violentes de l’Islam. Bien plus, elle entache l’établissement religieux par association avec des autorités gouvernementales non fiables. Une partie de l’attrait des idéologies militantes et des groupes extrémistes violents se trouve dans leur rhétorique anti-systémique et dans leur capacité d’exploiter la rancœur contestataire. Ceci a été démontré très clairement en Tunisie ou devenir membre d’Ansar al-Charia était considéré comme l’équivalent de rejoindre un mouvement révolutionnaire dont le but est de rompre avec l’ordre générationnel et institutionnel.
Augmenter la coopération régionale.
Étant donnée la rivalité qui persiste depuis plusieurs décennies entre le Maroc et l’Algérie, renforcer la coopération régionale exigera probablement la poursuite d’objectifs graduels, y compris un accent sur des enjeux spécifiques de sécurité comme l’échange de renseignements en ce qui concerne les passeurs de drogues, d’armes et de clandestins et aussi les combattants du Maghreb qui reviennent de Syrie et de Libye. La coopération sur la sécurité à la frontière algérienne-tunisienne reflète ce type d’approche collaborative prudente.
Références
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- ⇑ Anouar Boukhars, “The Geographic Trajectory of Conflict and Militancy in Tunisia,” Carnegie Endowment for International Peace (jouillet 2017).
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- ⇑ Meddeb.
- ⇑ « Texte intégral du discours prononcé par sa Majesté le Roi lors de la séance d’ouverture du Parlement, » site web du Ministère de la Culture et des Communications du Maroc, le 13 octobre 2017.
Anouar Boukhars est chercheur non résident dans le Programme sur le Moyen-Orient du Carnegie Endowment for International Peace. Il est aussi professeur associé de relations internationales au McDaniel College à Westminster dans le Maryland.