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Résumé
L’augmentation du narcotrafic et un AQMI plus actif deviennent préoccupants à l’égard du niveau d’instabilité dans le Sahel. Cependant, les menaces de la région sont bien plus complexes que ce qui est observable en surface. Plutôt, les préoccupations de sécurité sont généralement caractérisées par de multiples facteurs et des intérêts fluctuants aux niveaux local, national et régional. Répondre efficacement à ces menaces nécessite une compréhension profonde du contexte global dans lequel les acteurs illicites fonctionnent.
Points Saillants
- Les sources de l’insécurité sont multiples et complexes, et l’on y retrouve des enjeux et des intérêts locaux, nationaux et régionaux.
- Une mauvaise compréhension de cet enchevêtrement (in)sécuritaire rend les partenaires internationaux vulnérables aux manipulations.
- Pour certains acteurs politiques (dans l’État et hors de l’État), le maintien de l’instabilité constitue une rente internationale, qui sape la coopération régionale contre le trafic transnational illicite et le terrorisme.
Jusqu’à une date récente, le Sahel (as-Sahil), littéralement la ‘rive’ de la ‘mer’ saharienne, ne faisait pratiquement jamais la une des médias. Mais avec l’accroissement du trafic transnational illicite et du terrorisme dans la région, l’attention se tourne aujourd’hui d’avantage vers cette région. Par ailleurs, certains ont noté que les événements entourant le ‘Printemps arabe’ pourraient ouvrir une fenêtre d’opportunité pour Al Qaida au Maghreb Islamique (AQMI), qui profiterait du fait que les nouveaux régimes de transition concentrent toute leur attention sur le processus de reconstruction. De plus, cette phase d’incertitude et de transition, très aiguë dans le cas libyen, pourrait grandement faciliter la circulation des armes et des miliciens dans la zone de contact entre le Sahel et le nord du Maghreb.
Alors que l’intérêt pour le Sahel semble grandissant, de nombreux raccourcis analytiques entretiennent l’incompréhension des dynamiques sécuritaires dans la région. Il en résulte bien souvent l’adoption, puis la mise en place, de politiques inefficaces. Pourtant, au-delà des lieux communs sur « l’État, les terroristes et les trafiquants » et leurs interactions sur un « territoire peu peuplé », se profile une réalité bien plus complexe qu’il importe de mieux décoder. Les enjeux portent ici sur les intérêts et les stratégies de groupes tribaux, sur les agents de l’État et leurs intérêts privés, les dynamiques de « castes » (ou de « groupes statutaires »), et d’autres encore, qui alimentent des jeux d’alliances et de rivalités mouvantes et complexes, tant au niveau local, que national et régional.
Comprendre cet enchevêtrement d’enjeux politiques, économiques et sociaux est crucial pour qui s’intéresse aux défis sécuritaires en Mauritanie et dans le Sahel.
“Islam, population parsemée, et faiblesse étatique”
Le prisme le plus souvent utilisé par les analystes pour déchiffrer la politique mauritanienne, et, plus globalement, sahélienne, fait généralement ressortir les traits suivants: un territoire gigantesque, principalement désertique, habité par seulement 3,2 millions d’habitants. On met souvent aussi l’accent sur la pauvreté économique générale du pays, ainsi que sur ses institutions étatiques sous-financées et sous-équipées, et par conséquent, sur l’incapacité chronique de l’État à exercer son autorité sur l’ensemble du territoire. Très souvent, à cette vision, s’ajoute le facteur culturel religieux, c’est-à-dire la prévalence de l’Islam. Pour l’ensemble de ces raisons, l’analyse conclue généralement que la Mauritanie, comme plusieurs de ses voisins, constitue une cible privilégiée pour les trafiquants et les groupes armés, en particulier les mouvements islamistes transnationaux.
Ces dernières années, plusieurs événements ont semblé valider cette approche. En effet, depuis 2005, d’aucuns auront noté la série d’attaques meurtrières contre des garnisons militaires à la périphérie du territoire mauritanien; les attaques contre des citoyens occidentaux et contre des ambassades, notamment par des kamikazes; ou encore les enlèvements de touristes étrangers et de travailleurs humanitaires. À cela s’ajoute les opérations militaires contre des campements d’AQMI par les troupes mauritaniennes, parfois avec un appui occidental, dans la zone frontalière mauritano-malienne, voire au Mali même. Au cœur de cette tempête se trouvent les bataillons et brigades (katiba et saraya) affiliés à AQMI (Tanzim Al Qa’ida fi bilad al-maghrib al-Islami), ainsi que leur alliés locaux, Ansar al-Islam (les Partisans de l’Islam) et autre Ansar Allah al-Murabitun fi Bilad al-Shinqit (les Partisans Murabitun de Dieu au pays de Shinqit)1.
Il ne s’agit pas ici de réfuter la pertinence des facteurs mentionnés précédemment, que sont l’étendue du territoire, sa faible densité de population, la faiblesse de l’État, ou encore la présence d’un islam militant violent. Mais à eux seuls, ils ne suffisent pas à expliquer les dynamiques de l’insécurité dans la région2. Par exemple, il ne faut pas oublier que l’État n’est pas seulement la cible de forces déstabilisatrices mais aussi par l’intermédiaire de ses représentants, il peut être lui-même la source de dynamiques d’insécurité. Prenons par exemple le massacre de centaines de citoyens mauritaniens d’origine Haalpulaar, Sooninko, Wolof et Bamana (souvent appelés ‘Négro-africains’ dans la littérature francophone), et l’expulsion d’environ 80 000 d’entre eux, par les forces de sécurité mauritaniennes entre 1989-1991. Une loi d’amnistie, adoptée en 1993, protège d’ailleurs les membres des forces de sécurité contre toute poursuite judiciaire.
Les sources de l’insécurité au Sahel sont donc plus complexes qu’il n’y paraît, et il en va de même des acteurs politiques qui s’y trouvent mêlés, des raisons pour lesquelles ils y jouent un rôle important, ainsi que les dynamiques locales, nationales et internationales qui alimentent ces problèmes.
De la micropolitique aux grandes rivalités régionales
Les analystes ont souvent tendance à emprunter une perspective globale dans l’analyse des dynamiques sécuritaires au Sahel, avant de focaliser vers l’arène nationale. Mais, pour emprunter une métaphore au monde de la photographie, trop souvent ils ne « zooment » pas suffisamment. Un regard sur les dynamiques locales est pourtant nécessaire si l’on veut voir au-delà de ce que les lieux communs nous enseignement.
Prenons, par exemple, le cas du trafic illicite sahélien, au sein duquel transitent cigarettes, voitures volées, drogues, armes, et êtres humains, et qui s’est transformé en une véritable « économie de l’insécurité ». S’entremêlent ici les intérêts, les alliances et les rivalités économiques d’un grand nombre d’acteurs, dont des agents de l’État, des hommes d’affaires, des tribus ou des fractions tribales, ainsi que des mouvements politiques ou idéologiques. Bien souvent, un même individu peut appartenir à plusieurs de ces groupes. N’oublions pas qu’historiquement, ce vaste territoire qui chevauche aujourd’hui les frontières postcoloniales (Mauritanie, Maroc, Sahara occidental, Mali, etc.), était occupé par de nombreuses tribus, comme les Rgueybat, qui y exerçaient des activités commerciales trans-sahariennes et intra-sahariennes importantes. Aujourd’hui, les Ideybussat et les Tajakant, pour n’en citer que quelques unes, ont même étendu leurs activités socio-économiques jusque dans les « hubs » commerciaux des pays du Golfe, à Dubaï et Abu Dhabi par exemple3. Dans les régions septentrionales du Mali, le trafic de contrebande « est toujours un symbole d’autonomie et de contrôle et alimente tant les pratiques sociales que la fluctuation des alliances politiques »4. Pour compliquer d’avantage la situation, notons que ce trafic illicite n’est pas seulement le produit d’interactions entre groupes concurrents, mais aussi celui de rivalités individuelles. Bien souvent, ce sont les individus qui « font » la tribu, et non pas l’inverse5. La puissance ou la déchéance des groupes ou des tribus, leur prestige ou leur décadence, leur expansion ou leur disparition, dépendent souvent de la réussite ou de l’échec des individus qui les incarnent.
De plus, l’arène politique locale contribue à effacer la distinction entre acteurs étatiques et acteurs non-étatiques. C’est un secret de polichinelle qu’en Mauritanie, certains agents de l’État évoluant dans les zones frontalières (au sein de l’armée ou de la douane par exemple) ont utilisé leurs fonctions officielles et les ressources qui y sont associées pour y faire progresser leurs intérêts privés ou ceux de leurs réseaux informels. De manière similaire, dans la zone algéro-malienne, « nombre d’agents de l’État du côté algérien et malien sont aussi membres de tribus locales et ils voient leur position comme un moyen de montrer leur solidarité avec elles, en dehors du cadre étatique mais avec l’argent de l’État »6. Dans cette région frontalière, comme dans bien d’autres pays sahéliens, « les agents de la douane et les contrebandiers appartiennent souvent aux mêmes clans »7.
Ainsi, l’argument selon lequel l’État est incapable de contrôler ces transactions économiques illégales est inexact. Dans la mesure où des militaires et des hauts fonctionnaires, ainsi que leurs familles et leurs proches, jouent un rôle important dans l’économie informelle et les luttes locales qui les entourent, la notion même de l’État doit être repensée. Il est vrai de dire que l’État, en tant qu’entité abstraite, voit « ses » intérêts menacés par le commerce illicite transfrontalier; mais si on considère plutôt les agents qui incarnent l’État, il est alors clair qu’ils sont, eux, bien engagés dans ces activités et y trouvent leurs intérêts. L’idée selon laquelle l’État mauritanien (ou les autres États de la région) a besoin de plus de technologies, de matériel de surveillance, de véhicules, ou pour employer une expression commune, de « capacités » (ou capacity building, en anglais), est certes vraie, mais elle cache une autre réalité : celle des agents de l’État qui poursuivent leurs intérêts, subissent des pressions locales, qui ne sont pas compatibles avec ceux de « l’État ». L’allégeance des uns et des autres peut donc être dirigée non pas vers l’État, mais plutôt vers une communauté de sang, un clan, ou un réseau personnel. Le problème est donc beaucoup plus politique que technique.
« L’allégeance des uns et des autres peut donc être dirigée non pas vers l’État, mais plutôt vers une communauté lignagère, un clan, ou un réseau personnel. »
Un autre problème d’interprétation fréquemment observé découle de la notion du « no man’s land ». On dépeint souvent la faiblesse des États sahéliens en fonction de l’immensité du désert. Comment ces États pourraient-ils contrôler une aire géographique aussi vaste? Pourtant, bien que le désert saharien soit en effet immense, les zones qui sont habitées et exploitées (ou exploitables) par les hommes sont, elles, beaucoup plus restreintes. Les activités humaines, qu’il s’agisse du tourisme, du nomadisme, de l’agriculture, de la contrebande ou du terrorisme, ne peuvent se déployer au-delà du nombre limité de routes, de pistes, de points d’eau et de postes de carburant. De plus, les communautés locales où se trouvent ces points de ravitaillement, ou qui sont traversées par ces pistes, interagissent très souvent avec les contrebandiers, groupes armés, ou tout autre groupe dont les activités sont considérées comme illégales. La notion de « no man’s land » cache donc un faisceau d’activités humaines et on peut penser qu’il n’y a pas de réel trou noir qui puisse entièrement échapper aux « oreilles et aux yeux » de l’État.
Pour prendre un exemple concret, pensons à la base dirigeante d’AQMI, qui est principalement algérienne, et dont les membres ne peuvent utiliser le terrain complexe du Sahel qu’à condition d’y développer des relais locaux. On comprend l’importance stratégique que revêt le développement de relations matrimoniales avec certaines communautés locales. Ces dernières sont capables alors de fournir un appui à ces « étrangers », motivées en cela par divers facteurs, qu’il s’agisse de l’animosité ressentie envers les gouvernements nationaux (« l’ennemi de mon ennemi est mon allié ») ou d’intérêts purement commerciaux, ou idéologiques. Dans tous les cas, il est certain que ces communautés villageoises, semi-nomades ou nomades, connaissent la présence de ces groupes armés. De plus, plusieurs agents de l’État sont originaires de ces territoires périphériques, et d’autres y sont en poste. En d’autres termes, l’évolution des rapports politiques au niveau local doit être mieux comprise pour qui veut déchiffrer les grandes tendances géostratégiques.
Islamisme et luttes de pouvoir locales
La dimension religieuse est bien sûr très importante dans la dynamique sécuritaire sahélienne. Mais il faut comprendre que les sociétés sahéliennes interprètent et vivent l’islam en fonction d’une multitude d’identités locales et régionales. L’ignorer mène alors vers des raccourcis intenables. Notons ici le lien entre certaines de ces formes identitaires locales et l’islam.
Castes
La plupart des sociétés sahéliennes sont hiérarchiques et structurées en ‘castes’ qui définissent le statut social des individus. Cette hiérarchie, sa rigidité et le poids de ses catégories, varient certes dans le temps et l’espace, mais dans de nombreuses sociétés sahéliennes elle restreint, à divers degrés, les trajectoires de vie des individus, et notamment leur rapport à l’islam. Par exemple, certains auront noté que la plupart des leaders Mauritaniens de l’AQMI sont des Zwaya, c’est-à-dire l’un de groupes ‘nobles’ de la pyramide statutaire de la société maure, et plus précisément, du sud-ouest mauritanien (le Guebla). Les Zwaya étaient historiquement spécialisés dans les fonctions religieuses de la société maure (ulama, qadi, Imam, etc.); ce sont notamment des tribus zwaya qui avaient en charge les écoles religieuses (ou ‘mahadra’ en Mauritanie). À l’inverse, les Haratins, ou esclaves affranchis, forment le bas de la pyramide statutaire, et constituent très certainement le groupe socio-économique le plus défavorisé. Dans un tel contexte, de nombreux Haratin ont rejoint les rangs de mouvements islamistes comme le Tabligh wa Da’awa. Ce mouvement, non-violent, propose une doctrine axée sur la réislamisation ‘par le bas’ des sociétés musulmanes, et le rejet affirmé des notions d’ethnicité, de caste, de race ou toute autre forme identitaire non prescrite par l’islam. On peut donc ainsi comprendre l’attrait que ce mouvement a pu exercer sur les Haratin8. Pour sa part, AQMI se sert lui aussi d’un discours égalitaire et anti-establishment pour tenter de mobiliser dans tous les segments sociaux. Ce n’est peut-être pas un hasard si les deux kamikazes mauritaniens répertoriés sur le sol mauritanien (qui se sont fait explosés devant l’ambassade de France à Nouakchott et devant une garnison militaire dans l’Est de pays), aient été des Haratin.
Ethnicité
La question de l’islamisme en Mauritanie ne peut être comprise sans prendre en considération la politisation des identités ethniques dans ce pays. Par exemple, bien que toute la population soit musulmane, les mouvements islamistes (modérés et radicaux) n’ont jamais vraiment percé au sein des communautés Haalpulaar, Sooninko et Wolof, bien que leur ressentiment à l’endroit du gouvernement mauritanien aurait pu servir de ferment idéologique. La politisation des identités ethno-raciales, depuis l’époque coloniale jusqu’à nos jours, a créé un fossé important entre ces communautés et les Maures, fossé que les mouvements islamistes ne parviennent pas à combler. Ceux-ci trouvent donc un écho favorable auprès de sympathisants arabophones (Maures blancs, ou Bidhan, et Haratin), mais sans pouvoir développer les mêmes liens avec les autres composantes nationales. De fait, dans les villes et villages de la Vallée du fleuve Sénégal, et dans les quartiers de Nouakchott habités principalement par les Haalpulaar, Sooninko et Wolof, nombreux sont ceux qui se représentent l’islamisme (à tort ou à raison, là n’est pas la question) comme une réincarnation du mouvement pan-arabiste des années 80 et 90. L’amalgame entre arabité et islamisme pourrait donc expliquer l’échec, du moins partiel, des groupes islamistes mauritaniens à se transformer en réels mouvements nationaux.
« AQMI puise elle aussi dans un discours égalitaire et anti-establishment pour tenter de mobiliser de nombreux segments sociaux. »
Au Mali et au Niger, où les « Gens du sud » occupent les principaux postes décisionnels, la marginalisation économique et politique des Touaregs au cours de la période post-coloniale a, elle aussi, entraîné une forme de ressentiment ethnique qui peut jouer un rôle dans le développement des mouvements islamistes. Dans ces deux pays, la représentation de « l’ennemi islamiste », telle qu’elle est construite par les gouvernements, ne reçoit pas nécessairement l’écho voulu au sein de ces populations nomades et semi-nomades, qui n’ont jamais été réellement associées aux coalitions dirigeantes et à la redistribution des ressources nationales. Cette dynamique est d’ailleurs assez similaire à celle du Sahara occidental. La non-résolution de la “question sahraoui” démontre ici aussi le lien complexe entre l’islamisme et les questions ethno-nationales. Dans les camps de réfugiés sahraouis, le désir qu’une jeunesse sans perspectives d’avenir pourrait montrer de répondre favorablement à des appels tant idéologiques que commerciaux, ne devrait pas surprendre.
Clans
Les identités et rivalités claniques jouent elles aussi un rôle important sur le rapport aux différents mouvements religieux. Prenons par exemple l’arrivée des Tabligh wa Da’awa au nord-Mali, dans la région de Kidal, à la fin des années 90, qui ajouta une nouvelle dimension aux interactions entre clans touaregs. Alors qu’un clan adoptait les pratiques des Tabligh, d’autres les rejetaient aussitôt, perpétuant ainsi un mécanisme historique de repositionnement inter-clanique9. Une logique similaire est aussi à l’œuvre entre fractions tribales maures en Mauritanie, notamment au niveau des affiliations à des ordres soufies.
En somme, le commerce illicite transfrontalier, l’islamisme, et bien d’autres phénomènes encore, évoluent et se transforment de manière permanente, au gré des alliances et des rivalités entre acteurs ou groupes locaux, qui interprètent et se représentent les dynamiques extérieures à leur manières. La prise en compte de ces dynamiques « du terroir » est donc essentielle.
Régimes autoritaires et la rente sécuritaire
Les luttes politiques à l’échelle locale sont étroitement imbriquées à celles qui se déroulent à l’échelle nationale. Depuis de nombreuses années déjà, le régime mauritanien, tout comme ceux du Tchad, du Niger (jusqu’à une date récente), et de l’Afrique du Nord, sont victime d’un déficit de légitimité. En tant que régimes autoritaires, ils font tous face à un mécontentement interne, et ont répondu à ces critiques en combinant répression et cooptation, afin de réduire la pression exercée sur le régime. Dans ce contexte, « l’insécurité » peut être une rente utilisée par le régime, ou du moins certaines factions à l’intérieur du régime, afin de consolider leurs positions.
La compréhension des causes de l’insécurité dans les pays dirigés par des régimes militaires (officiels ou non-officiels) doit passer notamment par la prise en compte des luttes factionnelles qui divisent les forces sécuritaires10. Par exemple, les Mauritaniens se souviennent bien des luttes qui opposèrent deux cousins (et militaires) de l’ancien président Taya entre 2003 et 2005, ou encore celles plus récentes entre deux autres cousins issus des forces de sécurité, l’actuel président (2008– ) et son prédécesseur (2005–2007). Plus généralement, n’oublions pas que, depuis 1978, l’unique mécanisme de changement de leadership en Mauritanie est le coup d’État. L’unique exception ayant été celle du court règne du président Sidi Ould Cheikh Abdellahi (2007–2008), éjecté par un coup organisé par son Chef d’État-major personnel à peine 17 mois après son élection. Et le nouvel homme fort est toujours issu de la garde rapproché de celui qu’il a éjecté. Dans un tel environnement caractérisé par une incertitude chronique, l’arrestation d’officiers, sous des accusations officielles de corruption, de trafic de drogue ou autre, ne veut pas nécessairement dire qu’il s’agit là des raisons véritables. De plus, l’identification des officiers qui n’ont pas été arrêtés informe aussi sur l’état des rivalités entre officiers.
Dans un tel contexte de rivalités entre factions militaires ou entre officiers, l’insécurité régionale peut être conçue comme une ressource politique pour l’homme fort du moment. Par exemple, sous le règne du Colonel Taya (1984–2005), le régime a souvent instrumentalisé les notions d’insécurité et de contre-terrorisme11. Dans les dernières cinq années de son régime, le président Taya et ses forces de sécurité ont procédé à l’arrestation de centaines de personnes, étiquetées comme ‘islamistes’, emprisonnant tout à la fois des jeunes ayant reçus des formations dans des camps en Algérie ou au Mali, que des imams de mosquée ou des politiciens modérés de la place, tel le leader actuel du parti Tawassoul, qui n’avait (et n’a) jamais fait usage d’un discours radical ou violent. En plus de ces mesures répressives, le régime avait capitalisé sur la vague internationale de la lutte au terrorisme pour obtenir le soutien des capitales occidentales, notamment Washington et Paris, lesquelles lui avaient alors fourni des appuis financier, militaire et diplomatique. D’une manière assez similaire, l’ancien régime nigérien, et dans une moindre mesure le régime malien, a pu réprimer les mouvements touaregs en jouant sur la notion d’insécurité dans les zones septentrionales. Mais cette stratégie s’est retournée contre ses concepteurs, puisqu’elle a surtout mené à l’augmentation de l’animosité à l’encontre du régime.
La mobilisation du thème de l’insécurité par des régimes autoritaires permet de dresser un bilan mitigé. Par exemple, l’éviction du président élu mauritanien en 2008 a dans un premier temps été condamné par la communauté internationale, précisément parce qu’il mettait fin à une transition démocratique que plusieurs avaient vivement applaudis. Toutefois, « l’insécurité » et « l’instabilité » sont vite devenues des thèmes mobilisateurs, et ont permis au nouvel homme fort de Nouakchott, le Général Mohamed Ould Abdel Aziz, de recevoir de nombreux appuis. Des observateurs se demandaient pourtant si « certains actes n’auraient pas été commandités pour déstabiliser la présidence Ould Abdellahi et la décrédibiliser aux yeux de partenaires étrangers important, en particulier la France? »12 En effet, après le coup d’État, le nouveau régime affirmait que le président déchu, Ould Cheikh Abdellahi, avait été trop mou face aux islamistes armés et que seul un militaire pouvait assurer la sécurité nationale. La France a rapidement reconnu le nouveau régime. Quant aux États-Unis, bien qu’ils aient d’abord refuser catégoriquement tous liens avec le nouveau régime, ont fini par le reconnaître après qu’Ould Abdel Aziz eut organisé et gagné des élections présidentielles en juillet 2009. En somme, il ne faut pas écarter l’hypothèse selon laquelle la mobilisation du thème de l’insécurité par des régimes en place peut cacher des dynamiques politiques locales plus complexes qu’il n’y paraît aux premiers abords.
Lorsque les rivalités de voisinage subvertissent la coopération régionale
Depuis une vingtaine d’année, le conflit militaire, puis diplomatique, au Sahara occidental, les rébellions touaregs au Mali et au Niger, et la guerre civile algérienne ont alimenté l’insécurité, tant au niveau régional que national. Ces luttes armées ont créé une « économie politique de la violence », reposant entre autre sur le trafic d’armes et de produits illicites (de drogues, notamment), et qui alimente plusieurs réseaux et acteurs politiques dans les zones frontalières mauritaniennes, et plus généralement sahéliennes. Par conséquent, les dynamiques locales se greffent et s’adaptent à cette dynamique régionale. Les routes commerciales, par exemple, sont reconfigurées en fonction des stratégies de groupes sahraouis ou touaregs et des relations qu’ils entretiennent avec leurs adversaires du moment, qu’il s’agisse de gouvernements nationaux ou de rivaux au sein même de leurs communautés respectives. Ainsi, à des revendications qui au départ sont politiques, se rajoutent des logiques commerciales qui ne sont pas liées à leur objectif initial, comme l’a démontré le cas d’enlèvement d’étrangers pour le compte d’AQIM à des fins purement commerciales.
Les rivalités entre voisins régionaux ajoutent bien sûr elles aussi une autre strate de complexité à la question sécuritaire. Dans de nombreux conflits africains, des groupes armés opérant dans un pays donné sont souvent soutenus, directement ou indirectement, par des gouvernements voisins, qui leur fournissent des appuis financiers, militaires, ou qui simplement tolèrent leur présence sur le sol national. Dans le cas sahélien, on notera par exemple que depuis le début du conflit au Sahara occidental au milieu des années 1970, le statut ambigu de communautés sahraouies, et notamment celui des combattants (anciens ou actifs) du Polisario, a toujours été une source de tension entre Alger et Rabat, transformant par le fait même la Mauritanie en une arène où les deux grands rivaux règlent certains de leurs comptes par procuration. Il n’est pas un coup d’État en Mauritanie qui n’a pas alimenté les rumeurs autour de l’implication du voisin marocain ou algérien.
Ces rivalités régionales finissent par déteindre sur l’ensemble des dynamiques qui se jouent à l’échelle régionale, où la collaboration cède la place à la suspicion et affaiblit ainsi tout espoir d’une réelle coopération régionale. L’arrestation de militants du Polisario en décembre 2010 en Mauritanie, accusés d’entretenir des liens avec AQMI, illustre bien ce problème. Les uns en concluaient que le gouvernement algérien avaient, au mieux, laissé faire ses « protégés », et au pire, les avait poussé à collaborer avec AQMI, groupe dont l’existence même permet à l’Algérie de se définir comme le champion de la lutte anti-terroriste; alors que pour d’autres, le lien AQMI-Polisario ne pouvait être qu’une manipulation du gouvernement marocain, qui cherchait à ternir à la fois l’image du Polisario que de son allié algérien. Au bout du compte, ces rivalités entre gouvernements régionaux rendent très difficile l’analyse et la compréhension des événements qui se déroulent dans la région, et par ricochet, elles nuisent à l’élaboration de politiques efficaces dans la région.
Quelques leçons
À partir de l’analyse qui précède, et qui met en relief l’imbrication des dynamiques (in)sécuritaires au Sahel, dégageons trois leçons principales :
Éviter les raccourcis et les analyses binaires.
Le choix binaire, souvent présenté ainsi, entre soit la stabilité garantie par les militaires (ou tout autre régime autoritaire à la poigne de fer) ou la violence islamiste armée, est factice. Rien n’oblige à s’enfermer dans une telle vision dichotomique. Il en va de même pour la supposée étanchéité entre les notions d’ « acteurs étatiques » et d’ « acteurs non-étatiques » (« insurgés », « trafiquants », etc.). Pour éviter ces raccourcis, les analystes et les décideurs se doivent accorder d’avantage de temps et de ressources à la compréhension de cette région, dans toute sa complexité. Parmi les nombreuses questions peu explorées, notons entre autre le large spectre des rivalités entre tribus spécialisées dans le commerce trans-saharien et intra-saharien, les vives tensions sociales et politiques entre groupes statutaires (ou ‘castes’), le poids des tensions ethniques sur la mobilisation islamiste, l’intensité des rivalités personnelles entre militaires, l’évolution de l’économie politique des sociétés sahéliennes, ou encore les rapports de loyauté, très complexes et ambigus, envers l’État, la tribu, le réseau d’affaire, ou encore la communauté religieuse. En encourageant une compréhension beaucoup plus poussée des réalités contemporaines et historiques de cette région, les décideurs ne peuvent qu’améliorer leurs analyses et ainsi mieux répondre aux besoins des sociétés sahéliennes; ils se rendent aussi moins vulnérables aux manipulations pratiquées par des acteurs locaux qui savent parler leur « langage ».
Rétablir la confiance des communautés marginalisées du Sahel par des politiques d’inclusion et de développement social et économique.
« Le choix binaire […] entre soit la stabilité garantie par les militaires ou la violence islamiste armée, est factice. »
Pendant des décennies, plusieurs communautés sahéliennes ont été écartées à la fois des processus de décision et des politiques de développement socio-économique. Cette exclusion a ainsi bloqué les canaux par lesquels elles auraient pu exprimer pacifiquement leurs revendications et intérêts légitimes. Ceci a exacerbé des dynamiques d’insécurité déjà très complexes. Par conséquent, des politiques de développement socio-politique durables, ainsi que des mécanismes d’inclusion politique, sont donc plus que nécessaires. Par exemple, le plan de développement mis de l’avant par le gouvernement malien au nord du pays, tel le Fonds d’investissement, de développement et de réinsertion socio-économique des régions du Nord-Mali, constitue un début de réponse intéressant. De même, la reconnaissance par le gouvernement mauritanien, en 2007, du parti islamiste Tawassoul, a permis d’envoyer un signal constructif. Citons aussi, toujours en Mauritanie, le Programme de prévention des conflits et du renforcement de la cohésion sociale, qui vise notamment les populations Haratin (ancienne caste servile) et les réfugiés Haalpulaar, Sooninko et Wolof qui sont retournés en Mauritanie. Toutefois, les ressources investies dans ces programmes sont indéniablement limitées par rapport à l’ampleur des problèmes. Dans la mesure où les États sahéliens comptent parmi les plus pauvres de la planète, leurs partenaires internationaux peuvent ici jouer un rôle déterminant, en les appuyant dans leur effort d’intégration des communautés marginalisées. Par contre, ceci ne doit pas se traduire par un simple renforcement des capacités militaires et sécuritaires dans les régions périphériques; une telle politique risquerait de créer l’effet inverse et d’augmenter le ressentiment à l’endroit des autorités nationales.
Soutenir les régimes politiques légitimes.
Les partenaires internationaux des États sahéliens se doivent d’offrir leur appui aux régimes démocratiques et à ceux qui s’engagent réellement dans la construction d’institutions légitimes. L’appui aux régimes autoritaires doit, pour sa part, être repensé. Les événements qui se sont déroulés dans le cadre du « Printemps arabes » ont montré ce que plusieurs régimes sahéliens savaient déjà : les régimes légitimes sont beaucoup moins sujets (mais non pas ‘immunisés’, bien sûr) à l’apparition de mouvements armés, et sont mieux équipés pour répondre aux demandes sociales, que ne le sont les régimes autoritaires. La légitimité des institutions démocratiques, certes adaptées aux réalités locales, affaiblit les appels à la violence (de type jihad ou autre). Les régimes autoritaires ont, pour leur part, été la cible beaucoup plus directe de violence armée, comme ce fut le cas en Algérie et en Mauritanie. Les partenaires internationaux des États sahéliens, de même que les organisations régionales (Union africaine; CEDEAO; etc.) devraient ainsi s’opposer aux régimes autoritaires et aux chefs d’État anticonstitutionnels (pensons au cas du Niger, à la fin du règne du président Tandja) qui menacent la survie des institutions et des pratiques démocratiques.
Le Dr. Cédric Jourde est professeur agrégé à l’École d’études politique de l’Université d’Ottawa, au Canada. Ses recherches portent sur le lien entre « identités et politique au Sahel », ainsi que sur les dynamiques du changement et de l’adaptation des régimes politiques.
Notes
- ⇑ Shinqit est le nom utilisé historiquement dans le monde arabe pour désigner une partie de la Mauritanie actuelle. Les Murabitun fait ici référence à ce mouvement né dans la region et qui alla conquérir le Maroc et l’Espagne au XIe siècle.
- ⇑ Sur les représentations occidentales de la politique mauritanienne, voir Cédric Jourde, « Constructing Representations of the ‘Global War on Terror’ in the Islamic Republic of Mauritania », Journal of Contemporary African Studies 25, no. 1 (2007), 77-100.
- ⇑ Armelle Choplin, « From the Chinguetti Mosque to Dubai Towers », The Maghreb Review 35, no. 1-2 (2010), 146-163.
- ⇑ David Gutelius, « Islam in Northern Mali and the War on Terror », Journal of Contemporary African Studies 25, no. 1 (2007), 70.
- ⇑ Zekeria Ould Ahmed Salem, « Prêcher dans le désert : l’univers du Cheikh Sidi Yahya et l’évolution de l’islamisme mauritanien », Islam et sociétés au sud du Sahara 14-15, (2001), 6.
- ⇑ Judith Scheele, « Tribus, États et fraudes : la région frontalière algéro-malienne », Études rurales, no. 184 (July-December 2009), 91.
- ⇑ Baz Lecocq et Paul Schrijver, « The War on Terror in a Haze of Dust : Potholes and Pitfalls on the Saharan Front », Journal of Contemporary African Studies 25, no. 1 (2007), 159.
- ⇑ Ould Ahmed Salem.
- ⇑ Lecocq, 149–150.
- ⇑ Abdel Wedoud Ould Cheikh, « Une armée de tribus? Les militaires et le pouvoir en Mauritanie », The Maghreb Review 35, no. 3 (2010), 339–362.
- ⇑ Cédric Jourde, « The International Relations of Small Neoauthoritarian States: Islamism, Warlordism, and the Framing of Stability », International Studies Quarterly 51, no. 2 (juin 2007), 481–503.
- ⇑ A. Antil et C. Lessourd, « Non, mon Président! Oui, mon général! Retour sur l’expérience et la chute du président Sidi Ould Cheikh Abdallahi », L’Année du Maghreb 2009, V (2009), 382.