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Résumé
Malgré la résolution du traumatisant conflit postélectoral de la Côte d’Ivoire, le lourd héritage d’une crise d’identité nationale, survenue pendant dix ans d’exploitation des divisions ethniques et régionales du pays, ont plongé ce pays stratégique de l’Afrique de l’Ouest dans une position de vulnérabilité pouvant mener à l’instabilité. Éviter cette situation exigera un engagement constructif des voisins de la Côte d’Ivoire. L’aide internationale des partenaires est également nécessaire pour renforcer les institutions nationales, notamment une commission électorale indépendante et un corps militaire plus professionnel, ainsi que le renforcement des mécanismes traditionnels de réconciliation.
Points Saillants
- La Côte d’Ivoire devra surmonter ses profondes divisions sociales pour parvenir à la stabilité.
- Pour mettre un terme à la politisation de l’armée, la réforme du secteur de la sécurité doit aller au-delà des normes conventionnelles, et créer une force basée sur le concept « Armée-Nation » (c’est-à-dire l’Armée au service de la Nation).
- La paix, la sécurité et le développement de la Côte d’Ivoire sont tributaires des pays voisins ; ce qui nécessite une stratégie sous-régionale pour permettre une sortie de crise.
Une fragilité recurrente
En mai 2011, l’investiture d’Alassane Ouattara à la présidence ivoirienne a mis un terme à une sanglante crise postélectorale qui aura duré cinq mois. Le refus du candidat et Président sortant, Laurent Gbagbo, de céder le pouvoir après sa défaite, a engendré un conflit armé entre les forces des deux camps, faisant environ 3 000 morts, et entraînant le déploiement des forces de l’ONUCI (Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire). Les viols et enlèvements par milliers, associés à la crainte de représailles, ont fait fuir plus d’un million de personnes d’Abidjan, capitale économique.
A l’évidence, la crise ivoirienne revêt une importance pour l’ensemble de l’Afrique, qui doit en tirer des leçons. Laisser Laurent Gbagbo bafouer le verdict des urnes aurait conforté un schéma dangereux, au vu des précédents au Kenya et au Zimbabwe. En cette période où les élections présidentielles sont de plus en plus courantes et concurrentielles en Afrique, aucun dirigeant occupant le poste le plus élevé de l’État n’accepterait alors de se conformer à la volonté populaire et de quitter le pouvoir.
Toutefois, l’épilogue de cette traumatisante impasse postélectorale en Côte d’Ivoire ne signifie pas la fin des problèmes. En effet, si ce pays entend parvenir à la stabilité, il doit d’abord extirper les racines d’une crise plus profonde, qui couve depuis plus de dix ans, et dont les causes, conséquences et implications revêtent de nombreuses facettes. Celles-ci sont la résultante d’un ensemble explosif de rivalités ethniques, religieuses et territoriales, qui ont mené à une partition de fait du pays en 2002.
L’identité nationale est au cœur-même de la crise : que signifie, au demeurant, être Ivoirien dans ce pays de 22 millions d’habitants ? La Côte d’Ivoire accueille de longue date, des immigrants d’Afrique de l’Ouest, et profite de leur travail dans les plantations de café et de cacao, générant des milliards de dollars d’exportations pour ce pays, qui fut le moteur économique de la sous-région. Ces immigrants et leurs descendants, dont le nombre est estimé à huit millions, sont nombreux à vivre en Côte d’Ivoire depuis plusieurs décennies, sans pour autant être reconnus comme citoyens.
Il s’agit là d’un problème crucial, que la Côte d’Ivoire doit résoudre, si elle souhaite s’extirper de l’environnement polarisé et nocif qu’elle connaît, pour asseoir les bases de la réunification et la stabilité. Si l’identité nationale ne fait pas l’objet d’une préoccupation majeure et d’un programme global, les autres efforts de stabilisation s’avéreront illusoires.
L’une des répercussions les plus préoccupantes de la fragmentation sociale est la fracture du secteur de la sécurité. Les divisions qui existent entre l’Armée nationale et les anciennes Forces rebelles du Nord ayant soutenu Ouattara, se sont au fil des années, accentuées. Pour y remédier, il est impératif de relever le professionnalisme de l’armée qui s’est érodé. Au cours de la crise électorale en effet, l’armée ivoirienne a adopté une posture partisane, au profit du candidat perdant, Laurent Gbagbo.
Maintenant qu’un nouveau Président, dont la légitimité a été reconnue aux niveaux national et international, a pris fonction, la Côte d’Ivoire mérite un soutien dans divers secteurs, pour surmonter les défis immenses auxquels elle fait face. A cet égard, comment faut-il procéder pour reconstruire, réunifier et stabiliser ce pays où 47 % de la population a soutenu Gbagbo ?
Les enjeux sont de taille, car la stabilité de la Côte d’Ivoire est vitale pour l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest, qui peine à se remettre des guerres civiles au Liberia et en Sierra Leone, et d’une série de coups d’État. De surcroit, les dommages causés aux infrastructures par les violences postélectorales, associés à la stagnation économique des dix dernières années, ont eu un impact négatif pour toute la sous-région.
Les racines de la tolérance
Pour comprendre la crise ivoirienne, il importe de considérer les contextes géographique et historique. La Côte d’Ivoire a cinq voisins: le Ghana, le Burkina Faso, le Mali, la Guinée et le Liberia. L’origine de son nom remonte à la période des premiers contacts avec les Européens. La domination française, de 1883 à 1960, au cours de laquelle s’est développée une économie basée sur la culture du café et du cacao dans les zones côtières du Sud à fort couvert forestier, a conduit à la naissance du concept de « Côte d’Ivoire utile », qui a marginalisé le Nord.
Tout en maintenant un système politique monolithique, le Président Félix Houphouët-Boigny a, pendant 33 ans, dirigé le pays avec sagesse et prudence, parvenant à éviter les conflits ethniques et les coups d’État, récurrents dans les pays voisins. Il a eu l’habileté d’intégrer les régions, et d’associer toutes les ethnies à la gestion du pays. L’économie a ainsi doublé de taille entre 1960 et 1980, et la Côte d’Ivoire devint symbole de prospérité.
L’accumulation progressive de richesses a permis d’améliorer les communications et l’urbanisation, faisant du pays un creuset multiethnique qu’incarne la ville d’Abidjan, avec ses cinq millions d’habitants. Le pays a ainsi accueilli des immigrants venus de l’ensemble de la sous-région, surtout du Burkina Faso, dont les ressortissants représentent aujourd’hui près de 20 % de la population. Cependant, les immigrants, bien que devenus pour la plupart partie intégrante du secteur agricole, se sont vus marginalisés par les populations locales, notamment les propriétaires fonciers, qui les considèrent comme des non-autochtones, réduisant par là-même leur place au sein de la société.
Le message de paix et d’harmonie sociale d’ Houphouët-Boigny constitue son héritage le plus important. En offrant des terres aux immigrants en échange de leur travail sur les plantations, en s’assurant que l’ensemble des groupes ethniques soient associés à la gestion de l’Etat, il a encouragé une culture de tolérance qui a perduré tout au long de sa présidence. Il a par ailleurs créé une Fondation pour la paix, et un prix décerné par l’UNESCO, pour honorer des personnalités ayant œuvré pour la paix.
« Le message de paix et d’harmonie sociale de Houphouët-Boigny constitue son héritage le plus précieux. »
Malheureusement, il n’a pas doté son pays de solides institutions, susceptibles de garantir la stabilité, au lendemain de sa disparition en 1993. Comme dans tous les régimes monolithiques, son parti politique se sclérosa. Le pays se retrouva dans une situation désastreuse, due à un manque de définition rigoureuse du processus de succession, après une présidence trop longue. En témoignent une corruption galopante, et une récession économique de 35 % par habitant, entre 1993 et 1999.
Cette fragilité institutionnelle a préparé le terrain au coup d’État militaire de décembre 1999, perpétré par le général Robert Guéï. Le discrédit fut jeté sur les élections de l’année suivante, qui étaient censées légitimer son régime. Le candidat Alassane Ouattara fut disqualifié sur des allégations de citoyenneté douteuse de ses parents. Guéï, arrivé second aux élections, déclara ces dernières nulles et s’autoproclama vainqueur. Les émeutes et les attaques lancées contre le palais présidentiel qui s’en sont suivies l’obligèrent à fuir, pour se réfugier près de la frontière libérienne.
Seul candidat de poids, Laurent Gbagbo remporta la majorité des suffrages, et fut proclamé Président. En 2002, une nouvelle tentative de coup d’État précipita le lancement d’une forte opération de sécurisation contre des régions à forte densité d’immigrants, entraînant des déplacements massifs de populations. La polarisation qui en a résulté s’est rapidement transformée en rébellion, séparant le Nord et le Sud du pays. Une opération de maintien de la paix des Nations Unies fut mise en place, pour surveiller la ligne de cessez-le-feu.
Bien que Gbagbo ait commencé sa carrière politique comme démocrate réformiste, ses dix ans au pouvoir ont été caractérisés par son intolérance visà-vis des dissidents politiques, l’instrumentalisation des clivages ethniques et religieux, l’exacerbation des questions de citoyenneté, et des actes de violence. Malgré de nombreux accords de paix censés unifier le pays, sa rhétorique contre les immigrants a perduré. Prétextant des problèmes logistiques et des différends en matière de procédures électorales, les partisans de Gbagbo, qui contrôlent l’appareil d’Etat, ont procédé à des reports successifs des élections prévues pour 2005, date limite du mandat légal du Président. Ceci à permis à Gbagbo de rester cinq ans supplémentaires au pouvoir, jetant ainsi les bases d’une élection truquée en 2010.
Divisions ethniques et religieuses
Comme dans bien des pays d’Afrique subsaharienne, des entrepreneurs politiques ivoiriens ont exploité, au cours des deux dernières décennies, les divisions ethniques, régionales et religieuses, de manière à se constituer un électorat plus large. Cinq groupes dominent le paysage ethnique ivoirien : au Nord, les Sénoufo, les Malinké et les Mandé, pour la plupart musulmans, représentent environ 40 % de la population totale .Tandis que les Krou et les Akan, au Sud, principalement chrétiens, comptent environ 50 % de la population, les 10 % restants rassemblant une cinquantaine d’autres groupes ethniques. L’immigration massive a mis en exergue les antagonismes entre les groupes autochtones du Sud et les groupes allogènes du Nord. La communauté burkinabé, forte de 4 millions d’immigrants, constituant la cible principale.
Ces clivages ne sont pas, en soi, des catalyseurs de violence, dans la mesure où aucune haine atavique ne se fait ressentir entre les différentes composantes ethniques et religieuses. Certains facteurs sous-jacents, tels les différends fonciers dans les zones de culture du cacao, enveniment cependant les relations intercommunautaires.
Malheureusement, le consensus social forgé par Houphouët-Boigny s’est effondré peu après son décès. Des acteurs politiques cyniques se sont alors mis à aiguiser les tensions identitaires. À la fin des années 90, une culture de la violence émergea .Les ressources publiques, amenuisées, furent distribuées comme faveur politique, plutôt que pour trouver des solutions aux questions sociales de plus en plus aigues, tel le taux de chômage alarmant.
C’est dans ce contexte qu’a été élaborée la théorie de l’« ivoirité », pour distinguer les « vrais Ivoiriens » et les immigrants. L’ivoirité a ainsi servi à exclure de l’élection présidentielle Alassane Ouattara, ancien Premier ministre d’ Houphouët-Boigny. Plus généralement, l’ivoirité a bafoué les aspirations légitimes à la citoyenneté des communautés du Nord, et a exacerbé les tensions intercommunautaires lors des élections présidentielles de 2000 et de 2010.
Le facteur militaire et ses implications
« une Armée qui ne se sent pas responsable de la défense de la Constitution. »
L’armée constitue un pilier institutionnel majeur d’une nation. Cependant, Houphouët-Boigny ne lui faisait pas confiance, surtout après le coup d’État qui a renversé le Président Kwame Nkrumah au Ghana en 1966. Par conséquent, bien qu’il ait tenté d’assurer l’équilibre interne de l’armée ivoirienne, le Président hésita à lui accorder des ressources adéquates. Il privilégia la gendarmerie, créa une garde présidentielle autonome, et plaça le pays sous la protection du bouclier français. Ceci eut pour résultat la formation d’une armée qui ne se sentait pas motivée à défendre la Constitution et les institutions républicaines.
La conflictualité structurelle qui caractérisa la société ivoirienne, se répercuta au sein de l’armée, et aboutit, en septembre 1999, au coup d’Etat contre le Président Henri K. Bédié. Désormais, les hommes en armes vont jouer un rôle dominant et négatif dans la politique nationale. C’est ainsi qu’un mouvement rebelle, baptisé Forces Nouvelles, prit le contrôle de toute la partie Nord du pays, où cinq commandants de zones s’érigèrent en véritables proconsuls. Quant à l’Armée nationale, ses qualités républicaines étaient sujettes à caution, ethnicisée qu’elle était devenue pendant les années 90, surtout au sein de la garde présidentielle. Celle-ci s’illustra comme protectrice d’un autocrate, au détriment de l’État de droit et de la cohésion nationale.
L’impasse politique de cinq mois, et la tragédie vécue au lendemain des élections de 2010, ont finalement pris fin, lorsque les Forces Nouvelles ont vaincu les partisans de Gbagbo, avec le soutien de la Force de maintien de la paix de l’ONU, qui a neutralisé les armes lourdes utilisées contre les civils. Diverses factions armées, tant régulières que parallèles, ont participé à la tragédie, dont environ 5 000 mercenaires Libériens. Motivés par l’appât de gains faciles, souvent sous l’emprise de la drogue, ces derniers, à qui l’on prête des pouvoirs magiques, ont commis des crimes atroces. Les Dozons, chasseurs traditionnels venus du Nord, ont également été impliqués dans plusieurs massacres postélectoraux.
L’effrondrement des structures de l’état
L’un des enseignements majeurs de la crise ivoirienne est que l’échec d’un processus électoral a presque toujours des conséquences désastreuses pour la société, augmentant le risque de conflit et d’un nouveau cycle de coups d’État. Ce fut le cas à la suite de crise électorale en 2000, et de nouveau en 2010.
Les élections étant le processus par le biais duquel le pouvoir est légitimé dans une société démocratique, c’est à ce moment critique que l’indépendance d’organes publics, telles que les Commissions électorales et les Cours constitutionnelles, constitue un impératif catégorique. Un manque d’autonomie de ces institutions étant une cause primordiale d’un degré élevé d’instabilité et de violence politique.
En Côte d’Ivoire, la politisation de la Commission Electorale Indépendante (CEI), par exemple, a été mise en évidence, à la lumière de sa réticence à répondre aux revendications portant sur la fiabilité les listes électorales, la distribution du matériel électoral, le décompte les bulletins de vote en toute sécurité, et la proclamation rapide des résultats des élections de 2010. Le rejet fantaisiste de la victoire de Ouattara, déjà proclamée par la CEI et certifiée par le Conseil de sécurité des Nations Unies, a accru l’incertitude, et a exacerbé la violence dans laquelle l’ensemble du pays a vite sombré. Ces organes électoraux à l’indépendance ternie, dont la fiabilité, au cours de la décennie au pouvoir de Gbagbo, baissait au fur et à mesure qu’il y nommait ses partisans, ont créé un environnement nocif, ayant conduit à l’utilisation des armes lourdes pour régler les différends électoraux.
Une nouvelle strucutre institutionnelle
La crise électorale ivoirienne est la résultante de la faillite d’une classe politique ambitieuse, réticente à se plier aux normes démocratiques de séparation des pouvoirs ,et habile dans l’instrumentalisation des clivages ethniques et régionaux. Pour surmonter cette vulnérabilité à l’avenir, il importe de mettre en place des institutions solides, susceptibles de neutraliser les manœuvres de politiciens tentés par des dérives radicales ou anticonstitutionnelles. Le pouvoir législatif, qui reflète mieux la gouvernance démocratique, doit occuper une place de choix. Il s’agit, fondamentalement, de transcender un statu quo courant en Afrique, celui d’un État centralisé placé sous les ordres d’un Président aux prérogatives quasi-monarchiques.
Le nouveau Parlement doit avoir la capacité d’élaborer une nouvelle constitution, de surveiller la réforme du secteur de la sécurité, et de mettre en place des politiques de décentralisation qui encouragent un développement équilibré et une démocratie participative. En fait, un parlement robuste et autonome pourrait rajeunir le leadership politique du pays, en donnant à la troisième génération de l’après-indépendance des occasions de faire valoir ses talents et ses idées au bénéfice de la société. Ce renouveau générationnel aidera également à réduire le sentiment d’amertume et le niveau de polarisation politique. La décision prise par le parti de Gbagbo de boycotter les élections législatives est à cet égard, une occasion manquée pour garantir une démocratie pluraliste en Côte d’Ivoire.
La mise en place d’une Commission Electorale crédible et autonome, est essentielle pour assurer à l’ensemble des partis politiques qu’ils disposeront de moyens viables et légaux de rivaliser dans leur quête du pouvoir. Elle est étroitement liée à la création d’un Parlement efficace. Les enjeux que représentent les élections exigent en effet des structures indépendantes, qui opèrent en amont et en aval du processus électoral.
Cette question est d’une importance si cruciale qu’il faudrait envisager le recours à des organes externes, tels que la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et les Nations Unies, au cas où les structures nationales s’avèrent trop fragiles ou trop politisées pour jouer leur rôle de manière efficace et impartiale. La certification des résultats des élections présidentielles de 2010 en Côte d’Ivoire par les Nations Unies est, à cet égard, un précédent important. Une telle approche, bien que présentant des inconvénients évidents, est cependant moins onéreuse que l’intervention armée qui s’en est suivie. La violence ayant marqué le processus électoral en République démocratique du Congo, après la crise ivoirienne, conforte la théorie de l’externalisation.
Créer une force de sécurité unifiée, garante des valeur républicaines
La réforme du secteur de la sécurité est essentielle pour parvenir à la normalisation de la situation en Côte d’Ivoire. Bien qu’il ait accédé au pouvoir avec l’appui des Forces nouvelles, Ouattara doit cependant faire preuve d’habileté pour s’extirper de la spirale militaire. Ayant également reçu le soutien décisif des Forces françaises de maintien de la paix et de l’ONUCI, il doit rassurer les parties prenantes qu’il n’est pas le candidat parachuté par l’ancienne puissance coloniale. Dans cette perspective, la création d’une armée unifiée, garante des valeurs républicaines, doit être une priorité pour son gouvernement.
Pour ce faire, Ouattara doit se concentrer sur le rétablissement du professionnalisme des Forces de Défense et de Sécurité, tout en les dépolitisant. Chaque Président, depuis Houphouët-Boigny, a modifié la composition de l’armée, pour favoriser sa propre ethnie1. En mettant un terme à ce cycle destructeur, Ouattara démontrerait son engagement en faveur de la réunification.
L’élimination des menaces paramilitaires, surtout dans l’Ouest du pays, constitue également l’un des défis les plus urgents. Cela exige une solution plus diversifiée que l’approche traditionnelle associant démobilisation, désarmement et réinsertion. Le personnel de la sécurité publique doit recevoir une formation rigoureuse mais souple, avec notamment les aptitudes nécessaires pour neutraliser les groupes armés illégaux, dont la plupart sont constitués de chasseurs traditionnels généralement jeunes, en patrouille dans leurs régions d’origine, mais aussi de milices et de mercenaires étrangers. Des projets de réinsertion sociale bénéficiant de mesures incitatives destinés aux soldats démobilisés, et une étroite concertation avec les chefs traditionnels et dirigeants locaux sont des éléments essentiels d’un tel programme.
La stratégie des quotas, qui associe des éléments d’effectifs militaires antagonistes pour refonder l’armée, semble vouée à l’échec. La formule idéale, pour reconstruire les Forces armées ivoiriennes, devrait plutôt reposer sur un recrutement objectif, notamment des jeunes qui n’ont pas participé aux conflits, en mettant en œuvre un processus de sélection basé sur les compétences intellectuelles et professionnelles. Il est également impératif de lutter contre la culture d’impunité qui gangrène les Forces armées.
Fondamentalement, la réforme du Secteur de la sécurité doit aller au delà des normes traditionnelles, en veillant à éliminer les germes de division de la société qui ont contaminé des Forces armées. En fin de compte, une nouvelle déontologie et une nouvelle vision de l’architecture de la sécurité doivent être mises en avant, inspirées par le concept Armée-Nation, garant de relations civilo-militaires harmonieuses. Le Sénégal est à cet égard un modèle de grande valeur. En effet, outre sa mission de défense, l’armée sénégalaise joue un rôle clé dans le cadre des efforts de réaction en cas de catastrophe naturelle, et en matière d’infrastructures nationales. En appliquant ce principe, la Côte d’Ivoire est susceptible d’apaiser les relations entre civils et militaires, et de rétablir la stabilité sociopolitique.
Paix et réconciliation
Pour marquer sa volonté de promouvoir la paix, le Président Ouattara a créé la Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation, composée de onze membres et inspirée du modèle de l’Afrique du Sud, dont l’expérience s’avèrera sans aucun doute utile. Cependant, les Ivoiriens auront davantage à gagner, en réfléchissant à leurs propres réalités, cultures et histoire.
Pour ce faire, la Commission doit s’inspirer des mécanismes de résolution des conflits et de rétablissement de la paix ayant prévalu dans les communautés et royaumes traditionnels ivoiriens. Ces pratiques ancestrales, notamment la palabre et la parenté à plaisanterie, ont une fonction cathartique apte à atténuer les tensions intercommunautaires. Les médiateurs et responsables politiques actuels y trouveront des modalités permettant de neutraliser la rhétorique conflictuelle, et d’encourager une culture de paix, crédo d’ Houphouët-Boigny.
La renégociation de la notion de citoyenneté, dans une perspective inclusive, et le bannissement du concept d’ivoirité, sont des impératifs catégoriques pour une stratégie efficiente de réconciliation. En effet, la Côte d’Ivoire est une société multiethnique largement façonnée par l’immigration, et la législation relative à la citoyenneté doit en prendre acte. Toute approche fondée sur l’exclusion compromettrait l’effort de réconciliation nationale, tout en semant les germes de l’instabilité.
Au cours de ce processus de réconciliation et de pacification, les femmes auront un rôle fondamental à jouer, d’abord par le simple fait de leur nombre (elles représentent plus de la moitié de la population nationale), mais aussi en raison de leur attachement naturel avec la paix : en effet, tout au long de la crise, jamais il n’a été fait état d’une seule femme ayant pris les armes. Au contraire : elles ont été, en grand nombre, violées, harcelées et tuées par les deux camps.
« La Côte d’Ivoire est une société multiethnique largement façonnée par l’immigration. »
Le rôle des femmes au sein des réseaux familiaux transethniques représente également un véritable avantage pour ressouder le tissu social ivoirien. Les exemples de mariages interethniques chez les élites politiques sont nombreux et significatifs. Ainsi, Guillaume Soro, Premier ministre sous Gbagbo et Ouattara, est Sénoufo du Nord marié à une Bété du Sud-Est. Gbagbo lui-même a pris une Dioula du Nord comme deuxième épouse pour étendre sa sphère d’influence politique. Cas plus représentatif, Henriette Diabaté, Agni du Sud-Ouest, s’est marié à un homme du Nord qui a fut ministre d’État sous Houphouët-Boigny. Historienne de renom, elle a été élevée au rang de Grande Chancelière de l’Ordre national ivoirien, ce qui est un signal fort pour les femmes. Ces alliances matrimoniales qui transcendent les clivages ethniques, sont nombreuses en Côte d’Ivoire, et pas seulement au sein de l’élite. Les enfants issus de ces liaisons ne sauraient être enfermés dans des catégories ethniques et régionales rigides.
Pour que la paix et la démocratie prennent racine, une stratégie proactive ciblant les jeunes du pays est également nécessaire. La Côte d’Ivoire a un avantage à ce niveau, dans la mesure où elle peut se baser sur le long héritage de tolérance des années HouphouëtBoigny. L’objectif doit être d’éduquer les jeunes d’une manière qui encourage l’intégration harmonieuse de l’ensemble des communautés du pays au sein de la vie nationale. Cela est particulièrement important, étant donné que les moins de 15 ans représentent 43 % de la population. La jeunesse urbaine, détribalisée, endoctrinée et encline à la violence ayant été d’un réel support pour le régime de Gbagbo, il importe d’inverser la tendance.
Des jeunes éduqués et responsables peuvent trouver leur place au sein de l’arène politique, et contribuer de manière appréciable à la reconstruction du pays, surtout s’ils ont des opportunités en matière de formation et d’emploi. Dans cette quête d’un avenir meilleur, les jeunes doivent être encouragés à créer des réseaux sociaux qui prêchent l’esprit civique et la tolérance.
Pour une stratégie de sécurité sous-régionale
La Côte d’Ivoire a cinq voisins et ne peut donc pas concevoir une stratégie de sécurité nationale sans prendre en compte le contexte sous-régional.
L’Union du fleuve Mano, créée en 1973 entre le Liberia, la Sierra Leone et la Guinée, a accueilli la Côte d’Ivoire en 2008. Aujourd’hui perçus comme vulnérables et fragiles, les Etats de l’Union du fleuve Mano ont connu plusieurs crises graves : deux guerres civiles en Sierra Leone (de 1991 à 2002), une guerre civile tragique au Liberia (de 1990 à 2003), une crise politico-militaire en Côte d’Ivoire de 1999 à 2011, ains que des soulèvements sociaux violents, une répression militaire et une activité criminelle continue en Guinée.
L’Union du fleuve Mano est donc une zone problématique où les enfants-soldats d’hier, aujourd’hui adultes, forment de groupes de mercenaires pour poursuivre leurs activités criminelles transfrontalières, et menacer la stabilité de la sous-région. Il est donc nécessaire, pour les pays signataires de l’Union, de parvenir à une stratégie concertée, soutenue par une volonté politique renouvelée impliquant une action conjointe visant à démilitariser le « triangle infernal » de la zone frontalière libérienne, guinéenne et ivoirienne. Une stratégie de sécurité transfrontalière coordonnée est requise, de manière à neutraliser les mercenaires, à mettre en œuvre la réforme du secteur de la sécurité, et à imposer la paix dans cette sous-région aux ressources gigantesques.
L’axe Ouagadougou-Abidjan constitue un pivot stratégique majeur pour la stabilité, étant donné les liens historiques et géographiques profonds entre les deux pays et la taille de la diaspora burkinabè en Côte d’Ivoire. Les autorités des deux pays ont donc le devoir de cultiver des relations harmonieuses. Ouagadougou devrait travailler avec Abidjan pour aider à contrôler les flux migratoires vers la Côte d’Ivoire, améliorer la sécurité aux frontières et lancer des programmes de développement économique et social dans les zones frontalières.
La paix en Côte d’Ivoire ne prendra pas non plus racine sans une étroite et franche collaboration avec son voisin oriental, le Ghana. Le deux pays partagent en effet une frontière qui divise de manière arbitraire l’importante communauté des Akan, qui ont bâti le royaume Ashanti, l’un des plus prestigieux d’Afrique. Par ailleurs, le Ghana a accueilli un grand nombre de réfugiés ivoiriens. Il est donc impératif pour les nouvelles autorités d’Abidjan de travailler de manière proactive avec leurs homologues d’Accra pour rassurer ces réfugiés, les inciter à retourner au pays pour contribuer à l’effort de reconstruction. C’est dans cette perspective qu’en octobre 2011, le Président Ouattara lors de la signature d’un accord tripartite avec le Ghana et le Haut Commissariat des Nations Unies, a lancé un appel aux réfugiés. Au demeurant, le Ghana, qui jouit d’une démocratie enracinée et apaisée, et qui a amorcé un développement économique soutenu, devrait être source d’inspiration pour les nouvelles autorités ivoiriennes. En d’autres termes, la paix, la sécurité et le développement en Côte d’Ivoire sont tributaires de ceux de ses voisins.
Conclusion
En fin de compte, l’important en Côte d’Ivoire est d’apaiser les cœurs, de restaurer la confiance du pays dans ses institutions, et de rassembler les communautés divisées autour d’un projet collectif visant un développement solidaire partagé. Avec ses richesses naturelles immenses et les capacités avérées de ses ressources humaines, le pays peut, sous la direction de leaders responsables et rassurants, relever le défi et retrouver son rôle de catalyseur du développement de l’Afrique de l’Ouest. Il s’agit toutefois là d’une tâche de longue haleine qui exigera patience et abnégation. Il est donc impératif pour les dirigeants d’éviter de crier trop vite victoire, et de rester proactifs pour surmonter les obstacles qui se dresseront inévitablement sur chemin des Ivoiriens.
Dr. Mouctar Thierno Bah, historien militaire, a été Professeur à l’Université de Yaoundé, Cameroun, de 1976 à 2009. Il est l’auteur de nombreux livres et articles sur l’armée, les conflits et les questions de paix et de sécurité en Afrique.
Note
- ⇑ Ragnhild Nordås, « Identity Polarization and Conflict: State Building in Côte d’Ivoire and Ghana » (document préparé pour la 49e Conférence de l’International Studies Association, San Francisco, Californie, 26–29 mars 2008).