Africa Security Brief No. 5

La cocaïne et l’instabilité en Afrique: Les leçons de l’Amérique latine et des Caraïbes

Par Davin O'Regan

6 juillet 2010


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L’Afrique est confrontée à une menace grandissante liée au trafic de cocaïne, qui risque de miner ses structures de sécurité, ses institutions démocratiques naissantes et ses progrès en terme de développement. L’Amérique latine a depuis longtemps fait face à des défis similaires et son expérience fournit des enseignements importants qui peuvent être mis en oeuvre avant que l’expansion de cette menace ne devienne plus ancrée dans le continent et donc plus coûteuse à éliminer.

Cocaine wraps

Photo: Dulue Mbachu avec Security Network

POINTS SAILLANTS

  • La valeur monétaire du trafic de cocaïne passant par l’Afrique de l’Ouest a augmenté en flèche et surpasse celle de la contrebande de tous les autres produits illicites dans la région.
  • L’expérience tirée de l’Amérique latine et de la Caraïbe démontre que le trafic de cocaïne aggrave profondément le degré de violence et d’instabilité.
  • La cooptation de hauts fonctionnaires reste le modus operandi que privilégient les trafiquants de cocaïne en Amérique latine. Les gouvernements africains doivent agir de toute urgence pour protéger l’intégrité de leurs institutions de lutte contre les stupéfiants afin de contrecarrer l’enracinement profond de cette menace sur le continent.

En novembre 2009, dans le désert au nord du Mali, sur le site d’un lac asséché, les enquêteurs de l’ONU ont trouvé des traces de cocaïne dans la carcasse d’un Boeing 727, calciné et dépecé. Les propriétaires de cet avion l’auraient incendié après qu’il se soit écrasé, sans doute pour détruire tout indice de leur identité et de la cargaison transportée. Étant donnée la valeur marchande de leur cargaison, 10 tonnes de cocaïne soit 580 millions USD, la perte d’un avion était négligeable pour ces nouveaux trafiquants en Afrique de l’Ouest.

La trajectoire de vol de ce 727 aurait inclus des escales en Gambie, au Sénégal, en Guinée et en Guinée Bissau, mais il provenait sans aucun doute d’Amérique du Sud. Cette cargaison est venue s’ajouter au trafic grandissant de cocaïne provenant d’Amérique Latine et transitant par l’Afrique de l’Ouest à destination des consommateurs européens. Selon les estimations, les transbordements de cocaïne en Afrique de l’Ouest représentent entre 60 et 250 tonnes par an, rapportant au total de 3 à 14 milliards de dollars.

Début 2006, plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest ont saisi de très importantes cargaisons de cocaïne représentant des centaines, voire des milliers de kilos. Des saisies souvent accidentelles, ce qui signifie que le trafic réel est sans doute sensiblement plus important. La cocaïne part du Venezuela, de la Colombie ou d’ailleurs en Amérique du Sud, dans des conteneurs d’expédition, à bord de bateaux de plaisance ou de petits avions. Les groupes criminels organisés et militants sud-américains remettent des cargaisons en vrac aux trafiquants d’Afrique de l’Ouest, au Ghana, au Nigéria, en Guinée et en Guinée Bissau, des pays que l’ONUDC (Office des Nations Unies contre la drogue et le crime) décrit souvent comme des plaques tournantes sous-régionales de la cocaïne. La cocaïne est alors reconditionnée et acheminée vers les pays limitrophes, avant d’être remise à des associations criminelles en Europe, souvent composées d’expatriés africains qui se chargent de la vente en gros et au détail. Les saisies en Afrique de l’Ouest ont entraîné l’arrestation de ressortissants africains, sud-américains, européens et autres.

L’Afrique de l’Ouest est actuellement au cœur de cette activité, mais l’Afrique dans son ensemble constitue un centre de transbordement idéal – pauvreté, surveillance restreinte et répression précaire – donc, un environnement peu onéreux et peu dangereux. L’Afrique n’étant ni productrice, ni consommatrice importante de cocaïne, d’aucuns pensent donc souvent que les répercussions internes seront minimes. Mais l’on voit déjà apparaître les signes indubitables de son impact déstabilisant. L’assassinat du Président de la Guinée Bissau et du chef de l’armée de terre, début 2009, sont sans doute liés aux transbordements de cocaïne. En janvier 2010, un officier supérieur de la garde présidentielle de ce pays a été arrêté dans une opération coup de filet contre les stupéfiants. À la suite de cette arrestation, les militaires de haut rang ont tous dénoncé publiquement la participation de membres des services de sécurité aux activités de transbordement de cocaïne. Fin 2009, le Ghana a expulsé vers les États-Unis trois Maliens revendiquant des liens avec Al Qaïda au Maghreb Islamique, accusés de trafic de cocaïne. La valeur en soi de cette activité constitue non seulement une menace pour la sécurité, mais aussi un véritable risque de distorsion de l’économie régionale, des flux d’investissement, du développement et des progrès de la démocratie.

«la cocaïne est nettement plus intéressante que les autres marchandises passées en contrebande dans la sous-région»

Les transbordements de cocaïne en Afrique sont un phénomène nouveau, mais les pays d’Amérique latine et de la Caraïbe ont plus de 30 ans d’expérience de lutte contre le trafic de stupéfiants et ses effets déstabilisants. Les enseignements difficiles tirés de l’expérience latino- américaine donnent de précieux aperçus à l’Afrique alors qu’elle fait face à ce nouvel ennemi néfaste.

Un produit illicite peu ordinaire

Le trafic de produits illicites est courant en Afrique de l’Ouest : armes, médicaments de contrefaçon, cigarette et pétrole brut, produits dont le trafic illicite ou le transport se déroulent en Afrique de l’Ouest. Les trafiquants de la sous-région couvrent également la contrebande d’héroïne, dans le monde entier. La méthode de la « mule », c’est-à-dire le recrutement des passeurs qui, par exemple, ingurgitent des stupéfiants en petits paquets et prennent ensuite l’avion, est sans doute une innovation nigériane.

Mais la cocaïne est nettement plus intéressante que les autres marchandises passées en contrebande dans la sous-région. Au kilo, la cocaïne est exceptionnellement plus rentable. Selon l’évaluation de l’ONUDC concernant le trafic en Afrique de l’Ouest, la valeur des transbordements de cocaïne en 2008 équivalait à la contrebande d’un autre produit des plus rentables : le pétrole brut. Toutefois, le volume de cocaïne trafiqué est minuscule par rapport aux 55 millions de barils de pétrole dérobés et transportés, pour un rendement équivalent.

Les ressources officielles de la sous-région pâlissent si on compare le rendement des transbordements de cocaïne. En janvier 2008, à la suite d’une fusillade, les forces de l’ordre maliennes ont réussi à saisir 750 kilos de cocaïne. Cette cargaison à elle seule représentait 36 pour cent du budget militaire malien de 2007. De la même façon, signalons la saisie d’une cargaison de 350 kilos de cocaïne en août 2007 au Bénin, équivalant au revenu annuel par habitant de 31 000 Béninois.

Le trafic de cocaïne pourrait devenir permanent en Afrique de l’Ouest. Les transbordements sont issus, en partie, de la croissance de la demande en Europe. Selon l’ONUDC, depuis 2000 la consommation de cocaïne a doublé et même triplé dans certaines régions d’Europe de l’Ouest. Les trafiquants, semble-t-il, ne modifient pas leurs activités couvrant la demande préexistante, mais ils établissent de nouvelles voies pour desservir un marché en pleine expansion.

La dynamique du marché explique également la raison pour laquelle le trafic d’héroïne acheminé par l’Afrique de l’Ouest n’a pas été aussi déstabilisant que le trafic de cocaïne. L’Afrique de l’Ouest joue un rôle minime dans le trafic mondial de l’héroïne car les marchés de consommation en Amérique du Nord et en Europe sont approvisionnés par le biais des Balkans, du Moyen Orient et de l’Asie du Sud. En 2007, seuls 167 kilos d’héroïne ont été saisis en Afrique de l’Ouest et Centrale, soit moins de 1/30e de la cocaïne saisie uniquement en Afrique de l’Ouest la même année. Toutefois, l’instabilité en Afrique de l’Est – et c’est une inquiétude croissante – attirerait le trafic d’héroïne (ajoutant quelque 200 000 héroïnomanes au  Kenya) qui emprunterait les mêmes voies d’acheminement en Afrique de l’Ouest que la cocaïne.

Cocaïne, gouvernance et corruption

Ces dix dernières années, sortie d’une instabilité généralisée, l’Afrique de l’Ouest a vu la violence diminuer et la démocratie se développer. La Sierra Leone, le Libéria et la Côte d’Ivoire sortent de la guerre civile. Le Mali, le Ghana et le Bénin affermissent leurs progrès démocratiques. Le trafic de cocaïne menace directement ces progrès.

Les trafiquants détestent se faire remarquer. Toute intervention publique, que ce soit des parlementaires qui adoptent des lois pour renforcer la sécurité des frontières ou des poursuites engagées contre des trafiquants, majorent le coût des transactions et minorent les profits. Ainsi, que ce soit par la cooptation, les pots-de-vin ou la corruption, les trafiquants tentent de prévenir et de dissuader toute intervention publique pour protéger leurs bénéfices. Au lieu de protéger les cargaisons de cocaïne par des gardes armés jusqu’aux dents et à la gâchette facile, les trafiquants préfèrent soudoyer les politiciens, les magistrats et les agents de police pour qu’ils ferment les yeux sur leur trafic. La stratégie consiste à soudoyer ces fonctionnaires aussi vite que possible pour abaisser les coûts à long terme.

Dans la Caraïbe, le trafic de stupéfiants est un facteur essentiel de l’aggravation constante de la corruption. La Jamaïque lutte depuis des années contre une corruption endémique, le clientélisme politique et l’absence de poids et contrepoids au sein du gouvernement, un tableau que l’Afrique connaît bien. Mais dès la fin des années 90, sa situation stratégique entre les États-Unis et les pays producteurs de stupéfiants en Amérique latine a attiré et développé les transbordements de cocaïne. Dès 2003, la Jamaïque était le principal pays de transit de la cocaïne à destination des États-Unis. La qualité de la gouvernance nationale a rapidement décliné. En 2009, la Jamaïque est passée de la 45e à la 99e place dans l’index de la perception de la corruption de l’agence Transparency International. Cette chute en flèche de l’intégrité publique coïncide avec les efforts de groupes criminels transnationaux et jamaïcains visant à «soudoyer les fonctionnaires des principaux organismes, notamment la police et les douanes, les membres des partis politiques et des organisations communautaires.»1

Le trafic de stupéfiants s’est infiltré dans le gouvernement et sape la gouvernance partout en Amérique latine et dans la Caraïbe. En 2009, Leonel Fernandez, Président de la République Dominicaine, a limogé 700 agents de police et 535 officiers des forces armées, y compris 31 militaires de haut rang, en raison de leurs liens avec le trafic de cocaïne. Au Mexique, des officiers déserteurs ont créé les Zetas, une organisation d’assassins à la solde des trafiquants de stupéfiants. Au Brésil, à Sao Paolo, les membres des organisations de trafiquants de stupéfiants s’instruisent pour passer les examens de la fonction publique et pouvoir ainsi influer de l’intérieur sur la bureaucratie.

Les transbordements de cocaïne se multiplient et les institutions de gouvernance fragiles de l’Afrique de l’Ouest pourraient s’en trouver davantage sapées. Selon les médias africains et des études indépendantes, le produit des transbordements de stupéfiants financerait les partis et les campagnes électorales au Ghana.2 Un homme politique nigérian, arrêté alors qu’il allait monter dans un avion à destination de l’Allemagne et porteur de quelques 2 kilos de cocaïne dans l’estomac, expliquait pouvoir ainsi financer sa campagne électorale. Selon les autorités, il ferait partie d’un vaste réseau de passeurs.3 En Sierra Leone, le ministre des Transports et de l’Aviation a été limogé à la suite d’un procès pour avoir autorisé l’atterrissage d’un avion transportant 700 kilos de cocaïne.4 D’autres cas analogues de hauts fonctionnaires de la police impliqués dans le trafic de cocaïne ont été signalés au Bénin, au Nigéria et au Ghana.5

Cocaïne, crime et violence

Le trafic de stupéfiants n’est pas violent en soi. La violence, par exemple dans le trafic de cannabis et de l’ecstasy, une amphétamine, est relativement faible. Mais comme on le voit en Amérique latine et dans la Caraïbe, l’implantation du trafic de cocaïne, lui, s’accompagne d’une augmentation du nombre de morts violentes et de conflits.

Si la cooptation et la corruption échouent, les trafiquants auront alors recours à la violence pour dissuader ou contrecarrer les efforts des autorités publiques pour entraver la circulation des stupéfiants et pour arrêter les trafiquants. Les organisations de trafiquants ont également recours à la violence pour s’assurer de la loyauté et de la discipline dans leurs rangs et à l’encontre des autres trafiquants pour régler les différends, faire appliquer les accords ou les contrats, protéger ou s’approprier des marchés.

Dans ce type d’environnement, la violence peut proliférer. Selon les études, lorsque la violence d’une activité criminelle se multiplie, tous les types de crimes deviennent plus violents, les bandes se multiplient et les citoyens acculés ont recours à la voyoucratie, allant même jusqu’à lyncher ou pendre les présumés criminels en public.6 Souvent, l’âge moyen des criminels violents est de plus en plus bas et les comportements violents se multiplient chez les jeunes. Bref, une culture de la violence apparaît.

Le cas de l’Amérique latine le prouve. Le nombre d’homicides y est trois fois plus élevé que la moyenne mondiale et y est le plus élevé au monde. Les homicides au Guatemala ont augmenté de 50 pour cent entre 2004 et 2008, calqués sur l’augmentation du trafic de cocaïne. Selon le rapport de la Banque mondiale sur la criminalité dans la Caraïbe, «l’explication la plus manifeste de cette criminalité relativement élevée dans la région et de son apparente progression ces dernières années, reste le trafic de stupéfiants».7

Le nombre d’homicides en Jamaïque est l’un des plus élevés au monde et, selon les estimations, quelque 40 pour cent des meurtres sont liés aux stupéfiants. Ne serait-ce qu’en Jamaïque, il existe d’ailleurs 268 bandes locales et transnationales, qui regroupent des dizaines de milliers de membres. La police a également davantage recours aux armes à feu et les relations avec les populations en ont souffert. Près de 2 000 Jamaïcains ont été abattus par la police ces dix dernières années, et les enquêtes internes qui s’ensuivent sont plus que superficielles.

Cet état de choses contribuerait aux explosions de violence graves en Jamaïque. En mai 2010, les autorités ont tenté d’arrêter et de faire extrader vers les États-Unis Christopher Dudus Coke, un Jamaïcain, chef de bande connu et puissant. L’armée de terre et la police jamaïcaines ont, pendant trois jours, passé la capitale au peigne fin pour trouver leur suspect. Leur présence accrue s’est heurtée à l’hostilité des quartiers contrôlés par les bandes. Les affrontements et les fusillades ont fait plus de 70 victimes.

La violence qui accompagne les trafics peut atteindre un degré plus dangereux encore. Au Mexique, les trafiquants s’affrontent souvent entre eux et affrontent l’État pour protéger et amplifier leur activité. Selon les estimations officielles, en 2008 les stupéfiants ont fait quelque 9 000 victimes dont un grand nombre de passants innocents, une augmentation en flèche par rapport aux années précédentes. Depuis 1995, le Mexique a surpassé tous les ans son chiffre de référence pour désigner une situation de guerre civile : 1 000 morts par an. Ce chiffre a été atteint en dépit des 2,5 milliards de dollars et des 45 000 soldats déployés par le gouvernement en 2007 pour faire régresser la violence liée aux stupéfiants.

Au Mexique, la flambée de violence liée à la cocaïne éclate à la suite d’une longue période de méconnaissance par l’État du trafic de cocaïne, probablement parce que les trafiquants avaient réussi à coopter des fonctionnaires. Les trafiquants ont acquis une influence et un pouvoir considérable certains sont même devenus des dirigeants de facto dans plusieurs régions, créant ainsi des espaces non gouvernés. Lorsque le gouvernement a finalement affronté les groupes de trafiquants, leur réaction a été violente, ce qui prouve que l’État ne détient plus le monopole présumé de la violence et de la sécurité.

Le trafic de cocaïne a également apporté des ressources financières essentielles aux insurgés. Selon des informations venant du Pérou, les forces armées ont fait face à la résurgence d’éléments du Sentier Lumineux, qui a visiblement été en mesure de se reformer grâce au produit du trafic de cocaïne. Les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie), un groupe vieux de 40 ans, se sont nettement développées dans les années 90 en se lançant dans le trafic de cocaïne. Plus récemment, les FARC ont élargi leur trafic de cocaïne vers l’Europe, à partir des États-Unis et par le biais de l’Afrique de l’Ouest. Cette présence en Afrique pourrait y encourager les insurrections et faciliter le commerce par ses stratégies et tactiques. Selon des informations de source indépendante, les terroristes et les groupes armés de la région du Sahel en Afrique de l’Ouest adoptent aujourd’hui le trafic de stupéfiants,8 à l’instar des milices du Delta du Niger, qui reçoivent des paiements en nature (cocaïne) de la part des trafiquants.9 Ceci leur permet d’entrer sur le marché de gros et d’augmenter leurs recettes de manière considérable.

«l’Afrique de l’Ouest présente aujourd’hui un grand nombre des facteurs qui ont facilité et avivé la violence et les conflits liés aux stupéfiants en Amérique latine et dans la Caraïbe»

L’Afrique de l’Ouest présente aujourd’hui un grand nombre des facteurs qui ont facilité et avivé la violence et les conflits liés aux stupéfiants en Amérique latine et dans la Caraïbe. On trouve dans la sous-région de nombreux groupes d’insurgés et de terroristes pour lesquels la cocaïne pourrait constituer une excel- lente source de financement. L’Afrique de l’Ouest possède déjà des trafiquants qui pratiquent la contrebande d’armes légères, de cigarettes et la traite de personnes et qui pourraient diversifier leur activité par le trafic de cocaïne. En Amérique latine, ces problèmes se sont rapidement transformés en menaces contre la sécurité nationale, avant même que les pouvoirs publics ne puissent mettre en place des interventions efficaces.

Contrecarrer le trafic, protéger les institutions

Selon certains indices, la transformation de cocaïne à petite échelle serait apparue en Guinée en 2009 et il semblerait qu’au Ghana des laboratoires de transformation aient démarré leurs activités la même année. Cela représente une évolution dangereuse dépassant les transbordements de cocaïne, prouvant davantage encore la nécessité d’une riposte rapide et vigoureuse. Les enseignements tirés de l’expérience latino-américaine apportent des informations critiques pour ébaucher les débuts d’un scénario de lutte contre les stupéfiants en Afrique de l’Ouest.

Faire vigoureusement face au problème immédiatement. Les dangers du trafic de cocaïne menaçant l’Afrique de l’Ouest sont certainement un défi de taille, qu’il sera d’autant plus difficile de contrecarrer s’il n’est pas jugulé. Selon la Banque mondiale, la progression du nombre de morts violentes et de la criminalité serait« les effets notables d’une inertie », c’est-à-dire que « lorsque la criminalité a atteint un certain degré, il devient difficile de la faire régresser. Parallèlement, les efforts de lutte contre la criminalité à court terme sont susceptibles de produire des effets étonnants à long terme ».10 Le trafic de cocaïne en Afrique de l’Ouest n’est pas encore arrivé à maturité, il est donc encore possible d’empêcher son expansion. Et la dissuasion en est bien moins onéreuse également. Si l’Afrique de l’Ouest réussit à contrecarrer l’expansion du trafic de cocaïne, elle pourra éviter les flambées connexes de violence et de criminalité, la fuite des investissements étrangers, la prolifération des bandes, le surpeuplement des prisons, le surcroît de travail pour les tribunaux et l’augmentation des dépenses de la Défense et de la police qu’ont connu les pays d’Amérique latine et de la Caraïbe.

«une formation avancée, du nouveau matériel militaire et d’autres perfectionnements de capacités auront des effets restreints si les institutions et les hauts fonctionnaires restent corruptibles»

Ainsi, il conviendrait que les dirigeants politiques et civiques d’Afrique de l’Ouest exigent sans relâche des ministères responsables qu’ils accélèrent leurs efforts de lutte contre les stupéfiants. Malheureusement, au vu des indices actuels, il semblerait que les stratégies décidées récemment restent lettre morte et peu diffusées. En octobre 2008, la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) a élaboré un plan d’action régional de lutte contre le trafic de stupéfiants fondé sur cinq thèmes : collecte de données, répression, cadres juridiques, prévention de la toxicomanie, appui politique et budgétaire. Ce plan d’action détaille les enjeux spécifiques et identifie les buts, les stratégies, les organismes de tutelle et les partenaires potentiels pour y faire face. Toutefois, les évaluations des capacités et des besoins nationaux réalisées par le bureau Afrique de l’Ouest de l’ONU n’ont démarré qu’en novembre 2009 et uniquement au Libéria et en Sierra Leone. Selon ces évaluations, un grand nombre d’organismes nationaux libériens n’étaient pas avertis de l’existence de ce plan d’action régional.11 Cela étant, le travail du gouvernement libérien en collaboration avec les autorités américaines a permis l’extradition de plusieurs ressortissants d’Afrique de l’Ouest et d’Amérique du Sud coupables de tentative de corruption de représentants libériens en vue de faciliter les transbordements de cargaisons importantes de cocaïne, en juin 2010.

Safeguard the Integrity of Counternarcotics Institutions.La réelle capacité de mobilisation de ressources pour prévenir et dissuader les menaces par les pouvoirs publics est tributaire, au fond, de l’intégrité publique. Une formation avancée, du nouveau matériel militaire et d’autres perfectionnements de capacités auront des effets restreints si les institutions et les hauts fonctionnaires restent corruptibles.

En Amérique latine, l’intégrité institutionnelle, jusqu’aux plus hauts niveaux de l’État, a été compromise par les recettes du trafic de stupéfiants. Selon l’OEA (Organisation des États américains), les citoyens y restent convaincus des relations existant entre le monde politique et les trafiquants de stupéfiants. Il conviendrait que les dirigeants de l’Afrique de l’Ouest, conscients de cet état de fait, mettent vigoureusement en œuvre la recommandation de leur plan régional de faire de la lutte contre «la corruption dans l’application de la loi et au sein du personnel judiciaire» un outil prioritiare afin de rendre les efforts de lutte contre les stupéfiants plus efficaces. Il leur faudrait aussi renforcer les instances de surveillance, engager des poursuite contre les fonctionnaires soudoyés et former les institutions publiques et les organisations de la société civile à surveiller et à signaler la corruption.

Des hommes politiques et des élections crédibles sont essentiels pour l’intégrité publique. En conséquence, les États d’Afrique de l’Ouest devraient instaurer des systèmes pour contrecarrer, mettre en examen et, le cas échéant, sanctionner les partis politiques, les politiciens et les donateurs coupables de trafic d’influence. Développer les capacités d’expertise judiciaire aussi bien des membres du gouvernement que des groupes de sécurité est un point crucial pour mettre en œuvre un tel système. Ainsi, les autorités sont à même de suivre les traces complexes des fonds impliqués. Voici un exemple de réforme immédiate et simple que pourraient adopter les États africains : élargir les obligations de communication des finances des partis et des candidats politiques, leurs bilans et leurs trésoreries. Ces mesures sont appuyées aujourd’hui par la majorité des associations de citoyens et d’entreprises en Amérique latine. Ces renseignements communiqués devraient être mis à jour régulièrement et facilement consultables pour permettre aux électeurs de relever toute accumulation de richesses suspecte.

L’expérience de l’Amérique latine souligne également l’importance critique de la protection des institutions judiciaires. Récemment encore, les groupes criminels au Guatemala possédaient une influence au sein des organismes de l’État, exploitée pour protéger leurs activités. L’assassinat de représentants des forces de l’ordre rétifs n’était pas chose rare. En réponse, la législature guatémaltèque a créé une Commission internationale indépendante contre l’impunité au Guatemala (CICIG) qui a été élargie, en 2007, par un partenariat avec l’ONU. Cette commission indépendante a détaché des juristes de pays développés et en développement pour aller collaborer avec leurs homologues guatémaltèques et formuler des réformes juridiques, protéger les juristes et l’intégrité judiciaire. Les réformes ultérieures du ministère des Finances et du code pénal ont permis de démanteler des groupes illégaux et d’identifier l’origine des obstacles entravant la bonne gouvernance. Résultat : 130 personnes ont été inculpées, 2 000 agents de police, un procureur et trois juges de la cour suprême ont été limogés. Un ancien Président a été inculpé et un autre disculpé. Au Guatemala, les attitudes ont changé depuis lors et les juges, les procureurs et les agents de police sont aujourd’hui davantage en mesure de s’acquitter de leurs fonctions tant dans les zones urbaines que dans les régions rurales. La CICIG pourrait constituer un modèle pour l’Afrique de l’Ouest, où les législatures devraient créer et habiliter des commissions analogues, en partenariat avec des organisations internationales telles que l’ONUDC et le GIABA (Groupe intergouvernemental d’action contre le blanchiment d’argent en Afrique de l’Ouest).

Augmenter le coût des opérations. Le trafic de cocaïne par la voie de l’Afrique de l’Ouest est relativement peu coûteux. Rendez-le onéreux. Les stratégies de lutte contre les stupéfiants doivent avoir pour but d’augmenter le coût des opérations. L’arrestation des trafiquants, les poursuites en justice, le dépistage des routes des passeurs et autres opérations de lutte contre les stupéfiants sont essentiels pour endiguer le trafic de cocaïne. En outre, le simple fait d’entraver le passage de la cocaïne en Afrique de l’Ouest rend la tâche plus difficile, plus onéreuse et moins rentable pour les trafiquants. Plus cette opération est onéreuse, moins les trafiquants seront enclins à transiter par l’Afrique de l’Ouest.

De simples opérations de harcèlement ont donné des résultats impressionnants dans la Caraïbe. Rares en 2000, les saisies de cocaïne annuelles dans les Antilles néerlandaises ont atteint 9 tonnes en 2004. Pour endiguer l’augmentation du trafic, la police aéroportuaire, aux Pays-Bas et aux Antilles, a multiplié les fouilles des passagers en partance et à l’arrivée. Au lieu d’arrêter les contrevenants, c’est-à-dire les simples passeurs, la police leur a offert la possibilité de coopérer. Si ces passeurs transportaient moins de 3 kilos de stupéfiants, ils n’étaient pas arrêtés mais renvoyés à leur point de départ, porteurs d’un reçu expliquant la saisie de stupéfiants pour qu’ils ne soient pas victimes de mesures de rétorsion de leurs employeurs. Cette tactique a permis d’accroître les coûts du transport de stupéfiants par les Antilles. Entre temps, le nombre de passeurs en transit par les Antilles néerlandaises a chuté de 96 pour cent.12

Les efforts visant à augmenter ces coûts ne signifient pas uniquement l’interception. Le Nicaragua a réussi à freiner l’offre de main-d’œuvre pour le trafic de stupéfiant grâce à sa stratégie de participation des jeunes, qui offre des options professionnelles, des programmes de redressement spécialisé et la réinsertion des anciens membres de bandes. La police nationale collabore également avec des partenaires publics, les médias, le secteur privé et la société civile pour mettre en œuvre un programme de prévention de la violence juvénile. Cette initiative a contrecarré l’expansion des grandes bandes transnationales d’Amérique Centrale, dont le rôle est essentiel dans les transbordements. Alors que l’on dénombre des dizaines de milliers de membres de bandes au Honduras, au Salvador et au Guatemala, leur nombre a chuté au Nicaragua, passant de 8 500 en 1999 à 4 500 en 2008. Le Nicaragua a réussi et pourtant ses revenus par habitant sont inférieurs à ceux des pays limitrophes. Le trafic de stupéfiants y reste un problème, mais même un pays aux ressources limitées peut adopter des démarches novatrices pour entraver le trafic de stupéfiants.

En Afrique, l’influence corrodante du trafic de stupéfiants menace de s’implanter dans les institutions et de poser de profonds et durables problèmes sécuritaires. Ce fut le cas pour de nombreuses régions d’Amérique latine et dans la Caraïbe, en dépit de leur faible niveau de production de stupéfiants et de toxicomanie. Appliquer ces enseignements aidera certainement l’Afrique à réduire au minimum les effets paralysants de ce trafic ainsi que les risques qu’il constitue pour les récents progrès du continent en matière de gouvernance, d’économie et de stabilité.

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Notes

  1. Alan Doig et Stephanie McIvor, “National Integrity Systems Country Study Report: Jamaica 2003,” Transparency International, 51.
  2. “I’m Not a Cocaine Baron,” Daily Guide, 21 avril 2010. Stephen Ellis, “West Africa’s International Drug Trade,” African Affairs (2009), 192.
  3. “‘Cocaine Smuggling’ Nigerian Politician Held in Lagos,” BBC, 17 mai 2010.
  4. Tanu Jalloh, “Kemoh Sesay Sacked for Police to Arrest,” Concord Times, 5 août 2008.
  5. Rapports du Bénin, du Ghana et du Nigéria, respectivement : “Screening Out Morally Unfit Crime Fighters,” UN Integrated Regional Information Network (IRIN), 29 octobre 2008. Emmanuel Akli, “MV Resurrected Benjamin Cocaine Affair,” Ghanaian Chronicle, 21 avril 2010. Idowu Sowunmi, “Funding, Operational Problems Cripple NDLEA,” This Day, 28 novembre 2009.
  6. William C. Prillaman, “Crime, Democracy, and Development in Latin America,” Center for Strategic and International Studies, juin 2003, 15.
  7. Banque mondiale, “Crime, Violence, and Development: Trends, Costs, and Policy Options in the Caribbean,” mars 2007, i.
  8. Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, “Security Council Debates ‘Devastating impact’ of Drug Trafficking,” 9 décembre 2009.
  9. Mike McGovern, “Confronting Drug Trafficking in West Africa,” testimony before the Subcommittee on African Affairs, U.S. Senate Committee on Foreign Relations, 23 juin 2009. Consulter également Stephen Ellis, “West Africa’s International Drug Trade,” op. cit.
  10. Banque mondiale, 33.
  11. “Rapport du Secrétaire Général sur le bureau Afrique de l’Ouest de l’ONU,” Conseil de sécurité de l’ONU, 31 décembre 2009, p. 11.
  12. Banque mondiale, 98.

Davin O’Regan est chargé de recherche au Centre d’Etudes Stratégiques de l’Afrique à l’Université la Défense Nationale.


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