Bulletin de la sécurité africaine N° 20

Boko Haram : La menace évolue

Par J. Peter Pham

4 avril 2012


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Résumé

Une hausse dans les attaques à grande échelle, durant la dernière année, par l’organisation terroriste islamiste du Nigeria Boko Haram représente une menace sérieuse pour la stabilité de ce pays le plus peuplé de l’Afrique de l’Ouest, par ailleurs le sixième exportateur mondial de pétrole. Le groupe a élargi avec succès sa présence géographique, a développé de nouvelles tactiques sophistiquées, et a placé en ligne de mire des symboles ciblés de la présence internationale au Nigeria. Dans ce bulletin de sécurité de l’Afrique, J. Peter Pham évalue l’importance de cette recrudescence, examine les origines et les objectifs de ce groupe opaque, et met en avant des priorités pour contrer cette menace.

Points Saillants

  • Depuis la fin 2010, le groupe militant islamiste nigérian Boko Haram se montre de plus en plus agressif, indiquant une transformation importante de ses capacités, de ses tactiques et de son idéologie.
  • Il semblerait que des liens soient en train de se développer entre Boko Haram et différentes organisations terroristes islamistes.
  • Le soutien dont jouit Boko Haram dans le nord du pays auprès de certaines communautés musulmanes marginalisées indique que des mesures de sécurité à elles seules ne seront pas suffisantes pour mettre fin à l’instabilité dans la région.

Au Nigéria, la réémergence du groupe militant islamiste Boko Haram est extrêmement préoccupante. Depuis la fin 2010, le groupe est l’auteur de toute une série d’attaques violentes lancées à l’encontre d’institutions et de responsables publics et, de plus en plus, d’hommes, de femmes et d’enfants ordinaires, causant des ravages dans toute la région nord du pays. Au moins 550 personnes ont été tuées au cours de 115 attentats différents en 2011 — et le nombre de victimes ne fait qu’augmenter. En parallèle, la rhétorique et les tactiques de l’organisation semblent indiquer qu’elle s’étend bien au-delà de sa base d’origine au nord-est du pays jusqu’à constituer éventuellement une menace transnationale disposant de liens avec d’autres groupes terroristes et extrémistes violents présents en Afrique du Nord, en Afrique de l’Ouest et en Afrique de l’Est.

Le groupe représente donc une menace importante pour les intérêts politiques, économiques et en matière de sécurité en Afrique. Étant donné que le Nigéria, détenteur des dixièmes plus grandes réserves prouvées de pétrole, est le plus gros exportateur africain d’or noir, l’instabilité dans le pays a également des implications significatives à l’échelle internationale.

Boko Haram, un peu d’histoire

Boko Haram a attiré pour la première fois l’attention générale à la suite des attaques armées lancées fin décembre 2003 contre les postes de police et d’autres bâtiments publics dans les villes de Geidam et Kanamma, dans l’État de Yobe, au nord-est du Nigéria. Cependant, il est impossible de comprendre l’émergence de cette secte militante en dehors du contexte social, religieux, économique et politique du nord du Nigéria. Quoique troubles, certains rapports rattachent les origines du groupe aux soulèvements de Maitatsine1 au début des années 80, qui ont fait des milliers de morts et semé la destruction dans cinq États du nord du pays. Le mouvement Maitatsine tire son nom d’un prédicateur islamique, Muhammad Marwa, qui a quitté son Cameroun natal aux alentours de 1945 pour s’établir dans le nord du Nigéria. Ses sermons polémiques, ciblant les autorités tant religieuses que politiques, lui ont valu le sobriquet de « Maitatsine » (« celui qui jure » en haoussa), ainsi que le courroux des autorités coloniales britanniques qui l’ont déporté ; il a toutefois regagné le Nigéria après l’indépendance, parvenant, au début des années 70, à rassembler un nombre important d’adeptes de plus en plus militants baptisés les Yan Tatsine (« partisans de Maitatsine »), des jeunes, des migrants au chômage et d’autres individus estimant que la hiérarchie islamique officielle faisait fi de leur besoins. Les forces de sécurité ont tué Maitatsine au cours d’une insurrection à Kano en décembre 1980, mais ses partisans se sont de nouveau révoltés en 1982, 1984 et 1985.

L’on peut décrire Yan Tatsine et Boko Haram comme des sectes fanatiques dont les croyances se distancent de celles de la majorité des musulmans nigérians. Dénonciatrices de la civilisation occidentale, toutes deux rejettent également la légitimité de l’État laïque nigérian, constamment décrit comme dagut (le « mal »), indigne d’allégeance ; elles sont donc parties en guerre contre lui pour tenter de lui substituer un régime islamique « purifié ». Dans les deux cas, la police n’est pas parvenue à étouffer l’éruption de violence et l’armée a dû intervenir. La transition entre les deux mouvements a été marquée par une corruption constante et des améliorations relativement peu nombreuses des conditions socioéconomiques dans le nord du pays. Ceci a donné à de nombreuses communautés de la région le sentiment de se faire de plus en plus distancer par leurs compatriotes du sud2 (principalement chrétiens), prêtant ainsi davantage l’oreille au discours de Boko Haram, promettant une transformation radicale de la société nigériane.

Le nom Boko Haram lui-même vient de l’association de boko, mot haoussa signifiant livre (comme dans « apprentissage livresque »), et de Haram, terme arabe désignant les choses impies, le péché. « Boko Haram » n’est donc pas seulement le nom du groupe, c’est également son slogan, qui proclame que « l’éducation occidentale (et son produit) est sacrilège ». Le fondateur du groupe, Mohammed Yusuf, a d’ailleurs décrit la vision cosmologique qui découle d’une telle idéologie au cours d’un entretien avec la BBC en 2009 : « L’éducation de style occidental est lié à des questions qui vont à l’encontre de nos croyances dans l’Islam. C’est le cas par exemple de la pluie. Pour nous, il s’agit d’une création de Dieu, plutôt que du fruit de l’évaporation causée par le soleil qui, en se condensant, se transforme en précipitations. Ou dire que le monde est une sphère. Si quelque chose est contraire aux enseignements d’Allah, nous le rejetons. Nous rejetons également la théorie du darwinisme3. »

« L’on peut décrire Yan Tatsine et Boko Haram comme des sectes fanatiques dont les croyances se distancent de celles de la majorité des musulmans nigérians. »

L’introduction de la charia, loi islamique, dans douze États du nord du Nigéria depuis 1999 (voir la carte) a été jugée insuffisante par Mohammed Yusuf et ses partisans, qui ont déclaré que toute la classe au pouvoir dans le pays était ravagée par la corruption et que même les dirigeants musulmans du nord étaient irrémédiablement salis par des ambitions « de style occidental ». L’État de charia « pure » qu’ils envisageaient serait donc soi-disant plus transparent et plus juste que l’ordre en place. Le peu de cas que fait le groupe de la hiérarchie musulmane traditionnelle dans le pays a été souligné début 2012 lorsque son porte-parole, Abu Qaqa, a, dans une lettre ouverte au sultan de Sokoto, Muhammadu Saad Abubakar III, menacé de lancer des attaques contre le siège historique du califat nigérian.

Après avoir vu leurs premières attaques de 2003 repoussées, les partisans de Boko Haram se sont retranchés dans une base de l’État de Yobe, à la frontière nigérienne, rebaptisée « Afghanistan » après avoir hissé le drapeau taliban au-dessus du campement, malgré l’absence de liens concrets avec leurs homologues afghans. Le groupe a d’ailleurs ensuite reçu le surnom de talibans nigérians par « les locaux qui haïssaient la philosophie et les enseignements de la secte4 ». Cependant, ses effectifs ont peu à peu augmenté grâce à des étudiants de plusieurs universités et instituts techniques locaux qui abandonnaient leurs études pour gonfler les rangs du groupe afin d’y recevoir un enseignement coranique. Mi-2004, Boko Haram disposait d’une force suffisante pour lancer des attaques contre quelques postes de police dans l’État voisin de Borno, tuant plusieurs policiers et dérobant armes et munitions. La police a riposté et abattu deux douzaines des membres de l’organisation. Ce schéma s’est reproduit au cours des quelques années suivantes, Boko Haram lançant des assauts sporadiques contre la police, dont les contre-attaques prenaient la forme de raids et d’arrestations. Néanmoins, dans l’ensemble, cette période s’est caractérisée par une trêve officieuse entre le groupe et les autorités nigérianes, Mohammed Yusuf parvenant même à construire une mosquée et une école à Maiduguri, capitale de l’État de Borno.

ASB20FR - États qui ont adopté les codes juridiques de la charia

Cette période de calme relatif a cependant pris fin le 26 juillet 2009 lorsqu’un raid de sécurité lancé contre un repaire secret de Boko Haram dans l’État de Bauchi a entraîné des représailles contre la police et cinq jours d’émeutes qui se sont propagées dans l’ensemble des États de Bauchi, Kano, Yobe et Borno. Les forces de sécurité ont assiégé et pris d’assaut l’enceinte de la mosquée de Maiduguri. La violence s’est finalement éteinte lorsque Mohammed Yusuf a été capturé, passé à tabac, soumis à interrogatoire et finalement abattu, soi-disant au cours d’une tentative d’évasion. Les troubles avaient alors déjà fait 700 morts et détruit de nombreux bâtiments publics, notamment des bureaux administratifs, des postes de police, des écoles, des mosquées et des églises. La plupart des dirigeants du groupe et plusieurs de ses principaux bailleurs de fonds (dont Alhaji Buji Foi, ancien commissaire des Affaires religieuses de l’État de Borno) désormais morts, le groupe s’est retiré de la scène publique ; un certain nombre d’analystes déclarait qu’il était fortement divisé, sinon complètement détruit.

Escalade depuis 2010

Cependant, loin de disparaitre, le groupe a subi une transformation radicale. Avec le recul, le premier signe d’une telle reconversion a été un entretien accordé à Al Jazeera, le 14 juin 2010, par Abu Musab Abdel Wadoud, alias Abdelmalek Droukdel, émir d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). À cette occasion, le chef de la branche nord-africaine d’Al-Qaïda a déclaré que son groupe fournirait des armes, un entraînement et d’autres formes de soutien à Boko Haram pour qu’il puisse étendre sa portée en Afrique subsaharienne de manière à non seulement gagner en « profondeur stratégique », mais aussi pour « défendre les musulmans au Nigéria et endiguer les progrès d’une minorité de Croisés5 ». À l’époque, cette proclamation a été largement écartée, tant parce que Droukdel était connu pour ses ambitions démesurées qu’en raison de ses difficultés avec les commandants d’AQMI du sud, plus dynamiques6.

Toutefois, peu de temps après, l’ancien adjoint de Mohammed Yusuf, Abubakar ben Muhammad Shekau, dont on pensait qu’il avait été tué au cours des émeutes de 2009, a refait surface dans une vidéo que l’on pourrait qualifier de « typiquement Al-Qaïda ». Coiffé, encadré par un AK-47 et une pile de livres religieux, Shekau s’autoproclamait nouveau leader de Boko Haram et criait vengeance, déclarant : « Ne pensez pas que le djihad est terminé. Il ne fait que commencer7. » Paroles lourdes de sens, il menaçait de lancer des attaques non seulement contre l’État nigérian, mais aussi contre les « antennes de la culture occidentale ». Dans un manifeste public, il établissait un lien entre le djihad de Boko Haram et les efforts djihadistes du monde entier, particulièrement ceux des « soldats d’Allah dans l’État islamique d’Irak ».

Deux mois plus tard, le 7 septembre 2010, des combattants de Boko Haram ont fait irruption de manière spectaculaire dans une prison fédérale de l’État de Bauchi pour y libérer une centaine de membres de leur groupe en attente de procès depuis le soulèvement de l’année précédente. Au cours de l’assaut, avec bombes et armes automatiques, les militants ont également laissé s’échapper 750 autres prisonniers et éparpillé des tracts avertissant d’autres actes de violence.

Et ceux-ci ne se sont pas fait attendre. La veille de Noël 2010, le groupe a déclenché une série de sept engins explosifs improvisés à Jos, dans l’État du Plateau, ciblant les communautés chrétiennes de la ville, faisant quatre-vingts morts et des dizaines de blessés. Le groupe a ensuite lancé un certain nombre d’autres attaques, surtout au moyen de petites bombes artisanales lancées de véhicules en mouvement ou posées près de cibles à Maiduguri et Bauchi, visant principalement les candidats des élections de 2011 qu’il avait dénoncés.

Les élections, jugées par les partisans islamistes de la ligne dure comme une « innovation » (bid’ah) interdite imposée par l’Occident, étaient déjà controversées. En effet, un certain nombre de musulmans, surtout au nord-est, acceptait mal la candidature du président Goodluck Jonathan, chrétien du sud qui avait succédé au président Umaru Musa Yar’Adua, musulman du nord, après sa mort subite en 2010. La décision de Jonathan de briguer un mandat complet de manière indépendante avait contrarié l’entente informelle au sein du Parti démocratique populaire selon laquelle la présidence s’alternait tous les huit ans entre les chrétiens, dominants dans la partie sud du pays, et les musulmans, majoritaires au nord.

En parallèle, Boko Haram a continué à prendre pour cibles des responsables musulmans qui s’opposaient au groupe, le nombre des victimes, toujours plus important, comprenant notamment le frère du Shehu de Borno, souverain traditionnel des Kanuris, peuple du nord-est du pays, du sud-est du Niger, de l’ouest du Tchad et du nord du Cameroun ; parmi les victimes figuraient notamment Ibrahim Ahmad Abdullahi Bolori, éminent ecclésiastique de Maiduguri qui avait critiqué le groupe, et Ibrahim Birkuti, religieux du sud de l’État de Borno, également connu pour ses critiques à l’encontre de la secte.

Le 16 juin 2011, Boko Haram a montré une amélioration de ses capacités tactique et opérationnelle extrêmement importante et inquiétante avec un attentat-suicide mettant en œuvre un véhicule piégé, sans doute le tout premier du genre au Nigéria. L’opération ciblait l’inspecteur général de la Force de police nigériane, dont le convoi a été suivi par les terroristes jusque dans l’enceinte du QG de la police à Abuja, capitale fédérale. Bien que la sécurité ait pu retenir le véhicule suspect, l’explosion a toutefois tué deux passants et détruit plusieurs dizaines de véhicules de police garés près de là. En fait, l’incident a révélé que, loin d’être une force du passé, Boko Haram avait adopté l’un des instruments les plus meurtriers de l’arsenal djihadiste et était désormais en mesure de procéder à des attaques loin de ses domaines ordinaires d’opération.

Il est également intéressant de noter que, deux jours seulement avant l’attaque d’Abuja, Boko Haram avait publié une déclaration sinistre dans laquelle le groupe se vantait pour la toute première fois d’avoir établi des liens avec des djihadistes de Somalie : « Très bientôt, nous allons mener le djihad … nos djihadistes sont arrivés de Somalie au Nigéria où ils ont reçu un véritable entraînement sur l’art de la guerre de la part de nos frères qui ont rendu ce pays ingouvernable8. »

Le 26 août, soit deux mois plus tard, au cours desquels Boko Haram a mené une demi-douzaine d’attaques moins importantes contre des responsables publics, des établissements servant de l’alcool et des églises, le groupe a lancé un autre attentat de grande envergure en envoyant un kamikaze embarqué dans une voiture piégée dans les bureaux de l’ONU à Abuja, faisant vingt-cinq morts et au moins quatre-vingts blessés. Cet attentat, le premier du groupe contre une cible internationale, ainsi que la vidéo diffusée par la suite du kamikaze faisant l’éloge de feu le leader d’Al-Qaïda, Oussama ben Laden, et décrivant l’ONU comme un « forum du mal du monde entier9 », l’ont rangé directement dans la catégorie des terroristes ayant spécifiquement visé les organes onusiens en Afghanistan, en Irak et en Algérie.

Cet attentat a été suivi de toute une série d’opérations complexes, notamment l’assaut du 4 novembre 2011 à Damaturu, capitale de l’État de Yobe, mettant en œuvre des attentats-suicides contre des postes de police suivis du massacre de 150 personnes dans le quartier chrétien de la ville, l’explosion d’une bombe qui a fait 32 morts à la sortie de la messe le matin de Noël devant l’église catholique de Madalla, près d’Abuja, et quatre autres explosions à d’autres endroits, ainsi que les attaques coordonnées du 20 janvier 2012 à Kano, deuxième plus grande métropole nigériane et noyau économique, politique et culturel du nord musulman, qui ont fait plus de 185 morts. Les attaques de Damaturu et Madalla faisaient suite à l’ultimatum lancé par le groupe exigeant le départ des chrétiens du nord du Nigéria.

Si l’objectif politique déclaré de Boko Haram de remplacer l’État nigérian par un régime islamique réglementé par la charia est clair, l’on dispose cependant de peu d’informations sur les dirigeants ou membres actuels du groupe, qui semble jouir d’un certain soutien dans le nord-est du pays, principalement dans les États de Borno, Yobe, Gombe et Bauchi. Toutefois, d’après les analystes, le nombre de militants actifs serait de quelques centaines, avec peut-être quelques milliers de partisans plus ou moins engagés.

« [AQMI] ne s’est jamais caché de vouloir recruter des islamistes nigérians dans le but d’exploiter les tensions entre les musulmans et les chrétiens du pays. »

Bien qu’Abubakar Shekau ait assis son autorité et soit, de toute évidence, parvenu à atteindre un niveau d’organisation suffisant pour maintenir un rythme épuisant d’attaques coordonnées, le groupe comprend encore toute une série d’acteurs divers, depuis les militants islamistes jusqu’aux citoyens mécontents en passant par des criminels et autres vandales sans vergogne, notamment certains qui ont reçu les encouragements de responsables politiques soucieux d’exploiter la violence et l’instabilité ainsi déclenchées pour faire progresser leurs propres ordres du jour politiques. Paradoxalement, tant les autorités publiques que les militants ont trouvé commode d’imputer, autant que possible, à Boko Haram la responsabilité des troubles dans le nord du pays, la seule exception étant le meurtre de deux otages européens en mars 2012 à la suite d’une opération de sauvetage ratée par les forces britanniques et nigérianes, dont Boko Haram aurait pu penser qu’elle ferait entrer en jeu une grande puissance extérieure, ce que les militants souhaitaient clairement éviter.

Relations étrangères de Boko Haram

Bien qu’il faille, en l’absence de preuves crédibles, faire preuve de prudence lorsque l’on affirme l’existence de liens entre différentes organisations terroristes et d’autres groupes militants, il faut également se méfier des distinctions et classifications arbitraires qui reproduisent mal des réalités plus mouvantes.

Cela dit, il existe des liens intrigants entre Boko Haram et d’autres mouvements militants, le groupe ayant clairement adopté une tactique qui est devenue la marque de ces derniers, à savoir l’usage de véhicules piégés au cours d’attaques répétées visant des cibles publiques fortement médiatisées, entraînant une augmentation spectaculaire du nombre de victimes, surtout lorsque les bombes explosent de manière quasi simultanée ou au cours d’attaques coordonnées. Au minimum, l’existence-même d’attentats-suicides indique un certain niveau d’influence étrangère étant donné que l’incidence de tels épisodes était quasi nulle en Afrique jusqu’à ces dernières années avant de devenir partie intégrante des manœuvres d’AQMI.

AQMI lui-même a recruté un petit nombre de Nigérians depuis que le Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC), originaire d’Algérie, est devenu une branche d’Al-Qaïda dans la région, fait reconnu d’ailleurs en 2008 par Abdelmalek Droukdel au cours d’un long entretien accordé au New York Times10. Et le groupe ne s’est jamais caché de vouloir recruter des islamistes nigérians dans le but d’exploiter les tensions entre les musulmans et les chrétiens du pays.

Il est intéressant de noter que les dirigeants d’AQMI et de Boko Haram se sont, dans leurs déclarations respectives, complimentés les uns les autres et promis un soutien mutuel. Par ailleurs, fait révélateur, AQMI a permis au groupe nigérian de faire usage de son agence média, al Andalus.

De surcroît, il existe la question du rôle actuellement joué au sein de Boko Haram par le Tchadien Mamman Nur, troisième personnage le plus haut placé dans la hiérarchie de Boko Haram après Mohammed Yusuf et Abubakar Shekau. L’on pense qu’au lendemain des mesures de répression prises par l’État nigérian en 2009, Nur a gagné la Somalie, où, avec ses partisans, il s’est entraîné dans les camps d’Al Shabaab et a forgé des liens avec les réseaux transnationaux de djihadistes, avant de revenir au pays début 2011. D’après les autorités nigérianes, qui ont mis sa tête à prix pour un montant de 25 millions de nairas (soit 175 000 USD), il a été le cerveau de l’attaque lancée contre le bâtiment des Nations Unies à Abuja. Les porte-parole de Boko Haram se sont clairement vantés de leurs liens avec les militants somaliens, confirmés d’ailleurs par les forces de l’Union africaine présentes dans ce pays11.

Il faut également se souvenir que la création ou l’affiliation d’une branche active en Afrique subsaharienne constitue l’un des objectifs d’Al-Qaïda depuis un certain temps12. Ainsi, en juin 2006, Sada al-Jihad (« L’écho du djihad »), magazine de ce qui était à l’époque Al-Qaïda en Arabie saoudite, a publié un long article signé Abu Azzam al-Ansari intitulé « AlQaïda arrive en Afrique ». L’auteur exposait clairement le programme djihadiste pour l’Afrique : « Il ne fait aucun doute qu’Al-Qaïda et les combattants de la guerre sainte apprécient à leur juste valeur les régions africaines dans le cadre des campagnes militaires contre les Croisés. Nombreux sont ceux qui sont d’avis que ce continent n’a pas encore trouvé le rôle qui lui convient et auquel on s’attend, et les prochaines étapes du conflit auront l’Afrique pour champ de bataille. »

Enfin, les liens rhétoriques sont tout aussi importants que les relations opérationnelles entre Boko Haram et les groupes militants islamistes en dehors du Nigéria. Abubakar Shekau s’est d’ailleurs de plus en plus inspiré des discours d’autres mouvements islamistes violents. En réalité, le rassemblement des griefs locaux et internationaux a été un jalon important de l’évolution d’autres groupes militants, tels que le GSPC avant qu’il ne devienne AQMI, apportant aux dirigeants de ces organisations une plateforme pour rechercher un soutien et une légitimité bien au-delà des limites de la lutte dans laquelle elles s’étaient engagées jusque-là13.

La lutte contre Boko Haram

Étant donné l’attrait varié au niveau économique, social et idéologique présenté par Boko Haram dans certaines communautés du nord du Nigéria, une stratégie exhaustive et soutenue est nécessaire pour répondre au défi posé par le groupe en matière de sécurité.

Investir dans de meilleurs services d’analyse et d’information.

Malgré l’importance du Nigéria et le défi auquel le pays se trouve confronté, les informations dont on dispose et que l’on rapporte à ce sujet sont incroyablement limitées. Une partie de l’analyse en question se résume, au mieux, au fait de prendre ses désirs pour des réalités, comme les divisions au sein de Boko Haram, souvent rapportées, jamais vérifiées, entre d’une part les partisans de feu Mohammed Yusuf qui souhaitent se concentrer sur leur projet de transformation du Nigéria en un État conçu selon leur vision et régi par la charia, et d’autre part ceux qui pensent qu’il faut d’abord provoquer l’effondrement de l’État. Par ailleurs, les administrations fédérales et des États du pays doivent renforcer leurs relations les unes avec les autres et avec les communautés locales où opère Boko Haram si elles entendent obtenir le type de renseignement nécessaire pour, à l’avenir, empêcher les attentats.

Encourager l’État nigérian à traiter la menace de manière directe.

Au fil des années, la relative nonchalance avec laquelle les responsables nigérians ont traité Boko Haram a laissé perplexe un certain nombre d’observateurs étant donné l’objectif annoncé du groupe de faire s’effondrer l’État nigérian lui-même. Ainsi, feu le président Umaru Musa Yar’Adua a quitté le pays pour une visite d’État au Brésil au beau milieu du soulèvement de 2009 et ce n’est qu’à son retour qu’il a mis en place une commission d’enquête. Pire encore, il a été fait état de complicité effective avec les militants. Par exemple, Mohammed Ali Ndume, de l’État de Borno, sénateur fédéral en exercice issu du PDP au pouvoir, a été arrêté et inculpé pour avoir aidé le groupe. Le président Goodluck Jonathan a même reconnu que les militants disposaient de sympathisants et catalyseurs dans l’ensemble de l’administration : « Certains font partie de la branche exécutive, d’autres de la branche parlementaire/législative, et certains même du judiciaire14. »

De toute manière, l’escalade de la violence des attaques semble avoir suffisamment secoué l’administration nigériane pour la faire sortir de sa complaisance. Le président Jonathan a pris des mesures agressives à la fois pour proposer des négociations et menacer d’avoir recours à la force. Cette volonté politique doit être renforcée dans le cadre de la communication à tous les niveaux de la part des partenaires du pays.

Répondre aux griefs légitimes.

En parallèle, la lutte contre Boko Haram exigera de l’administration qu’elle mesure sa réponse avec prudence. Des opérations de sécurité maladroites telles que les ratissages de l’« Opération Place nette (Flush) » dans le nord du pays n’ont pas servi à grand-chose, sinon à enflammer davantage l’opinion publique contre l’État, qui doit également mieux répondre aux nombreux griefs, d’ailleurs légitimes, qui ont rendu de grandes parties de la population du nord sensibles au message du groupe militant sur le renversement du statu quo au Nigéria. Les frustrations liées aux conditions de vie se font profondément ressentir dans le nord du pays, où la part de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté est deux à trois fois supérieure à celle du sud. Des mesures draconiennes sont nécessaires pour mettre fin à la corruption, pour former un gouvernement plus inclusif, réduire la pauvreté et le manque de soins de santé, élargir l’accès à l’éducation et créer des infrastructures de transports, de services publics et de communications pouvant soutenir la croissance économique pour les 170 millions d’habitants que compte le pays.

Fournir une formation spécialisée aux forces de sécurité nigérianes.

Il ne fait aucun doute que, dans le cadre de la lutte contre Boko Haram, les forces de sécurité, c’est-à-dire à la fois la police et l’armée, pourraient bénéficier d’une certaine aide. Cependant, ce besoin correspond moins à une question de personnel et de matériel que de formation, surtout en matière d’enquêtes et de services de renseignement. Par ailleurs, il s’agira de faire preuve de prudence pour réduire au maximum l’expansion internationale de la question, au risque de voir ce soutien même se transformer en une situation que les militants seraient à même d’exploiter. Cela dit, des efforts personnalisés peuvent néanmoins aider les forces nigérianes à renforcer leurs capacités en matière d’affaires civilomilitaires de sorte à faciliter les interactions entre les forces militaires et les civils, surtout dans le nord.

Renforcer la coopération régionale et les capacités des pays voisins.

Boko Haram a mis à profit la porosité frontalière du Nigéria et les capacités limitées des pays voisins. Un rapport publié par l’ONU en janvier 2012 indiquait que les membres du groupe ont reçu un entraînement au Mali l’été précédent et que sept d’entre eux ont été arrêtés au Niger avec en leur possession les noms et les coordonnées de militants d’AQMI15. Les efforts régionaux, tels que ceux du Partenariat transsaharien contre le terrorisme, parrainé par les États-Unis, qui soutient les petites équipes d’entraînement mobiles, ainsi que les engagements civilo-militaires et les programmes de développement doivent s’adapter pour inclure les zones où prospère Boko Haram. Les partenaires internationaux doivent également encourager et faciliter un niveau plus important de coopération et de partage des renseignements entre les États de la région.

Conclusion

Le fait que Boko Haram ait non seulement survécu aux dures représailles de 2009, mais soit également parvenu à étendre la portée et le champ d’activités de ses opérations devrait être un avertissement tant pour le gouvernement nigérian que pour la communauté internationale. Les attentats-suicides qui ciblent les symboles de l’autorité publique nigériane et de l’engagement international représentent un grand pas en avant pour les capacités de Boko Haram et un changement important du message qu’il envoie. Ceci a non seulement discrédité les efforts des responsables nigérians qui tentaient de banaliser le groupe en le décrivant comme un problème localisé et insignifiant, mais a également remis en question les hypothèses avancées par les spécialistes étrangers de la sécurité qui ont longtemps minimisé les risques posés par les islamistes violents au Nigéria.

Le regain des attaques au Nigéria, associé à d’autres événements au Sahel, nous rappelle trop bien que l’extrémisme et la violence ne peuvent être facilement contenus par des divisions arbitraires, que ce soit sur une carte ou par des cadres analytiques. C’est donc à l’échelle nationale et internationale qu’il faut prendre acte de l’émergence de Boko Haram et de sa capacité croissante de violence, et qu’il faut y faire face.

Le Dr. J. Peter Pham est directeur du Michael S. Ansari Africa Center au Conseil de l’Atlantique à Washington, DC.

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Notes

  1. Elizabeth Isichei, « The Maitatsine Risings in Nigeria 1980–1985: A Revolt[ed] of the Disinherited », Journal of Religion in Africa 17, no. 5 (octobre 1987).
  2. John Campbell, Nigeria: Dancing on the Brink (Lanham, MD: Rowman & Littlefield, 2011).
  3. Joe Boyle, « Nigeria’s ‘Taliban’ Enigma », BBC, 31 juillet 2009.
  4. Freedom C. Onuoha, « The Islamist Challenge: Nigeria’s Boko Haram Crisis Explained », African Security Review 19, no. 1 (2010), 55.
  5. « Al Qaida Makes Move on Troubled Nigeria », UPI, 17 juin 2010.
  6. J. Peter Pham, « Foreign Influences and Shifting Horizons: The Ongoing Evolution of al Qaeda in the Islamic Maghreb », Orbis 55, no. 2 (printemps 2011). J. Peter Pham, « The Dangerous ‘Pragmatism’ of Al-Qaeda in the Islamic Maghreb », Journal of the Middle East and Africa 2, no. 1 (janvier–juin 2011).
  7. Nick Tattersall and William Maclean, « Nigerian Sect Leader Praises al Qaeda, Warns U.S. », Reuters, 13 juillet 2010.
  8. « Nigerian Islamists Vow ‘Fiercer’ Attacks », AFP, June 15, 2011.
  9. « Nigeria UN bomb: Video of ‘Boko Haram Bomber’ Released », BBC, 18 septembre 2011.
  10. « An Interview with Abdelmalek Droukdel », New York Times, 1er juillet 2008.
  11. Entretien avec un responsable en chef de la Mission de l’Union africaine en Somalie (AMISOM), Mogadiscio, 6 décembre 2011.
  12. J. Peter Pham, « Next Front? Evolving U.S.-African Strategic Relations in the ‘War on Terrorism’ and Beyond », Comparative Strategy 26, no. 1 (2007).
  13. Jean-Luc Marret, « Al-Qaeda in the Islamic Maghreb: A ‘Glocal’ Organization », Studies in Conflict and Terrorism 31, no. 6 (juin 2008). Jean-Pierre Filiu, « The Local and Global Jihad of al-Qa’ida in the Islamic Maghreb », Middle East Journal 63, no. 2 (printemps 2009).
  14. « Nigeria’s Goodluck Jonathan: Officials Back Boko Haram », BBC, 8 janvier 2012.
  15. Adam Nossiter, « In Nigeria: A Deadly Group’s Rage Has Local Roots », New York Times, 26 février 2012.

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