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Résumé
En Afrique, des différends mineurs risquent de s’aggraver et basculer dans la violence à cause de l’absence de systèmes judiciaires adéquats pour les résoudre de manière efficace et crédible. Le règlement extrajudiciaire des différends s’avère une méthode capable de renforcer les systèmes de règlement des litiges et de combler le fossé entre les systèmes judiciaires formels et les formes traditionnelles de justice en Afrique. En particulier, cela pourrait avoir une grande plus value pendant la période de stabilisation et de consolidation de la paix, au moment où les institutions judiciaires sont faibles et les tensions sociales sont fortes.
Points Saillants
- La surcharge de travail dans les tribunaux en Afrique oblige les plaignants à attendre parfois des années pour se faire entendre. Le fait que certains aient l’impression qu’il est impossible d’obtenir justice par les voies officielles constitue un facteur potentiel de violence au sein de la population et d’instabilité politique.
- Les différents modes de règlement extrajudiciaire des plaintes connaissent une vogue de plus en plus grande en tant que mécanismes complémentaires permettant un règlement plus rapide des affaires mineures par la médiation et renforçant chez les plaignants le sentiment que la justice a bien suivi son cours.
- L’adoption de mesures législatives appropriées en faveur de modalités extrajudiciaires de règlement des différends permettant d’accroître le nombre des médiateurs et de renforcer leurs compétences peut accélérer la mise en place de tels mécanismes.
Puisque le gouvernement n’a pas entendu notre cause, nous avons décidé de prendre d’autres mesures. … Oui, le seul recours efficace qui me reste à présent est celui de l’hostilité et de l’organisation de mes frères, parce que nous avons mal et que le gouvernement est insensible à nos souffrances. Nous irons donc attaquer l’agresseur et le tuerons de la même manière1.
—Propos du frère d’une victime d’un meurtre rituel allégué au Libéria
Nombreux sont les Africains qui ont perdu confiance dans la capacité des tribunaux de leur pays à apporter une solution rapide à leurs doléances. Selon un sondage réalisé en 2009 au Libéria, seuls 3 % des différends criminels et civils ont été portés devant un tribunal officiel. Plus de 40 % des demandeurs ont eu recours à des mécanismes officieux et les 55 % restants ont renoncé à se pourvoir en justice ; parmi ces derniers, nous trouvons ceux qui ont décidé de se faire justice eux-mêmes, parfois en ayant recours à la violence.
En phase de post-conflit, dans les contextes fragiles, lorsque les tensions sociétales sont déjà fortes et que le système judiciaire est généralement inopérant, la résolution rapide des différends est une nécessité particulièrement impérieuse. Faute de mécanismes de règlement des différends dans un temps acceptable, accessibles, d’un coût abordable et jouissant de la confiance du public, les désaccords ou les crimes locaux risquent de s’envenimer et de déboucher sur des conflits de grande envergure. Ceci contribue à une culture de violence et de « justice de rue ».
C’est ainsi, par exemple, qu’en mai 2006, dans une collectivité du sud du Nigéria, un groupe organisé d’une centaine de jeunes en colère s’en est pris à des vigiles armés engagés par les autorités du village, après que la population se soit plainte pendant des mois du harcèlement que faisaient subir ces vigiles à la population : ils les battaient à coups de cordes, leur extorquaient de l’argent et agressaient sexuellement certaines filles. Au cours de l’affrontement, un vigile a tué l’un des jeunes d’un coup de feu. La police a réagi en arrêtant plusieurs jeunes, ce qui a accru le sentiment d’injustice au sein de la collectivité et aggravé le risque de réactions violentes de vengeance. Étant donné que l’administration du village était perçue comme se rangeant du côté des vigiles pour dissimuler sa complicité dans l’affaire, le respect des jeunes pour l’autorité et les anciens du village s’en est considérablement ressenti, ce qui a érodé encore plus la stabilité sociale. Cet incident a eu aussi pour effet d’exacerber un long contentieux concernant les chefferies de la collectivité qui était en instance devant les tribunaux depuis 10 ans.
Même lorsque les tribunaux interviennent, ils traitent le problème sous l’angle juridique, n’étant pas focalisés sur la résolution ou l’atténuation des conflits. Ils risquent alors de passer à côté des facteurs de crises potentielles, et leurs décisions peuvent parfois jeter de l’huile sur le feu. Comme a pu le noter un avocat nigérian : « Quand le juge déclare un vainqueur, c’est là que démarre le véritable conflit »2. La procédure formelle, fondée sur un processus contradictoire, est limitée quand il s’agit d’assurer l’équité et la satisfaction pour les parties en cause.
Le manque de confiance dans le secteur judiciaire a un impact profond sur l’ensemble de la gouvernance au sein de la société. Selon une enquête récente menée dans 26 pays d’Afrique, les personnes interrogées qui disaient avoir confiance dans leur système judiciaire étaient aussi trois fois plus nombreuses que les autres à déclarer avoir confiance dans leur gouvernement national. En fait, la corrélation entre la confiance dans le gouvernement national et la confiance dans le système judiciaire était la plus forte entre les diverses institutions sur lesquelles portait l’enquête, et notamment les forces armées, les systèmes électoraux et les autorités religieuses. En d’autres termes, la confiance dans le système judiciaire est souvent un indicateur du jugement porté par les citoyens sur leur gouvernement3. En outre, le manque de prévisibilité de l’environnement juridique mine les investissements dans le secteur privé et son développement.
« Les personnes interrogées qui disaient avoir confiance dans leur système judiciaire étaient aussi trois fois plus nombreuses que les autres à déclarer avoir confiance dans leur gouvernement national. »
Malgré de multiples tentatives de modernisation, nombre de pays africains ont du mal à se doter d’un système judiciaire fonctionnel, efficace et digne de confiance. La plupart des tribunaux africains souffrent de problèmes systémiques, notamment de structures vétustes. Nombreux sont les juges qui prennent toujours des notes manuscrites, en l’absence de sténographes judiciaires. Les dossiers sont archivés manuellement et l’on voit rarement un ordinateur fiable dans les tribunaux africains, en particulier dans les tribunaux de première instance qui traitent de la plupart des affaires. Le plus gros problème est toutefois l’engorgement de l’appareil judiciaire. De nombreux juges ont souvent sur leur rôle d’audience plus de cent affaires par jour, un tel nombre d’affaires étant impossible à traiter. Il faut parfois plusieurs années avant de parvenir à une audition de l’affaire et plusieurs mois pour présenter une motion. Les plaignants expriment souvent leur frustration devant le syndrome du renvoi des audiences au lendemain et l’accumulation des honoraires pour se faire représenter par des conseils juridiques pour chaque comparution futile. Il n’est pas rare en Afrique que le règlement des différends prenne une décennie, voire davantage. Comme l’a noté en plaisantant un diplomate étranger en Afrique de l’Est, « il est plus facile de passer par la gueule d’un lion que par l’appareil judiciaire ».
Ces retards interminables, à leur tour, ouvrent la porte aux manipulations du système judiciaire. Le président de la Commission électorale indépendante du Nigéria déplorait en 2010 le fait que « les tribunaux soient surchargés et parfois débordés », la conséquence étant que certains peuvent exploiter les dysfonctionnements du système pour « retarder le cours de la justice ou s’y opposer »4.
Dans de nombreux cas, cette inefficacité reflète la situation « intermédiaire » de l’appareil judiciaire africain. Le système juridique formel est surchargé et ne peut offrir de solutions opportunes et efficaces. Il impose également à ceux qui y ont recours des coûts supplémentaires en temps et en argent. Par ailleurs, la sphère d’influence du système de justice traditionnelle s’est considérablement réduite avec la modernisation, tout particulièrement en milieu urbain. Le ghanéen moyen préfèrerait recourir à l’arbitrage d’un chef autochtone, de même que l’Éthiopien préfèrerait se tourner vers le shimangele (ancien) traditionnel pour régler la plupart des différends civils ou familiaux par conciliation. Mais pour beaucoup de gens, ces options ne sont pas disponibles.
Règlements extrajudiciaires des différends
Les processus de règlement extrajudiciaires des différends englobent divers mécanismes de médiations applicables à la résolution des conflits, qui sont liés aux processus judiciaires formels mais qui se situent à l’extérieur de ces processus5. Alors que les procès sont des processus formels régis par des règles strictes, la médiation fait intervenir des tierces parties neutres qui facilitent les négociations entre les parties à un litige6. La médiation est généralement axée sur les intérêts des parties elles-mêmes, et pas sur leurs positions de négociation ; elle est conçue pour offrir aux adversaires la possibilité de faire entendre leur point de vue et d’engager un processus qui satisfera toutes les parties en présence selon des modalités étrangères aux procédures judiciaires.
La médiation est particulièrement efficace et appropriée pour régler les conflits à parties multiples ayant entre elles des relations qu’elles souhaitent préserver à court ou long terme, les conflits qui exigent de la discrétion ou ceux qui sont sous-tendus par d’autres problèmes que les faits connus ou les événements en cause. Les médiateurs professionnels savent que le processus et l’issue de la médiation ont autant d’importance. Lorsque les adversaires estiment que leur point de vue a été pris en considération avec tout le sérieux requis, ils sont plus disposés à transiger et à se conformer aux résolutions, car ils attachent une valeur très importante à l’intégrité du processus et à la possibilité d’y participer7. La médiation permet aux parties de considérer qu’elles ont pu exposer leurs revendications et faire valoir leurs positions selon des modalités généralement exclues dans le cadre de la procédure judiciaire.
La médiation est axée sur l’aide d’un facilitateur ou d’un arbitre indépendant qui a acquis de hautes compétences en matière de conseils et résolution des différends par des formations spécialisés et par une expérience pratique. Le cursus initial de formation à la médiation, d’une durée de 40 à 60 heures, comprend des exercices pratiques portant notamment sur l’anatomie et l’analyse des conflits, la théorie, l’éthique, les stratégies de médiation, la dynamique de la communication, les techniques d’écoute active, les capacités interculturelles, l’élaboration de consensus et la manière d’amener les parties à une résolution définitive. Les facilitateurs formés guident le processus de médiation de manière à entretenir la confiance et les communications productives des parties. Les résultats du processus peuvent aller d’une meilleure compréhension des points de vue respectifs par les plaignants jusqu’à l’adoption par les parties d’un accord écrit et parfois contraignant.
« La médiation permet aux parties de considérer qu’elles ont pu exposer leurs revendications et faire valoir leurs positions selon des modalités généralement exclues dans le cadre de la procédure judiciaire. »
Le processus commence généralement bien avant que les parties se rencontrent effectivement. Le médiateur veille à ce que les parties comprennent ce qu’est la médiation, qu’il s’agit d’un processus volontaire de recherche d’une solution, et il s’assure que les parties acceptent de participer à ce processus. Les parties doivent reconnaitre leurs torts et l’accent est mis sur les comportements futurs recommandés. La médiation suppose que les parties soient rationnelles, désireuses de conclure un accord et capables de le faire. La motivation des parties de parvenir à un règlement à l’amiable est à mettre en balance avec les conséquences éventuelles d’un jugement imposé, d’une impasse, ou d’un recours à des moyens « autonomes » (cas où les parties décident de résoudre le problème elles-mêmes).
De par le monde, la médiation – et les modes extrajudiciaires de règlement des différends en général – a aidé à réduire les retards et le coût des procédures judiciaires pour les plaignants ayant recours aux tribunaux et à accélérer le cours de la justice, l’équité des décisions et a permis aux parties d’exercer un contrôle sur la résolution de leurs différends sans qu’elles se sentent aliénées8.
L’expérience du règlement extrajudiciaire des différends en Afrique
La notion de règlement extrajudiciaire des différends s’inscrit sans difficulté dans le cadre des concepts traditionnels de la justice africaine, eu égard tout particulièrement à la valeur centrale de la réconciliation. Les premiers projets fondés sur ces processus entrepris au Ghana, en Éthiopie et au Nigéria ont produit des résultats positifs et illustrent bien l’adéquation du règlement extrajudiciaire des différends aux contextes africains9. Dans ces projets, le règlement extrajudiciaire des différends était l’option première pour la résolution des différends. Le recours aux procédures judiciaires formelles, où le juge émet effectivement un jugement, était réservé aux affaires exigeant une interprétation de la constitution ou de la loi, à celles où il était nécessaire d’établir un précédent, à celles qui avaient des implications majeures pour les politiques publiques, ou en dernier ressort après l’échec d’un règlement par un mode extrajudiciaire.
Par exemple, dans le cadre d’un projet de réforme judiciaire, le Ghana a organisé en 2003 sa première semaine de médiation durant laquelle environ 300 affaires en instance devant divers tribunaux d’Accra ont été soumises à un processus de médiation en l’espace de cinq jours. Cet effort a remporté un grand succès, 90 % des personnes concernées qui ont été interrogées s’étant dites satisfaites du processus de médiation et ayant déclaré qu’ils le recommanderaient à d’autres. Au vu des résultats, il a été organisé en 2007 une initiative analogue au cours de laquelle les médiations ont porté sur 155 affaires de droit commercial et familial de 10 tribunaux de district d’Accra en l’espace de quatre jours. La quasi-totalité des affaires ont fait l’objet d’une médiation intégrale ou ont abouti à un arrangement à l’amiable. Dix-huit affaires ont abouti à un règlement partiel et ont été renvoyées à une seconde tentative de médiation ultérieure. Un total de 37 affaires a été renvoyé devant les tribunaux. Le programme de 2007 a été étendu jusqu’à la fin 2008 et plus de 2.500 affaires de sept tribunaux de district d’Accra ont été soumises à médiation ; dans plus de 50 % d’entre elles, les parties sont parvenues à un règlement complet. Cette expérience a démontré l’ampleur de la réduction du nombre de dossiers en souffrance qui peut résulter du recours aux modes de règlement extrajudiciaires des différends. Plus de 40 tribunaux de district du Ghana ont, depuis, lancé des programmes de ce type en relation avec les tribunaux. Au Centre de règlement extrajudiciaire des différends de la ville d’Ashaiman, par exemple, une équipe de cinq médiateurs a réglé 476 des 493 affaires dont elle a été chargée de janvier à juin 2011. D’ici 2013, tous les tribunaux de district, tribunaux itinérants et hautes cours du Ghana possèderont des programmes de médiation opérationnels, dont il est prévu qu’ils traiteront 10.000 dossiers par an, ce qui réduira considérablement les pressions que connaît actuellement le système judiciaire ghanéen10.
L’expérience positive du Ghana dans le domaine du règlement extrajudiciaire des différends a contribué dans une grande mesure à l’adoption, en 2010, de la législation historique en la matière, après près de 10 ans de consultations, d’élaboration d’un consensus, de rédaction de projets de loi et de multiples changements à la tête de l’État et au sein du pouvoir judiciaire. La loi 798 du Ghana sur le règlement extrajudiciaire des différends est l’instrument législatif africain le plus complet dans le domaine. Au titre de sa section 82, les accords de médiation sont reconnus comme ayant la même force contraignante et exécutoire que les décisions des tribunaux. L’expérience ghanéenne est porteuse d’enseignements qui pourront être d’une grande utilité pour les pays africains qui envisagent de se doter d’un système de règlement extrajudiciaire des différends, tout particulièrement pour ce qui a trait à l’importance de l’obtention d’un appui et des financements officiels, de l’établissement de relations entre les médiateurs et les chefs traditionnels afin de maximiser la complémentarité de leurs efforts, et de la force exécutoire à donner aux arrangements à l’amiable et aux accords de médiation.
Au cours d’un projet initial de règlement extrajudiciaire des différends en Éthiopie en août 2008, 31 dossiers du rôle d’audience des tribunaux civils et familiaux de l’Association des avocates éthiopiennes (EWLA) d’Addis-Abeba ont été soumis à la médiation. Durant les trois jours du projet pilote, toutes les affaires ont été traitées par des médiateurs nouvellement formés ; 17 ont abouti à un règlement intégral, six à un règlement partiel ou à un renvoi à une date ultérieure, et huit ont été renvoyées devant les tribunaux ou l’EWLA. De même qu’au Ghana, plus de 90 % des plaignants interrogés se sont dits satisfaits du processus de médiation et ont exprimé leur intention d’y recourir de nouveau à l’avenir et leur volonté de le recommander à autrui.
Depuis l’établissement novateur du Lagos Multidoor Courthouse [Cour de justice polyvalente de Lagos] et de son Centre de règlement extrajudiciaire des différends en 2002, les parties aux litiges peuvent choisir des mécanismes de règlement extrajudiciaire des différends rattachés aux tribunaux, notamment les Centres de médiation des citoyens (CMC) du ministère de la Justice de l’état de Lagos. Des cours de justice polyvalentes et des CMC analogues existent aujourd’hui ou sont en cours d’établissement dans une dizaine d’autres lieux au Nigéria ; ils traitent en moyenne quelque 200 dossiers par mois et les taux de résolution ou de règlement se situent entre 60 et 85 %. Ceci représente une part notable des rôles d’audience dans ce pays où il n’est pas exceptionnel que les juges voient leur charge de travail s’allonger de 50 affaires par jour11.
En novembre 2009, dans le cadre d’un effort visant à promouvoir et à étendre le recours au règlement extrajudiciaire des différends ainsi qu’à le faire connaître et à éduquer les juristes, l’état de Lagos a organisé sa première semaine de médiation. En l’espace de cinq jours, une centaine de litiges commerciaux de moyenne envergure inscrits au rôle de la Haute cour de l’île de Lagos ont, avec l’assentiment des parties, des avocats et des juges, été sélectionnés pour être soumis à un processus de médiation. Grâce aux leçons tirées d’expériences antérieures, près de 60 % des médiations ont abouti à un accord. Plus de 98 % des plaignants interrogés se sont déclarés satisfaits du processus et près de 70 % ont noté qu’ils préféraient la médiation aux procès formels. La plupart des avocats participants ont eux aussi trouvé le processus satisfaisant et ont indiqué qu’ils le recommanderaient à leurs clients.
L’avenir du règlement extrajudiciaire des différends en Afrique
Le règlement extrajudiciaire des différends peut contribuer à l’élaboration d’un système efficace de résolution des différends et offrir une transition entre le système judiciaire formel et la justice africaine traditionnelle. Son institutionnalisation dans le sys-tème judiciaire africain devrait également renforcer la sécurité et le développement. Si certains conflits sont inévitables dans toute société, leur résolution efficace dépend directement de la disponibilité de processus fiables et d’un personnel compétent. Le règlement extrajudiciaire des différends est un outil pratique qui favorise l’établissement de la paix et la résolution des conflits au niveau interpersonnel ainsi qu’au niveau communautaire. En réduisant la désaffection résultant du manque d’accès à la justice, et le besoin ressenti par les adversaires de se faire justice eux-mêmes, on réduit aussi le potentiel de violence et de révolte.
Le règlement extrajudiciaire des différends est aussi un mécanisme qui peut avoir son utilité dans les efforts de stabilisation et de renforcement de l’État. Qu’il s’agisse de litiges fonciers au Libéria, d’initiative de réconciliation en Côte d’Ivoire ou de la concurrence pour les ressources aggravée par les vastes déplacements de population dans la région des Grands Lacs, le règlement extrajudiciaire des différends peut apporter des remèdes rapides (bien que non immédiats) et atténuer l’effet de certains facteurs de conflit récurrents pendant que l’on procède à une restructuration du secteur judiciaire et à un renforcement de ses capacités d’une complexité plus grande et s’inscrivant dans le long terme. Dans le nouvel État émergeant du Sud Soudan, par exemple, des études portant sur les différends intercommunaux ont constaté que les parties au conflit recherchaient « un mécanisme organique qui permettrait aux membres des tribunaux de se conseiller mutuellement et qui accroîtrait leurs capacités de traiter des affaires interethniques en évolution, plutôt que de produire nécessairement des accords contraignants ou des définitions officielles de concepts juridiques12 ». Aux fins de répondre à ce besoin tout en appuyant un développement judiciaire à long terme, l’une des premières actions publiques du premier président de la Cour suprême du Soudan du Sud, Chan Reec Madut, a été d’appeler à un large emploi des mécanismes de règlement extrajudiciaire des différends dans le cadre d’un système judiciaire encore jeune13.
« En réduisant la désaffection résultant du manque d’accès à la justice … on réduit aussi le potentiel de violence et de révolte. »
Malgré leurs avantages, les programmes africains de règlement extrajudiciaire des différends font face à certaines difficultés importantes, notamment l’insuffisance des appuis politiques et le manque de ressources humaines, de fondement juridique et de financement durable. Nombre de gouvernements sont lents à comprendre ou à reconnaître la nécessité de tels programmes, ce qui fait que ceux-ci sont souvent dus à l’initiative de bailleurs de fonds. Le manque d’appui des instances gouvernementales nationales ou locales a pour effet de freiner le processus d’élaboration des institutions. Pourtant ce processus est indispensable à la formation du personnel et à l’établissement d’un cadre juridique crédible. Par ailleurs, certains avocats, en particulier ceux qui n’ont aucune expérience dans le domaine, voient dans le règlement extrajudiciaire des différends une menace pour leurs revenus. Certains juges peuvent aussi s’y opposer par crainte d’une perte de « contrôle » résultant de processus de résolution des conflits situés en marge des actions en justice ou des règlements à l’amiable.
Pour être efficace, tout système de règlement extrajudiciaire des différends doit être structuré de manière souple, axé sur la satisfaction des intérêts des parties au litige et rendre une justice équitable de manière professionnelle, dynamique et culturellement appropriée. Pour assurer l’intégration des règlements extrajudiciaires des différends en tant qu’instrument efficace qui permettra un renforcement de la culture de la justice en Afrique, plusieurs mesures sont requises des autorités gouvernementales ainsi que des bailleurs de fonds :
Adopter une législation robuste en la matière.
Si la plupart des règles ou politiques de procédures africaines permettent au juge d’encourager les parties à s’entendre à l’amiable, l’adoption d’une législation sur le règlement extrajudiciaire des différends rehausse le statut de ces mécanismes aux yeux des plaideurs sceptiques, renforcent la confiance du public et accroissent le recours à ces modes de règlement. La législation fournit également un cadre de référence sur la base duquel on pourra procéder à des examens, à des réformes et institutionnaliser une éducation et une formation professionnelle indispensables.
Investir dans un large renforcement des capacités.
Les instances gouvernementales nationales et locales et les partenaires internationaux devraient investir dans la formation et dans les infrastructures pour assurer la mise en place de réseaux de règlement extrajudiciaire des différends composés de médiateurs et de partisans de ces processus, capables de contribuer en permanence à l’adoption de pratiques optimales. Outre les juristes, les initiatives de renforcement des capacités et de formation devraient cibler les dirigeants locaux et religieux, les autorités traditionnelles, les responsables électoraux, le personnel des forces de police et de sécurité, les membres d’organisations de défense des droits de l’homme, les offices de réclamation ou de médiateurs publics et les dirigeant(e)s de groupements de femmes et de jeunes. Ceci accroîtra les capacités d’atténuation et de prévention des conflits disponibles dans le pays et réduira le nombre d’affaires qui engorgent les rôles d’audience des tribunaux. Une attention toute particulière devrait être accordée à l’appui des réseaux de règlement extrajudiciaire des différends dans les pays et les collectivités de l’Afrique sujettes aux conflits et en phase de post-conflit. Vu les niveaux élevés de participation communautaire et de légitimité des règlements extrajudiciaires des différends constatés dans les expériences menées à ce jour, ce processus peut également jouer un rôle vital de réconciliation et contribuer au rétablissement de la confiance dans le contexte de la justice transitionnelle.
Offrir des incitatifs appropriés aux parties prenantes.
Pour favoriser le développement et l’adoption des mécanismes de règlement extrajudiciaire des différends, il faut que les avantages qu’ils présentent et les contributions qu’ils apportent aux membres des professions juridiques soient clairs. Pour les avocats, l’emploi ou l’inclusion stratégiques des règlements extrajudiciaires des différends devraient offrir un instrument supplémentaire leur permettant d’accroître l’efficacité de leur pratique ainsi que leurs revenus et être source d’une satisfaction accrue pour eux-mêmes et pour leurs clients. L’octroi de prix et de récompenses par les professions juridiques, notamment par le biais d’examens pour les principaux partisans de ces processus ainsi que de distinctions honorifiques nationales, aura également pour effet de renforcer le soutien en faveur du règlement extrajudiciaire des différends parmi les membres du barreau et de la magistrature.
Mesurer les progrès.
Pour maximiser l’efficacité et la complémentarité du règlement extrajudiciaire des différends par rapport au processus judiciaire officiel, il conviendra d’établir un processus de suivi systématique, notamment pour recueillir et analyser des données qualitatives et quantitatives qui permettront d’apporter des ajustements et de modifier la portée et la focalisation du règlement extrajudiciaire des différends. Au nombre des indicateurs utiles figurent l’usage fait du règlement extrajudiciaire des différends, le pourcentage d’affaires soumises et traitées par les médiateurs par rapport aux processus judiciaires stricto sensu, le temps moyen consacré à chaque dossier, le nombre d’accords de résolution signés, le nombre de praticiens du règlement extrajudiciaire des différends et de formateurs agréés, le nombre d’institutions et de services de règlement extrajudiciaire des différends dans le pays, l’acception des collectivités et le niveau de satisfaction des plaignants et des praticiens. La valeur ultime d’un système de règlement extrajudiciaire des différends se mesure à sa contribution aux aptitudes du pays à réduire sa vulnérabilité aux conflits et à atténuer la gravité de ceux-ci.
Cibler les jeunes à un stade précoce.
Avec près de 70 % de sa population ayant 30 ans ou moins, l’Afrique ne saurait échapper à un niveau substantiel d’agitation, ce qui présente une difficulté majeure pour un système de justice pénale déjà surchargé et qui ne peut se permettre des incarcérations excessives. La technique de la médiation entre les victimes et les délinquants pour les infractions de faible gravité, telles que bagarres, actes de vandalisme et menus larcins, peut offrir une option plus efficace que les approches punitives plus coûteuses. De même, il conviendrait d’intégrer dans les programmes d’enseignement les techniques de règlement extrajudiciaire des différends pour faire face à l’agitation et à la violence des jeunes sur la base des principes de l’éducation à la paix et de la justice réparatrice. Un projet pilote mis en œuvre au Nigéria dans le delta du Niger, dans lequel les établissements d’enseignement ont lancé des programmes de médiation par les pairs, a eu pour effets de réduire les actes d’indiscipline en milieu scolaire (bagarres, usage de drogues, harcèlement, tricherie) et l’inégalité des sexes ainsi que d’accroître l’assiduité et l’acquisition d’aptitudes essentielles (communication, résolution des problèmes, leadership) et a été accueilli très favorablement par les enseignants, les administrateurs, les élèves et les collectivités qui y ont participé14.
Le Dr. Ernest E. Uwazie est professeur de droit pénal à l’université d’État de Californie à Sacramento et directeur exécutif du « Center for African Peace and Conflict Resolution ».
Notes
- ⇑ James Karuhanga, « RDF Expects Over 15,000 Tonnes of Cassava Harvest », New Times (Rwanda), 29 mars 2011.
- ⇑ Rafael Marques de Morais, « Angola: The Presidency—the Epicentre of Corruption », Pambazuka News, 5 août 2010.
- ⇑ Stanley Nkwazema et Sufuyan Ojeifo, « Mark Lists Challenges of National Security », This Day (Nigéria), 20 août 2008.
- ⇑ Mathurin C. Houngnikpo, Guarding the Guardians: Civil-Military Relations and Democratic Governance in Africa (Burlington, VT: Ashgate Publishing, 2010).
- ⇑ Bruce M. Russett et John R. O’Neal, Triangulating Peace: Democracy, Interdependence, and International Organizations (New York: Norton, 2001).
- ⇑ « Togo: Armed Forces », Jane’s Sentinel Security Review—West Africa, IHS Global Insight, 11 novembre 2011.
- ⇑ « Ethiopia Defence Spending Irrational », South African Press Agency, 1er mai 2005.
- ⇑ Ben Magahy, Dominic Scott, et Mark Pyman, Defence Corruption Risk In Sub-Saharan Africa: An Analysis of Data Relat-ing Corruption in Defence Establishments to Development Outcomes (Londres : Transparency International, 2009), 32.
- ⇑ Ibid., 28.
- ⇑ Joel D. Barkan, « Legislative Power in Emerging African Democracies », dans Legislative Power in Emerging African Democracies, éd. Joel D. Barkan (Boulder, CO : Lynne Rienner, 2009), 242.
- ⇑ Sarah Brierley, « Ghana Country Report », Centre for Social Science Research, Université du Cap, 2010, 4.
- ⇑ Mariya Gorbanova et Leah Wawro, The Tranparency of National Defence Budgets (Londres : Transparency International, 2011).
- ⇑ Wuyi Omitoogun, « A Synthesis of Case Studies », dans Budgeting for the Military Sector in Africa: The Processes and Mechanisms of Control, éd. Wuyi Omitoogun et Eboe Hutchful (Londres : Oxford University Press, 2006), 250–251.
- ⇑ Magahy, Scott et Pyman, 21.
- ⇑ Nthabiseng Ngozwana, « Good Practice Guide for Public Accounts Committees in SADC », Commission des comptes publics de la Communauté de développement de l’Afrique australe, août 2009.
- ⇑ Staffan I. Lindberg en collaboration avec Yongmei Zhou, « Co-optation Despite Democratization in Ghana », dans Legislative Power in Emerging African Democracies, 158.
- ⇑ « Country Report—Uganda », Countries at the Crossroads 2006 (Washington, DC : Freedom House, 2006).
- ⇑ Joseph Siegle et al, « L’Afrique et le printemps arabe : une nouvelle ère d’attentes démocratiques », Centre des études stratégiques de l’Afrique (CESA), Rapport spécial no 1 (Washington, DC : CESA, novembre 2011).