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Les derniers attentats d’Al-Shabaab à Kampala et à Mogadiscio viennent accentuer une préoccupation croissante relative à la montée de l’extrémisme en Afrique. Ce bulletin de la sécurité africaine évalue la menace de l’extrémisme de la perspective de la fragilité de l’État – le contexte dans lequel les extrémistes trouvent un terrain plus fertile. Sous cet angle, le bulletin donne une analyse pertinente et des conseils quant à l’importance de la décentralisation des États fragiles de l’Afrique – afin de marginaliser les extrémistes.
Points Saillants
- Les Etats fragiles en Afrique génèrent des environnements politiques et sécuritaires qui intensifient l’effet multiplicateur des extrémistes islamistes dans leur lutte d’influence permanente contre les mo- dérés. La lutte contre l’extrémisme en Afrique ne peut donc réussir que de concert avec des Etats plus solides et légitimes.
- Bien que de minutieuses opérations de sécurité de l’Etat puissent, à court terme, neutraliser les ex- trémistes, elles constituent, sur le long terme, une stratégie insuffisante sauf à être associée à une inté- gration active des modérés dans le processus politique.
- Au sein des Etats fragiles, la continuité d’un appui islamiste modéré pour le gouvernement doit constituer un objectif primordial de stabilisation.
Selon l’indice des Etats en déliquescence (Failed States Index – FSI), douze des vingt Etats qui courent le plus grand risque d’effondrement en 2010 se trouvent en Afrique.1 C’est dans ces Etats fragiles et faillis que se situe une grande partie des conflits, de l’instabilité et des grandes catastrophes humanitaires. Au niveau individuel, la déliquescente des Etats amplifie le risque d’insécurité humaine, d’anarchie et de conflit armé. Cette insécurité persistante et aléatoire impacte négativement sur tous les aspects de la vie ordinaire, forçant les citoyens à rester chez eux et à arrêter leurs activités par crainte de la violence. Dans ces circonstances, les résidents sont disposés à accepter, voire à soutenir, pratiquement n’importe quel groupe en mesure de rétablir l’ordre, qu’il s’agisse de chefs de guerre, de bandes locales ou de la mafia.
Parmi les protagonistes violents qui profitent du vide du pouvoir des Etats fragiles et faillis de l’Afrique, l’on compte notamment les extrémistes islamistes. En assurant la sécurité et les services de base, ils espèrent faire mieux accepter leur programme idéologique. L’incapacité d’un Etat à revendiquer le monopole de la force légitime permet donc aux extrémistes de renforcer la base de leur pouvoir politique. En Afrique, sur les 12 Etats considérés comme étant à « haut risque », huit ont des populations composées de plus d’un tiers musulmans2, ce qui redouble, et davantage encore, leur risque d’instabilitéet3 constitue un terrain éventuel- lement fertile pour les intégristes.
Bon nombre de ces pays ont vu l’influence des islamistes croître depuis quelques années. Selon les islamistes, la politique et la vie personnelle doivent reposer sur l’Islam. Dans un Etat islamique idéal, toujours selon eux, la charia, ou loi traditionnelle, constitue la base de l’autorité politique. La plupart des musulmans en Afrique ne sont pas islamistes. Et la plupart des islamistes ne sont pas violents. Mais leur montée en influence coïncide avec les menaces récentes que posent les extrémistes violents africains. En juillet 2010, les milices islamistes somaliennes, Al Shabaab, commettaient un triple attentat aux explosifs contre les téléspectateurs de la finale de la Coupe du monde de football, faisant près de 80 morts, des Ougandais et des étrangers. Le militantisme islamique progresse également dans les pays du Sahel, ce qui fait craindre une poussée du terrorisme en Afrique. En outre, des islamistes africains ont été impliqués dans des attentats terroristes en Afrique et à l’étranger. Le plus célèbre cas est celui d’Omar Farouk Abdul Mutallab, un Nigérian qui a fait ses études dans des écoles coraniques au Yémen et qui fût l’auteur d’une tentative d’attentat aux explosifs le 25 décembre 2009 à bord d’un avion à destination des États-Unis.
« Mais si les islamistes modérés usent de la force pour ré- tablir la stabilité locale, ils peuvent gagner l’appui même de ceux qui ne partagent pas leur idéologie. »
L’appui apporté par certains mouvements islamistes aux idéologies intégristes peut également constituer terreau du terrorisme international, à l’instar de l’avènement du Front national islamique au Soudan et des talibans en Afghanistan dans les années 90, protecteurs aujourd’hui d’Al Qaïda. Les mouvements islamistes actifs en Afrique, s’ils ne sont invités à la concertation, posent un grave danger à la sécurité personnelle, nationale et internationale. Toutefois, les fausses idées courantes sur les mouvements islamistes ont abouti à des égarements politiques lors des différents tentatives pour contrecarrer leur influence. Une meilleure compréhension des islamistes et de la façon dont leur relation avec la société change selon le contexte d’une fragilité de l’état consoliderait mieux des politiques de lutte contre l’extrémisme et contre le terrorisme en Afrique.
États Fragiles et Mouvements Islamistes
Les adeptes de l’Islam partagent souvent les mêmes buts généraux à long terme, mais dans la plupart des Etats stables, les islamistes modérés et extrémistes ne se mélangent pas. Les deux camps souhaitent établir la charia, mais aux yeux de la plupart des modérés, le recours par les extrémistes à la violence semble contreproductif, onéreux et erroné. À l’inverse, pour les extrémistes, en refusant d’adopter le jihad, les modérés manquent à leurs obligations religieuses.
La situation change lorsqu’un Etat est faible ou déliquescent. Si un gouvernement n’assure pas de façon crédible la sécurité, ni n’offre aux modérés des moyens pacifiques d’arriver à leurs fins politiques, la violence peut leur sembler alors constituer le meilleur ou le seul choix. Si les modérés restent non- violents dans cette situation, ils risquent éventuellement leur crédibilité, ou encore les attaques ou la menace des groupes qui ont recours à la force. Mais si les islamistes modérés usent de la force pour rétablir la stabilité locale, ils peuvent gagner l’appui même de ceux qui ne partagent pas leur idéologie. Toutefois, une fois ce pas franchi par les modérés, que ce soit par stratégie ou par nécessité politique, disparaît alors le principal obstacle à leur coopération avec les extrémistes. L’effet en est une valorisation des extrémistes et de leur crédibilité, et l’adhésion de populations plus nombreuses.
Bref, dans l’ensemble, le rapport entre l’influence des islamistes extrémistes et la puissance de l’Etat (en termes de capacités et de légitimité) est inverse. Dans un contexte stable, les extrémistes occupent un espace politique marginal. Cela dit, au fur et à mesure que le degré de fragilité de l’état augmente, ils prennent le devant de la scène. L’Etat, les modérés, les extrémistes et les autres protagonistes adaptent alors leurs buts et leurs stratégies à l’évolution de la situ- ation. Ce lien entre la fragilité et l’extrémisme s’est révélé sous différentes formes en Afrique.
Égypte et Algérie : secteurs sécuritaires compétents et extrémistes isolés (mais persérvants). Les Frères musulmans (FM) est l’organisation islamistes modérée égyptienne la plus connue. Son pendant extrémiste, le Jihad islamique égyptien (JIE), qui poursuit un jihad violent depuis plus de 30 ans, est l’un des principaux éléments d’Al Qaïda. Selon ces deux mouvements, les Etats musulmans et leurs sociétés devraient être régis par la charia. Toutefois, l’association des Frères musulmans est pacifique depuis plusieurs décennies et fait acte de prosélytisme politique avec ses programmes sociaux et électoraux. En revanche, le Jihad islamique égyptien a recours à la violence sans désemparer. Les critiques acerbes fusent entre les FM et le JIE. Selon les Frères musulmans, le terrorisme du JIE est dangereux et contreproductif et pour les extrémistes, les FM détournent les jeunes musulmans du combat sacré.
Les dirigeants fondateurs du JIE ont commencé sur la voie islamiste à partir des FM. Le schisme s’est produit à la fin des années 70, après plus d’une décennie de répression brutale de l’état, où des centaines de Frères ont été arrêtés et un grand nombre exécutés. Cette oppression a convaincu nombre de ces jeunes islamistes que l’Etat égyptien faisait la guerre à l’Islam et que les musulmans avaient un devoir de résistance violente à tout prix. En revanche, selon les dirigeants modérés des FM, la violence ouvrirait la porte à une répression accrue et aliénerait les Égyptiens favorables à la paix.
Le secteur sécuritaire égyptien, compétent, a exploité ce mur dressé entre les modérés et les extrémistes pour affaiblir davantage encore les JIE et lancé un nouveau cycle de répression violente, visant cette fois les extrémistes par la torture et l’incarcération. Cette répression a renforcé le prix de la violence islamiste : seuls les islamistes con- vaincus de leur devoir de combat sacré, ou de sa poursuite glorieuse, y sont restés engagés. Officiellement interdits, les FM sont toutefois devenus le principal parti d’opposition égyptien et selon de nombreux experts, ils remporteraient aujourd’hui des élections libres et loyales. Entretemps, isolés et oubliés en prison ou en fuite, les extrémistes ont vu disparaître leur influence politique. Les campagnes terroristes intérieures intermittentes des années 90 ont gardé aux JIE et autres extrémistes leur notoriété médiatique sans qu’elle se concrétise toutefois par la prise du pouvoir politique. À la fin des années 90, la plupart des extrémistes ont renié la violence, alors que le noyau dur des JIE a fini par s’expatrier et se joindre au jihad international d’Al Qaïda.
L’Algérie présente un exemple analogue où l’état a joué de l’oppression et de l’amnistie pour détourner les islamistes modérés de la violence. Mais, tout comme en Égypte, cette politique a dérapé et amené les intégristes extrémistes à se joindre à Al Qaïda et former Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en 2006. Pendant la guerre civile sanglante qui a fait rage dans les années 90, la brutalité des violences a abouti à la répression sans merci par l’état et l’aliénation politique du public. Les islamistes ont acquis à leur cause de nombreux Algériens lorsqu’en 1991 les militaires ont annulé les élections qui semblaient leur échapper. Toutefois, alors que la guerre civile faisait rage, d’une violence effroyable et semble-t-il gratuite, les Algériens et la plupart des islamistes se sont sentis accablés par cette destruction. Pour eux, la violence était un moyen pour arriver à leurs fins, mais inefficace, ils l’ont abandonnée. Vers la mi-2000, seul les extrémistes du Groupe salafiste pour la prédication et le combat, ou GSPC, restaient armés et actifs.
« alors que la violence extrémiste s’est révélée constituer une stratégie onéreuse et improductive en Égypte et en Algérie, les modérés se sont vus offrir peu d’opportunités de participation politique non violen »
Tout comme en Égypte, les extrémistes algériens qui refusaient de renoncer à la violence ont aliéné le public algérien, ainsi que la mouvance islamiste modérée en faveur de la paix. Alors que sous son incarnation extrémiste antérieure, le GSPC recrutait quelque 500 nouveaux combattants par semaine dans les années 90, selon de récentes estimations, le GSPC comme l’AQIM dénombrent rarement plus de 1.000 hommes.4 Stripped of its moderate members and politically marginalized, the group joined al Qaeda hoping to find abroad the relevance it lost at home. Dépouillé de ses membres modérés et politiquement marginalisé, il s’est joint à Al Qaïda dans l’espoir de retrouver à l’étranger sa propre raison d’être, disparue en Algérie.
Les vigoureuses mesures de sécurité en Algérie et en Égypte ont visé les intégristes et dissuadé les modérés d’emprunter la stratégie de la violence. Toutefois, alors que la violence extrémiste s’est révélée constituer une stratégie onéreuse et improductive en Égypte et en Algérie, les modérés se sont vus offrir peu d’opportunités de participation politique non violente, ce qui perpétue le sempiternel conflit des islamistes, à savoir lequel est plus avantageux : l’engagement pacifique ou la violence ? En outre, la menace extrémiste est certes en sourdine, mais elle perdure.
Nigéria : capacités restreintes de l’état et extrémisme limité. Le nord du Nigeria est principalement musulman et les islamistes modérés y ont une influence considérable dans le système politique. En 1999 et 2000, avec l’assentiment à contre-cœur du gouvernement national, plusieurs états du Nord ont adopté officiellement la charia dans leur droit pénal. Les lois civiles s’appliquent toujours aux non musulmans, mais les gouvernements de ces états peuvent aujourd’hui appliquer leur interprétation de l’Islam aux citoyens considérés musulmans. Par ces moyens légaux et officiels, les dirigeants du Nord se sont nettement engagés sur la voie de la gouvernance islamique.
Tous les dirigeants musulmans ne possédaient pas la même ardeur pour l’application de la charia. Certains étaient des idéologues islamiques véritables, d’autres de simples opportunistes politiques cherchant à assoir leur crédibilité. Quoi qu’il en soit, selon les partisans d’une charia officielle, l’incapacité du gouvernement national à maintenir l’ordre public a justifié l’adoption du droit religieux. Selon eux, si l’état laïc est incapable de faire régner la sécurité, il convient d’en donner la possibilité aux musulmans en appliquant la charia.
À la suite de cela, de nombreux états du Nord ont vu se multiplier la hisbah ou police des mœurs, chargée de vérifier la bonne application de la charia. Outre sa lutte contre l’alcool et son harcèlement des cinéastes, cette police s’est chargée d’arrêter les petits délinquants, de faire la circulation et des interven- tions en cas d’urgence et des accidents, tout cela sans l’aval du gouvernement national. Toutefois, en se substituant aux pouvoirs publics, ou en les surpassant à de nombreux égards, la hisbah a remporté l’appui croissant du public et permis aux politiciens islamistes de justifier leur appui à son égard, alors qu’il est devenu plus en plus difficile aux non islamistes d’éviter ne serait-ce que d’admettre leurs activités.5 Selon un groupe islamique national, « Il est hors de question que la police nigériane, sous sa forme actuelle, puisse remplacer la hisbah ».6
La hisbah elle-même est disparate et difficile à classer. La plupart de ses agents subalternes sont des jeunes chômeurs, auxquels suffisent pour motivation le salaire et le prestige social minimums accordés à ces miliciens. Toutefois, certaines activités de la hisbah suggèrent des visées extrémistes. À plusieurs reprises, ces milices ont sommairement déclaré des musulmans coupables de manque de piété, au lieu de les déférer pour procès devant les tribunaux religieux officiels. Par ailleurs, la hisbah a été accusée de violences contre certaines minorités et sectes islamiques alors que les victimes n’avaient pas obligatoirement enfreint la charia.7
De fait, la hisbah est souvent plus extrême que les politiciens et l’homme de la rue qui les appuie. On le voit, cet appui a des limites. Dans certains états, des affrontements ont eu lieu entre la police et la hisbah, pour tenter de contenir son zèle excessif et l’empêcher de menacer l’autorité de l’état. Par exemple, le gouvernement de l’état de Borno et la police nationale ont lancé une opération pugnace contre les extrémistes de Boko Haram. Ce groupe revendique l’application du droit islamique dans tout le Nigéria et a lancé une campagne de violences contre les chrétiens à Borno et contre le gouvernement. Des centaines d’extrémistes ont trouvé la mort en juillet 2009 au cours d’affrontements avec la police, et certains semble-t-il pendant leur détention. Les dirigeants islamistes du Nord ont condamné les actions des extrémistes et affirmé leur solidarité avec le gouvernement de Borno.8
L’enjeu des islamistes modérés dans le système actuel ? Ils dirigent les gouvernements des états du Nord du Nigéria. Bénéficiant du statu quo, ils sont peu susceptibles d’appuyer une tentative de changement extrémiste. Toutefois, de nombreux dirigeants islamistes modérés coopèrent avec les extrémistes, par exemple la hisbah, car elle comble plusieurs lacunes sécuritaires du gouvernement national. Pour apaiser les extrémistes et les exploiter sans menacer la sphère officielle, les modérés se sont adaptés à la situation contrainte mais persistante dans leur pays. Il reste toutefois à voir si les modérés seront en mesure, à terme, de garder ces pressions bien en main.
« en se substituant aux pouvoirs publics, ou en les surpassant à de nombreux égards, la hisbah a remporté l’appui croissant du public et permis aux politiciens islamistes de justifier leur appui à son égard »
Somalie : un vide sécuritaire et des extrémistes puissants. Si les lacunes de l’état nigérian offrent des possibilités restreintes aux extrémistes, l’effondrement total de l’état somalien, lui, offre une ouverture politique bien plus vaste. Depuis la guerre civile de 1991, la Somalie se trouve pour l’essentiel dénuée de gouvernement. Laissés à eux-mêmes depuis si longtemps, les Somaliens ont créé différentes institutions locales pour assumer les fonctions officielles de l’état dans des domaines essentiels. Dès le milieu des années 90, les chefs de quartiers mettent en place des tribunaux de la charia pour assurer l’ordre public. La plupart de ces tribunaux, au départ, portent sur la sécurité publique et se limitent, en termes géographiques et politiques, aux priorités de l’homme de la rue, des chefs claniques et des chefs d’entreprises.
Toutefois, en 2005 déjà, des islamistes plus ambitieux ont réussi à regrouper de nombreux tri- bunaux en une coalition mouvante : l’Union des tribunaux islamiques (UTI). À sa tête, des modérés soucieux de la sécurité et de l’appui du public, ainsi que des extrémistes résolus au bras de fer pour instaurer un état islamique. Ces deux camps se sont unis pour lutter contre les déprédations des nombreux seigneurs de la guerre somaliens. Pour les modérés, leur victoire sur ces chefs consolidait le pouvoir de l’UTI et satisfaisait leurs administrés. Pour les extrémistes, les seigneurs de la guerre, dont quelques-uns étaient appuyés par les États-Unis dans leur lutte contre Al Qaïda, n’étaient que des agents de l’Occident et un obstacle majeur du jihad en Somalie. Le long effondrement de l’état et le chaos en découlant ont uni ces ennemis et écarté, pour un temps, leurs nombreuses divergences.
L’UTI n’a jamais atteint une unité de commandement réelle et il est resté difficile aux modérés de maîtriser leurs alliés extrémistes. Mais cette coalition aurait pu perdurer sans l’invasion par l’Éthiopie, en décembre 2006, destinée à éliminer ce qu’elle con- sidérait être une menace frontalière. Cette invasion militaire scinda les islamistes. Les extrémistes, en l’occurrence Al Shabbaab, lancèrent une insurrection clandestine, pendant que nombre de dirigeants modérés de l’UTI décidaient de négocier avec les Éthiopiens. De fait, la présence des troupes éthiopiennes rendit la violence improductive pour les modérés qui n’étaient plus en mesure de raffermir leur base en saisissant des territoires.
Mais pour les extrémistes, l’invasion éthiopienne a fait intervenir dans l’équation une armée étrangère, non musulmane, contre laquelle ils pouvaient rallier tant les nationalistes que les extrémistes. Al Shabbaab s’est depuis lors déclaré d’obédience Al Qaïda. Pour les agents d’Al Qaïda, la Somalie est de longue date leur lieu de refuge et de déploiement pour des at- tentats ailleurs, mais Al Shabbaab constitue, pour Al Qaïda, sa première réelle incursion dans la politique locale somalienne.
Le schisme des islamistes en Somalie perdure. En dépit du retrait des troupes éthiopiennes en 2009 et de la présidence de Sheikh Sherif Sheikh Ahmed, un modéré, à la tête du gouvernement d’unité nationale, Al Shabaab reste dans l’opposition armée, préférant rester en conflit avec les modérés plutôt que de se joindre à eux, pour la paix. Pour la plupart des médiateurs non islamistes du pouvoir, qu’il s’agisse de sages claniques ou d’hommes d’affaires, la priorité reste la sécurité et leur propre autorité locale. Certains ont négocié avec Al Shabaab, ou avec d’autres groupes armés, et d’autres encore avec le gouvernement. Tous ont certainement leurs préférences idéologiques, mais l’absolue nécessité de sécurité individuelle, familiale et de leurs intérêts commerciaux les amène à prendre le parti du camp qui peut, le mieux et de façon crédible, les protéger (ou les menacer).
Mali et Sénégal : états légitimes et sécurité durbale. En Afrique de l’Ouest, le Mali et le Sénégal, pays à faible revenu et de légitimité considérable, sont des exemples à contraster dans la lutte contre les menaces extrémistes. Ces deux pays ont recours à l’ouverture politique et à des institutions sécuritaires assez robustes pour neutraliser les menaces extrémistes. Ils ont ainsi évité les turbulences produites par les islamistes violents en Somalie, en Egypte et en Algérie.
Au Mali, les années 90 ont amené une libéralisation politique à la suite d’années d’autocratie, donnant ainsi à la société civile, islamistes inclus, un espace pour élargir leur rôle dans la vie politique et sociale. Certains islamistes ont par la suite remis en question la façon dont le gouvernement a fait face aux inégalités sociales et au sous-développement économique.9 En dépit de ces critiques contre l’état, la plupart préfèrent tenter d’exercer une influence sur le gouvernement plutôt que de tenter de le renverser. En outre, la légitimité de l’état lui donne une véritable crédibilité pour faire face à ces intérêts concurrents et lui permettre de définir les paramètres de cette participation dans le cadre des intérêts sociétaux généraux.
Le Mali a entrepris des opérations actives de lutte contre le terrorisme et une coopération sécuritaire avec des protagonistes régionaux et internationaux. Il a présenté ainsi une vigoureuse riposte de l’état contre les extrémistes privilégiant la force en dépit des ouvertures pacifiques à l’égard des islamistes.10
Le Sénégal a également cultivé une longue tradition de modération religieuse et de professionnalisme militaire, étayée par des décennies de renforcement des processus démocratiques et des institutions de l’état ; cette tradition s’accompagne d’une liberté publique de débat et de remise même en question de l’interaction entre les groupes religieux et la politique, dans un effort constructif de définition des limites et des liens entre les sphères laïque et religieuse.11 Ainsi, au Sénégal, les relations entre les hommes politiques et les dirigeants islamistes, certes complexes et évolutives, sont dans l’ensemble restées harmonieuses. Lorsque les dirigeants islamiques sénégalais vont à l’encontre, peu ou prou, des normes historiques et font acte de politique, la réponse officielle privilégie la tolérance et le dialogue au lieu d’affrontement.12 Par exemple, les manifestations des organisations de jeunes islamistes dans les années 90, contre les politiques de l’Etat, ont amené les autorités à consulter publiquement les dirigeants de l’opposition et à entreprendre des réformes pour régler certaines de leurs doléances, tout en marginalisant ceux qui privilégient les stratégies violentes.13
Parallèlement, l’Etat s’est montré disposé et apte à contrecarrer les menaces des extrémistes inconditionnels. Les dirigeants des groupes islamistes les plus radicaux, qui ont fomenté des troubles incessants et prôné la violence, ont été arrêtés et poursuivis en justice. Les groupes radicaux ont également fait l’objet de restrictions jusqu’à ce que leurs organisations et leurs activités soient pacifiques.14 Dans ces circonstances, le professionnalisme et les capacités des forces de sécurité sénégalaises entraînent la confiance et la coopération du grand public, facilitant ainsi des échanges d’information appréciables.
Cette démarche de consultation et d’ouverture, conjuguée à une réponse ferme mais légale donnée aux acteurs préférant la violence, a permis d’encourager un environnement politique mûr et souple, où les points de vue opposés, y compris des islamistes modérés, sont exprimés sereinement. La démarche équilibrée adoptée par le Mali et le Sénégal, sans être parfaite, conjuguant la légitimité et l’inclusion politique à des institutions sécuritaires solides, se révèle efficace pour le maintien de la stabilité tout en atténuant l’extrémisme.
Le Lien entre la Fragilité de L’état et L’extrémisme
L’islamisme est une idéologie complexe, et son interaction avec les politiques nationales et l’état ajoute encore à sa complexité. Néanmoins, comme le prouvent les expériences égyptienne, algérienne, nigériane, somalienne, malienne et sénégalaise, certains schémas se dégagent. Les Etats dotés de secteurs sécuritaires compétents, par exemple l’Égypte et l’Algérie, rendent les stratégies de violence onéreuses, dissociant les extrémistes et les modérés et amenant ceux-ci à rejeter la violence. En revanche, dans les états inaptes à assurer une sécurité adéquate, les modérés pourraient adopter des stratégies violentes pour tirer parti du souhait de stabilité des citoyens et pour se défendre de ceux qui ont recours aux armes. De fait, en l’absence d’une autorité suprême pour châtier ceux qui ont recours à la violence à des fins politiques, toute la politique est susceptible de tomber dans la violence. Cela permet aux extrémistes de faire cause commune avec les modérés, sans changer les positions idéologiques de base des uns ou des autres.
« en l’absence d’une autorité suprême pour châtier ceux qui ont recours à la violence à des fins politiques, toute la politique est susceptible de tomber dans la violence »
Ces gains politiques rendent les extrémistes plus influents encore dans les états faillis que dans les états stables. Cette influence leur permet de contrecarrer les efforts ultérieurs de stabilisation. Al Shabaab, en Somalie, est le parfait exemple de ce phénomène. Après avoir exploité la faiblesse de l’état pour constituer des coalitions avec les islamistes modérés et amplifier sinon leur base du moins leur acception par les dirigeants non-is-lamistes, le groupe continue à résister aux efforts de reconstruction de l’état somalien, en partie parce qu’il sait que dans une société stable, son influence régresserait sensiblement. En revanche, alors que le Nigéria est à de nombreux égards un état déficient, il possède des institutions suffisamment compétentes pour rendre onéreuses aux extrémistes leurs stratégies violentes. La résistance armée provoquerait une riposte pugnace du gouvernement et coûterait aux modérés l’influence dont ils jouissent dans le système actuel.
Mais la force de l’état à elle seule n’est qu’une solution provisoire face à la menace des extrémistes. Les états égyptien et algérien gardent le contrôle par des méthodes sévères et leurs antécédents en matière de droits de l’homme sont très médiocres. Toutefois, leurs méthodes brutales radicalisent d’autant les extrémistes et les poussent dans les bras d’Al Qaïda. Ayant rejeté leurs membres modérés, leurs perspectives de progrès politiques intérieurs restent minces. Leur propre ardeur se renforce avec le conflit, la pris- on et la torture, les extrémistes ont plus de motifs que jamais de se joindre au jihad mondial.
En revanche, le Mali et le Sénégal ménagent un grand espace aux islamistes et à la promotion de leurs programmes, dans un cadre politique démocratique et transparent. Ainsi, les dirigeants islamiques modérés y sont investis dans le statut quo et ont peu de motifs de saper le gouvernement. Ces deux pays ont été confrontés à des difficultés sécuritaires venues de l’extérieur, mais leurs forces de sécurité relativement aptes ont sagement préféré ne pas recourir à des ripostes systématiques contre les islamistes. Cela renforce la crédibilité de l’Etat tout en garantissant que ni les réponses des extrémistes, ni celles de l’état à leur égard ne nuisent l’entente amiable entre les modérés et le gouvernement.
Stabiliser les États Fragiles et les Appuyer pour Lutter contre L’extrémisme
Un enseignement essentiel tiré de cette analyse est que le renforcement proactif des États fragiles constitue un investissement stratégique, rentable pour la stabilité et pour réduire l’espace laissé vacant pour les extrémistes. Cela signifie que les stratégies contre-extrémistes et contre-terroristes en Afrique ne peuvent exister sans l’édification d’états plus solides et légitimes. En outre, la stabilisation des états fragiles ne repose pas sur le renforcement des institutions sécuritaires, mais s’inscrit dans un effort multisectoriel. Comme le démontrent les cas du Mali et du Sénégal, la légitimité est d’une importance considérable. La création d’environnements inclusifs habilite les is- lamistes modérés par rapport aux extrémistes. C’est vrai même dans les états à faible revenu.
Pour faire face aux menaces extrémistes, les di- rigeants africains devraient adopter une démarche nuancée, conjuguant un maintien de l’ordre pugnace et uniforme contre les extrémistes véritables et des options politiques non violentes fermes pour les modérés. Une société civile religieuse vivace, possédant le droit de participation politique, détournera la plupart des islamistes de la violence. Parallèlement, un appareil sécuritaire fiable empêchera les islamistes de saboter ces dispositions pacifiques et d’imposer aux non-islamistes et aux islamistes leur politique de violence.
Lorsque les extrémistes, dans les Etats déliquescents, constituent une menace internationale, une intervention militaire extérieure ou des actions de choc individuelles n’apportent que des résultats de courte durée. Les opérations de contre-terrorisme à elles seules ne règlent pas l’amplification de l’influence des extrémistes violents attisée par la faiblesse d’un état. En revanche, sans efforts parallèles et constants de stabilisation des états faillis, ces actions ou opérations de choc peuvent produire l’effet inverse, comme en Somalie où, en dépit de la nette supériorité militaire des forces éthiopiennes, les tactiques brusques et à tout crin ont été vilipendées par les Somaliens. Ce qui, à longue échéance, a intensifié l’appui des popu- lations en faveur d’Al Shabaab, davantage qu’ils ne l’auraient pu seuls, et poussé les extrémistes dans les bras d’Al Qaïda.
Les efforts de stabilisation doivent également s’attacher à protéger les vies civiles et à respecter les institutions locales. Lorsque les résidents ont mis en place leurs propres dispositions sécuritaires, les protagonistes de la stabilisation doivent collaborer avec eux, même ou peut-être surtout si elles sont exécutées par des islamistes modérés. En coopérant avec ces forces, les gouvernements cooptent des partenaires locaux influents, affermissent les modérés et les détournent des extrémistes.
Ces politiques mettront en évidence le fossé idéologique entre les extrémistes et la société. Laissés à eux-mêmes, en marge de la société, les extrémistes endurcis seront dangereux car ils s’appuient sur la violence, mais ils seront politiquement affaiblis. Un maintien de l’ordre soigneusement calibré, respectueux des civils et des modérés, pourra endiguer ces individus, sans maltraiter les innocents, ni radicaliser les modérés, ni encore exporter les extrémistes.
Notes
- ⇑ FSI : il s’agit d’un effort conjoint du Fonds pour la paix et du magazine « Foreign Policy », qui produit un classement an- nuel des états, selon douze mesures de la faiblesse d’un état et le risque d’effondrement de l’état : http://www.foreignpolicy.com/ articles/2010/06/21/the_failed_states_index_2010
- ⇑Tchad, Côte d’Ivoire, Éthiopie, Guinée, Niger, Nigéria, Somalie et Soudan. En outre, l’Erythrée, la Guinée-Bissau, la Mau- ritanie et la Sierra Leone sont les autres pays « à risque », avec de grandes populations musulmanes.
- ⇑ Monty Marshall, “Conflict Trends in Africa, 1946-2004: A Macro-Comparative Perspective,” Center for Systemic Peace, 2005.
- ⇑ Lauren Vriens, “Backgrounder: Armed Islamic Group” Council on Foreign Relations. Extrait le 13 juin2010, http://www.cfr.org/publication/9154/armed_islamic_group_algeria_islamists.html
- ⇑ “Council Donates Materials to Hisbah” Daily Trust, 19 septembre 2008.
- ⇑ “Sharia council cautions Government over local enforce- ment”, Vanguard, 2 juillet 2001.
- ⇑ Conerly Carole Casey, “‘Marginal Muslims’: Politics and the Perceptual Bounds of Islamic Authenticity in Northern Nigeria,” Africa Today, 54(3), (printemps 2008) 86-87.
- ⇑ “Northern Govs Meet, Condemn Boko Haram Crisis,” Vanguard, 4 août 2009.
- ⇑ David Gutelius, “Islam in Northern Mali and the War on Terror,” Journal of Contemporary African Studies, 25(1), (janvier 2007), 64-65, 71-72.
- ⇑ “Mali Army ‘takes al-Qaeda base,’” BBC, 17 juin 2009.
- ⇑ Sani M. Umar, “Islam and the Public Sphere in Africa: Overcoming the Dichotomies,” The Buffet Center for International and Comparative Studies at Northwestern University, mars 2009, 3.
- ⇑ Leonardo A.Villalón, “Senegal: Shades of Islamism in a Sufi Landscape,” dans W. F. S. Miles (Ed.), Political Islam in West Africa: State-Society Relations Transformed, Boulder: Lynne Reinner, 2007, 171-176.
- ⇑ Alexander Thurston, “Why Is Militant Islam a Weak Phenomenon in Senegal?” The Buffet Center for International and Comparative Studies at Northwestern University. mars 2009, 7.
- ⇑ Ibid, 11-13.
Zachary Devlin-Foltz, co-auteur avec Binnur Ozkececi- Taner, de “State Collapse and Islamist Extremism: Re-evaluating the Link”. Contemporary Security Policy, 31(1), (avril 2010).